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Enquête

TOUCHEZ PAS À MES HONORAIRES !

Enquête | publié le : 01.11.2003 | Isabelle Moreau

Paiement à l'acte, liberté de prescription… pas facile de maîtriser l'activité de praticiens qui détestent être contrôlés. À l'inverse d'Alain Juppé, Jean-Pierre Raffarin a choisi de contractualiser plutôt que de sanctionner.

Du jamais-vu dans le monde de la santé. Des médecins qui battent le pavé partout en France, des « ponts sans toubibs », des praticiens qui multiplient les dépassements d'honoraires sauvages, des spécialistes qui se déconventionnent en masse, d'autres, comme à Valence, qui assignent leur caisse primaire d'assurance maladie pour refus de passage en secteur II à honoraires libres… La médecine libérale – « 60 millions de visites à domicile et 200 millions de consultations par an », rappelle le docteur Pierre Coste, président du syndicat de généralistes MG France – se remet doucement de sa folle année 2002. « Nous en avons assez d'être les boucs émissaires », s'emporte encore Laurent, un jeune généraliste installé depuis trois ans en plein centre-ville de Caen, exprimant le ras-le-bol des médecins libéraux, qui ont le sentiment de ne pas être reconnus à leur juste valeur alors qu'ils travaillent environ soixante heures par semaine, sans les gardes. Et d'être trop souvent désignés comme les fossoyeurs de la Sécurité sociale.

Chiffre incontestable, en 2002, les honoraires des libéraux ont bondi de 7 % par rapport à 2001, selon les données de la Commission des comptes de la Sécu. En cause : les dépassements d'honoraires et le passage à 20 euros de la consultation des généralistes, qui s'est traduit pour chacun par une augmentation de revenu d'environ 1 000 euros par mois, selon le Carnet de santé de la France 2003 (Dunod). Et, pour la collectivité, par un coût supplémentaire de 270 millions d'euros. Quant aux spécialistes, leur situation a été réglée fin septembre, via un décret de règlement conventionnel minimal, faute d'accord entre l'assurance maladie et les syndicats. Si le texte fait passer de 23 à 25 euros la consultation pour les cliniciens (sans appareillage technique), d'autres spécialistes, comme les psychiatres ou les neurologues, les plus touchés par le blocage des honoraires, ont vu leurs tarifs passer de 34,30 à 37 euros.

« Aujourd'hui, regrette Gilles Johanet, ancien directeur de la Cnam et actuel responsable des activités de santé aux AGF, on augmente les honoraires sans contrepartie en termes financiers de la part des médecins et sans aucun contrôle. » « Le système de paiement à l'acte et le libre accès des patients à l'offre de soins sont deux fondamentaux du système de santé français et tous deux sont inflationnistes », renchérit Patrick Hassenteufel, professeur de sciences politiques à l'université de Rennes I. Pour conserver leur niveau de vie, en cas de blocage des honoraires, les libéraux n'hésitent pas à augmenter leur nombre d'actes. Car, c'est bien là que le bât blesse, l'assurance maladie n'est jamais parvenue à maîtriser le nombre d'actes pratiqués, faute de sanctions réelles.

Le plan Juppé est gravé dans les mémoires

En 1996, les ordonnances Juppé avaient bien tenté de mettre en place des sanctions financières collectives pour réfréner la hausse des consultations et des prescriptions. Mais les professionnels de santé ont définitivement obtenu leur peau, en 1998, avec la bénédiction du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Source d'un malentendu profond entre la droite et les médecins, réparé par le gouvernement Raffarin avec les revalorisations tarifaires du printemps 2002, le plan Juppé reste gravé dans les mémoires des professionnels de santé comme une entrave à leur liberté d'exercice et à leurs pratiques. « Nous sommes favorables à une maîtrise médicalisée des dépenses de santé, pas à une maîtrise comptable, comme le prévoyait le plan Juppé », explique Claude Maffioli, ancien président de la CSMF. Et de rappeler qu'« en 1996 les médecins ont été obligés de payer le surplus occasionné par le dépassement de l'Ondam (objectif national des dépenses d'assurance maladie, fixé chaque année par le Parlement). Les sanctions étaient collectives. Quel intérêt avait alors un médecin à faire des efforts pour maîtriser les coûts ? ».

Sanctionner collectivement la profession n'était peut-être pas une bonne idée, mais ne pas encadrer du tout l'activité, alors que l'assurance maladie et les complémentaires santé remboursent la quasi-totalité des actes et prescriptions, ne peut perdurer. Philippe Coste (MG France) en est conscient : « Le système de santé français n'est pas organisé. La pléthore de l'offre de soins tient lieu de système. Et cela génère des effets pervers chez les patients et chez les médecins. » Reste que ces derniers préfèrent contrôler eux-mêmes leurs pratiques. « Dans la convention médicale de 1993, rappelle Claude Maffioli, nous avions listé des outils pour une maîtrise médicalisée des dépenses assorties de sanctions financières pour les références médicales opposables, la formation médicale, le dossier médical unique… Cela revenait à dire que si un médecin ne justifiait pas sa pratique, nous n'avions aucun état d'âme pour le sanctionner. Et, en 1994, l'objectif d'augmentation des dépenses de médecine de ville fixée à 3,2 % n'a été que de 1,6 %. Ça fait rêver ! »

Dans le droit fil de cette revendication d'autonomie, la puissante CSMF a obtenu, il y a tout juste un an, la suppression d'un article du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2002 autorisant, dans le cadre conventionnel, des sanctions individuelles contre les médecins en cas de pratiques abusives. Seuls des accords de bon usage des soins régissent les pratiques médicales. C'est « au sens de la responsabilité des médecins », selon les termes employés par le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, qu'il est donc fait appel. Un pari sur la bonne volonté des quelque 105 000 libéraux (dont 52 000 généralistes).

Des sanctions en trompe l'œil

Après cet enterrement de première classe des dispositifs de sanctions, seuls demeurent les contrôles exercés par l'assurance maladie. En 2002, plus de 11 500 contrôles ont ainsi été effectués, dont la plus grande partie a révélé des dysfonctionnements « légers » non intentionnels, comme la tarification erronée d'un acte. Dans un tiers des cas (soit plus de 500 contrôles) ont été constatées des pratiques médicales mettant en cause la qualité des soins ou témoignant d'actes frauduleux, qui ont fait illico l'objet de plaintes déposées par l'assurance maladie auprès du conseil de l'Ordre ou des tribunaux. « On ne peut être derrière tous les médecins, mais on peut les ramener vers une norme de bonnes pratiques », reconnaît Daniel Lenoir, le directeur de la Cnam, qui poursuit les procédures engagées contre les professionnels ayant effectué des dépassements d'honoraires.

Mais ce rôle de gendarme n'est facile à remplir ni pour la Caisse nationale d'assurance maladie ni pour les caisses primaires. Dans cet exercice, Claude Frémont, surnommé le Monsieur Propre de l'assurance maladie, apparaît comme un franc-tireur. Le directeur de la CPAM de Nantes s'est en effet illustré par des actions très médiatisées de chasse aux abus en tout genre. « Dès qu'un directeur de caisse veut faire appliquer les règles, il se fait honnir de la profession médicale et désavouer par la Sécurité sociale. En matière d'obligations et de sanctions, on a toujours fait les choses en trompe l'œil, regrette-t-il. La majorité des toubibs font bien leur boulot. Il faut donc sanctionner la minorité qui abuse », poursuit-il. Une surveillance indispensable dans la perspective de la limitation des dépenses de santé. « Pendant longtemps on a vécu sur l'idée que, pour contenir la dépense, il fallait contenir la rémunération des médecins. Conséquence : pour 1 euro de consultation, on se retrouvait avec 3 ou 4 euros de prescriptions », souligne Gérard Viens, économiste de la santé et professeur à l'Essec.

Aujourd'hui, seuls les accords sur le bon usage des soins, répondant au doux acronyme d'Acbus, contractualisés entre la Cnam et les professionnels de santé, régulent peu ou prou l'activité des médecins. Sans aucune valeur contraignante. « Ces accords sont la contrepartie que nous avons obtenue à l'augmentation de la consultation à 20 euros pour les généralistes », précise Daniel Lenoir. C'est le cas de l'accord signé en août 2002 qui prévoit qu'à partir d'octobre 2003 les visites à domicile non justifiées ne seront plus remboursées. Selon le ministère de la Santé, la mise en œuvre du nouveau dispositif a fait chuter ces dépenses de 19 % au dernier trimestre 2003. Idem pour l'accord de juin 2002 prévoyant une forte augmentation de la prescription de génériques, qui a engendré pour l'assurance maladie une économie de 70 millions d'euros.

Inciter plutôt aux bonnes pratiques

Enfin, l'accord sur le bon usage des antibiotiques, qui date, lui aussi, de juin 2002, a également eu un impact sur la prescription des médecins, en diminution de 15 % entre juin 2002 et mai 2003. Dans la foulée de ces accords phares, le ministère de la Santé a approuvé depuis mai 2002 une quarantaine d'accords de bon usage de soins et souhaite, toujours dans le cadre de la mise en œuvre d'une maîtrise médicalisée inscrite dans le projet de loi de financement de la Sécu, que les médecins contrôlent davantage les arrêts de travail et les admissions en affection longue durée (ALD), prises en charge à 100 % par la Sécurité sociale.

Pour 2004, l'objectif fixé par le gouvernement est de réduire la croissance des dépenses de la médecine de ville de 800 millions d'euros. Ceci en diminuant tout à la fois l'augmentation du volume des actes (+ 4,5 % actuellement) et celle des prescriptions (+ 7 %). Inciter les médecins à de bonnes pratiques plutôt que de sanctionner les mauvaises, contractualiser sans toucher à leur liberté, tel est donc le maître mot du gouvernement. Un exemple : la permanence des soins, prévue par l'article 77 du code de déontologie, revalorisée en 2002 à 50 euros l'astreinte de douze heures pour les généralistes inscrits sur une liste, relève, là encore, du volontariat. Cela suffira-t-il à désengorger les urgences hospitalières et à contribuer ainsi à une meilleure maîtrise des dépenses ? Le médecin-ministre Jean-François Mattei veut y croire.

Auteur

  • Isabelle Moreau