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Vie des entreprises

L'apport du droit de la durée du travail au régime des cadres

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.10.2003 | Françoise Favennec-Héry

La loi Aubry avait ouvert une brèche, la loi Fillon l'a élargie. Le régime très particulier de la durée du travail des cadres laisse quasiment le champ libre au droit conventionnel. Un banc d'essai ? À l'avenir, la spécificité du travail des cadres pourrait conduire à un droit fortement dérogatoire. Non sans risques pour leur santé et leurs libertés.

Continuité d'une part, discontinuité d'autre part… la loi du 17 janvier 2003 relative « aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi » offre un éclairage intéressant du droit du travail des cadres. Salariés, ils le sont et doivent à cet égard bénéficier des garanties fondamentales. Autonomes, ils le revendiquent souvent et font l'objet d'un régime spécifique. Divers et hétérogènes, ils le demeurent et ne peuvent dès lors se voir appliquer un régime unique, mais doivent négocier des spécificités.

Cette ambivalence de leur statut à la fois dans et hors le régime du salariat se manifeste dans le droit de la durée du travail par :

– une mise en lumière de l'hétérogénéité des cadres ;

– un rôle accru du droit conventionnel ;

– un enracinement de la pratique du forfait jours ;

– un nécessaire respect de deux impératifs fondamentaux, la protection de la santé et le respect des libertés individuelles.

1° Hétérogénéité des cadres

La loi Fillon II n'a fait ici que prendre acte d'une situation de fait : la catégorie des cadres est éclatée et ne peut répondre à un régime unique. Si la loi du 17 janvier 2003 remodèle quelque peu les trois grandes catégories instaurées par la seconde loi Aubry, elle n'opère pas de remise en cause fondamentale.

En haut de la pyramide, les cadres dirigeants répondent aux critères posés en 2000 par l'article L 212-15-1 du Code du travail : responsabilités importantes, grande indépendance dans l'emploi du temps, prise de décisions autonome, rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés pratiqués dans l'entreprise. On peut penser que les tribunaux continueront à faire une interprétation restrictive de cette catégorie, plus étroite que celle de cadre supérieur. Ils ont régulièrement rappelé, jusqu'alors, l'impossibilité pour l'accord collectif d'étendre cette dénomination à d'autres catégories de personnel n'ayant pas ce niveau d'autonomie et ce pouvoir décisionnel. La loi du 17 janvier 2003 n'apporte aucune précision sur ce point et on peut parier sur un statu quo en la matière…

Au bas de l'édifice, les cadres intégrés auxquels on applique le régime « de droit commun » de la durée du travail (et notamment les dispositions nouvelles de la loi Fillon II) sont « ceux dont la nature des fonctions les conduit à suivre l'horaire collectif applicable au sein de l'atelier, du service, etc. ». Voulant conserver la possibilité de leur faire effectuer des heures supplémentaires, le nouveau texte a supprimé la référence à la prédétermination de la durée du travail, qui était pourtant le critère clef de cette catégorie de cadres. On peut le regretter car, outre qu'elle n'excluait pas le recours aux heures supplémentaires (qui se sont toujours ajoutées à un horaire fixe), la prédétermination du temps de travail permettait de distinguer nettement ceux qui se plient à un horaire collectif et ceux qui ont la libre détermination de l'organisation de leur temps de travail. La référence à « la nature des fonctions » choisie par la loi Fillon est plus incertaine.

Entre les deux, les cadres autonomes au forfait heures restent inchangés. On peut cependant relever une certaine incohérence dans la loi du 17 janvier 2003. Le texte antérieur les distinguait des « cadres intégrés » par le fait qu'ils ne relevaient pas de l'horaire collectif et que leur durée du travail ne pouvait être prédéterminée. La référence à ce critère de la prédétermination ayant disparu dans la définition du cadre intégré, la délimitation du cadre autonome, même au forfait heures, perd de sa solidité. Quant aux cadres au forfait jours, source de tant de contentieux dans le droit antérieur, leur délimitation est laissée à la libre détermination des parties à l'accord collectif. Exit, donc, la jurisprudence annulant les clauses des accords de RTT qui avaient adopté une définition vague du cadre autonome (voir sur ce point l'annulation partielle de l'accord métallurgie par le TGI de Paris le 18 mars 2003, au motif que l'accord se borne à donner une définition générale du cadre autonome sans préciser exactement les cadres concernés). Désormais, c'est en effet « la convention ou l'accord qui définit, au regard de leur autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps, les catégories de cadres concernés ». Suffira-t-il que l'autonomie soit affirmée par les signataires de l'accord ou pourra-t-elle faire l'objet d'un contrôle ? L'autonomie est-elle, à elle seule, un critère suffisamment opérant de différenciation des cadres ?

Toute la portée de la réforme est dans la réponse à ces questions. En réalité, soyons francs, la réforme donne sur ce point un blanc-seing aux négociateurs. Il n'est pourtant pas certain que les tribunaux se plient à cette directive. Enfin et de manière plus générale, cette déclinaison des cadres adoptée pour le seul droit de la durée du travail ne pourrait-elle, dans l'avenir, s'appliquer à d'autres domaines du droit du travail : élection, responsabilité pénale, domaine de la rémunération, etc. ? Le modèle pourrait en tout cas inspirer des distinguos dans le régime des cadres.

2° Rôle accru du droit conventionnel

Consciemment ou inconsciemment, l'idée d'autoréglementation du régime des cadres fait son chemin. Parce qu'ils sont cadres, la voie de l'accord négocié leur serait plus adaptée que le recours à une prescription législative. L'idée était présente dans la loi Aubry I qui renvoyait aux partenaires sociaux le soin de mettre en place un régime spécifique aux cadres. Elle se retrouve dans la loi du 17 janvier 2003 qui, du fait d'une définition vague du cadre autonome, laisse le champ libre au droit conventionnel. La circulaire ministérielle du 14 avril 2003 le précise : « La loi laisse une place plus grande aux conventions et accords collectifs de branche étendus ou d'entreprise pour définir les cadres qui sont désormais susceptibles de bénéficier des conventions de forfait en jours sur l'année. »

Recul de la loi, recul du juge dont le rôle se résumerait alors à un contrôle de l'application de l'accord et non plus à un examen de sa conformité à une norme qui s'est justement effacée, l'idée ne pourrait-elle être élargie à d'autres aspects du régime des cadres ? La spécificité du travail des cadres ne pourrait-elle conduire à l'adoption d'un droit majoritairement dérogatoire : clauses du contrat de travail, négociation des salaires, droit disciplinaire, droit du licenciement ? Que dire d'un droit du travail entièrement conventionnel pour les cadres ?

3° Enracinement du forfait jours

La loi Aubry l'a créé, la loi Fillon le conforte. Malgré des réticences, le forfait jours est un succès. Bien reçu des entreprises, bien admis par de nombreux cadres, ce mode d'annualisation du temps de travail correspondait à un besoin.

Restent cependant de nombreuses interrogations : comment harmoniser un décompte en jours et un droit du travail faisant largement référence à un calcul horaire ? Les cadres à temps partiel peuvent-ils en bénéficier alors que tout dans leur régime spécifique ramène à un calcul horaire (cf. flash ci-contre : Cass. soc., 9 juillet 2003 et la difficile conjugaison du contrat de travail à temps partiel et du forfait jours) ? Les difficultés techniques obligent bien des DRH à improviser : comment respecter le repos quotidien et hebdomadaire sans revenir à un contrôle horaire ? Comment appliquer les crédits d'heures de délégation des représentants du personnel ? Comment harmoniser forfait jours et modulation de la durée du travail dans l'entreprise ? Subsiste, en principe, un décompte de la durée du travail. Le forfait jours n'est pas un blanc-seing donné au chef d'entreprise. Demeure enfin (mais n'est-ce pas un fossile ?) dans la lettre de la loi l'optique de réduction de la durée du travail des cadres et la nécessité de contrôler leur charge de travail. Illusion ?

Il n'empêche. Malgré ces mises au point nécessaires, le concept de forfait jours a pris au point qu'on peut s'interroger sur son éventuelle application à un plus grand nombre de salariés. En raison des nouvelles formes d'organisation du travail, fondées sur une plus large autonomie des salariés, le concept pourrait intéresser un plus vaste public. La loi Fillon II en a refusé l'accès aux itinérants non cadres (ceux-ci peuvent bénéficier uniquement d'un forfait heures annuel) mais cela s'est joué à peu et l'élargissement d'un tel forfait à tous les commerciaux pourrait un jour resurgir. Le forfait jours ne connaît-il ici qu'un banc d'essai ? Constitue-t-il un modèle susceptible d'être étendu dans l'avenir à d'autres cadres, voire à d'autres salariés ?

4° Respect des garanties fondamentales

Ces diverses évolutions démontrent, s'il en était besoin, que le droit de la durée du travail n'a plus pour fonction essentielle de quantifier et d'évaluer le travail accompli par les cadres. Temps de travail et rémunération, durée du travail et évaluation du salarié sont largement déconnectés (cf. Cass. soc., 19 mars 2003, Dr. soc. 2003, p. 766). La référence au temps de travail devient-elle, dès lors, complètement obsolète pour cette catégorie de salariés ? Certes non, car le droit de la durée du travail a deux autres missions essentielles à accomplir qui trouvent toutes deux un appui dans le droit européen : assurer la protection de la santé du cadre et garantir ses libertés individuelles.

L'impératif de santé au travail inspire et la directive communautaire du 23 novembre 1993 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. S'agissant des cadres, trois questions dominent : la durée maximale du travail, le droit au repos et la charge de travail. Elles font toutes trois référence à des données quantitatives ancrées sur une approche classique du droit de la durée du travail fondée sur la protection du travailleur et éloignée des dernières orientations prises par le droit français. La conformité de notre droit aux exigences communautaires est dès lors très discutable. Certes, le droit communautaire admet des dérogations aux règles posées par la directive, notamment pour les cadres dirigeants, ou pour « d'autres personnes ayant un pouvoir de direction autonome ». Mais ces exceptions ne sont reçues que « sous condition de respecter les principes généraux de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ». Il y a dès lors un hiatus entre l'objectif communautaire de protection et la démarche française d'inspiration gestionnaire. L'adaptation du droit de la durée du travail aux cadres ne doit pas faire perdre de vue les protections minimales relatives à la santé nécessaires pour tous, y compris les cadres dirigeants.

Il en est de même de la garantie des libertés individuelles qui vise notamment et sans doute principalement les cadres. La durée du travail comme sa répartition sont en effet fortement de nature à peser sur le couple « vie personnelle-vie professionnelle ». L'idée de « durée raisonnable de travail » avait ainsi inspiré, au lendemain de la loi Aubry, des actions pour violation de la Charte sociale européenne et pour manquement à la Convention européenne des droits de l'homme. Quelle que soit l'issue de ces contentieux, les actions engagées font apparaître que l'enjeu majeur du temps de travail des cadres est la protection de leurs libertés individuelles. La plus grande astreinte n'est-elle pas de voir sa vie personnelle totalement absorbée par des contingences professionnelles ?

Garantir la santé du salarié et respecter ses libertés individuelles constituent ainsi les finalités essentielles du droit de la durée du travail des cadres.

FLASH

• Forfait jours des cadres à temps partiel

Un accord d'entreprise prévoyant pour les accompagnateurs interprètes, qualifiés de cadres, l'établissement d'un forfait jours, une salariée à temps partiel se voit proposer un avenant à son contrat de travail stipulant un tel forfait. Elle le refuse au motif que la convention de forfait est incompatible avec le maintien d'un contrat à temps partiel. Et argue qu'elle n'a pas l'autonomie requise pour relever de la catégorie des cadres au forfait jours.

Le 9 juillet 2003, la Cour rejette le pourvoi au motif qu'une convention de forfait en jours peut être conclue pour un nombre de jours inférieurs au plafond de 217 jours. Est-ce admettre l'application du forfait jours au temps partiel ? La Cour constate simplement que si la loi pose un maximum (217 jours), elle ne pose pas de minimum. Mais elle n'affirme pas clairement que, dans ce cas, le cadre est un salarié auquel s'applique le régime spécifique du contrat de travail à temps partiel. La question de la qualification des salariés ayant un forfait inférieur à 217 jours reste dès lors en suspens. La Cour adopte ensuite une conception assez souple de l'autonomie du cadre, condition de mise en œuvre du forfait jours. À partir des constatations de la cour d'appel relevant que, malgré un programme préétabli, la salariée pouvait prendre des initiatives sur l'organisation de son emploi du temps, elle estime que les magistrats ont pu en déduire que la durée du temps de travail de la salariée ne pouvait être prédéterminée.

Auteur

  • Françoise Favennec-Héry