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Vie des entreprises

Vie privée du citoyen et licenciement du salarié

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.09.2003 | Jean-Emmanuel Ray

Un employeur peut-il sanctionner un salarié pour des actes de sa vie privée ? Non, le lien de subordination se limitant au temps et lieu de travail. Ce n'est qu'exceptionnellement que la jurisprudence admet des entorses à ce principe, par exemple lorsque les faits en question traduisent un comportement particulièrement déloyal de l'intéressé.

Petits meurtres entre associés : auteur d'un roman policier paru fin 2002, Bruno P. ne pensait sans doute pas que les travaux pratiques arriveraient si vite. Licencié pour faute en janvier 2003 à la suite de plaintes de collègues de sa société d'assurances s'étant reconnus dans des personnages aux traits peu enviables, il a contesté son licenciement : le conseil de prud'hommes de Lorient doit rendre sa décision le 9 octobre prochain.

Cette « grande maison » qu'est l'entreprise serait-elle aussi «une grande famille », avec son pater/patronus/patron pouvant sanctionner un salarié pour des faits de vie privée ? Depuis un siècle, la réponse a beaucoup changé.

Au XIXe, nombre d'employeurs pratiquaient un paternalisme aussi décrié aujourd'hui qu'apprécié à l'époque par les rares salariés auxquels il s'appliquait. Un siècle plus tard, ce mélange des genres est rejeté par le droit comme par les mentalités. Est-ce à dire que la si pédagogique opposition vie privée/vie professionnelle soit aussi tranchée ?

Rien n'est moins sûr en raison du brouillage de plus en plus important, sinon préoccupant, entre ces deux temps et ces deux lieux, brouillage dû en particulier à l'irruption des TIC permettant de « travailler où on veut, quand on veut », c'est-à-dire en dehors des lieux et des horaires de travail. Mais également de pouvoir s'évader virtuellement du bureau des heures entières pour aller « surfer sur le Web », voire de gérer son propre site comme dans l'affaire jugée le 11 juin 2003 par le TGI de Marseille condamnant la société Lucent Technologies en tant que commettant de l'un de ses salariés ayant créé de l'entreprise un site au nom agressif (Escroca) contestant avec vigueur les pratiques tarifaires d'une société d'autoroutes locale. Lucent Technologies n'ayant édicté « aucune interdiction spécifique quant à l'éventuelle réalisation de sites Internet ou de fourniture d'informations sur des pages personnelles », le salarié fautif n'avait pas agi hors fonction : son employeur était donc de plein droit civilement responsable de ses errements… Faits de vie privée, ou de vie personnelle ?

« Sous le nom de vie personnelle, la jurisprudence protège aussi bien la vie privée que la vie publique du salarié » : dans son ouvrage l'Entreprise et les Libertés du salarié (éd. Liaisons, collection « Droit vivant », août 2003), Philippe Waquet consacre de longs développements à cette notion spécifique au droit du travail qui veut dépasser « l'intimité de la vie privée » et englobe par exemple le fait de pouvoir rouler dans une voiture Peugeot pour la secrétaire d'un garage Renault (Cass. soc., 22 janvier 1992).

Mais cela ne signifie pas que l'intimité de la vie privée ne puisse plus être invoquée : ainsi le célèbre arrêt Nikon du 2 octobre 2001 relatif au contrôle des courriels titrés « personnel » a été rendu au visa de l'article 9 du Code civil (« Le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l'intimité de sa vie privée »). Tout comme l'arrêt Zurich Assurances du même jour, s'agissant d'un inspecteur licencié car il avait refusé de travailler à son domicile, sanctuaire de l'intimité de la vie privée : peu importe alors qu'il s'agisse d'un simple changement de ses conditions de travail ou que ses temps de transport soient réduits.

Le terme « vie personnelle du salarié » contient en lui-même la solution jurisprudentielle adoptée : le lien de subordination étant limité au temps et au lieu de travail, l'employeur ne peut exercer son pouvoir disciplinaire à l'égard d'un collaborateur dont les actes de la vie personnelle lui déplaisent, voire lui posent un réel problème dans notre société de l'image (de marque), mais qui justement ne relèvent pas de l'exécution du contrat de travail.

L'article L. 122-45 exclut d'ailleurs expressément tout licenciement fondé sur « la situation de famille, les mœurs, l'orientation sexuelle, les opinions politiques, les activités syndicales, les convictions religieuses et, sauf inaptitude constatée par le médecin du travail, l'état de santé ou le handicap du salarié » : la sanction de cette discrimination est alors la nullité du licenciement.

Mais cela ne signifie pas qu'au nom de sa vie personnelle un salarié prétende se soustraire à la règle commune, voire au sens commun. Deux exemples.

1° Infraction pénale commise par le citoyen et licenciement du salarié

L'arrêt du 18 juin 2002 avait constitué une bel le application de l'adage summum jus, summa injuria. Mais il semble que la chambre sociale fasse aujourd'hui preuve de moins d'angélisme.

La police judiciaire, ayant perquisitionné chez une salariée du Crédit agricole, y avait trouvé « des véhicules volés, pièces d'identité falsifiées, des armes à feu », infractions ayant entraîné son incarcération puis sa condamnation. À la banque légèrement émue de constater que tout le matériel du parfait petit braqueur avait été entreposé chez une de ses commerciales, et l'ayant donc licenciée pour faute grave en raison de « ces manquements à la probité d'une telle gravité qu'ils ont eu un retentissement certain sur l'entreprise, compte tenu de l'activité particulière de celle-ci, qui exige une parfaite probité de ses agents », la Cour de cassation répondait placidement que « le licenciement pour faute grave avait un caractère disciplinaire, alors que les faits imputés à la salarié relevaient de sa vie personnelle et ne pouvaient constituer une faute ».

L'arrêt du 26 février 2003 est tout aussi représentatif du mur entre vie personnelle et vie professionnelle qu'avaient voulu construire dès 1999 le président Gélineau-Larrivet et le doyen Waquet. Un employé du Commissariat à l'énergie atomique (CEA, classé « point sensible de première catégorie » en matière de lutte antiterroriste) est interpellé en flagrant délit d'extorsion de fonds avec arme : mis en examen et placé en détention provisoire, il est licencié quelques semaines après pour simple « absence à son travail », motivation dont on appréciera la prudence. « Le comportement incriminé du salarié était intervenu en dehors du temps de travail et n'avait aucun lien avec l'activité professionnelle, son incarcération n'ayant entraîné aucun trouble dans l'organisation ou le fonctionnement de l'entreprise. » Après avoir énoncé le principe selon lequel « le placement en détention provisoire d'un salarié, alors qu'il est présumé innocent, entraîne la suspension du contrat de travail » (i.e. s'il est absent, c'est contre son gré), la Cour de cassation en conclut que « ce fait de vie personnelle ne constituait pas une cause réelle et sérieuse de licenciement ». Faut-il pleurer, faut-il en rire, s'agissant d'une infraction aussi grave pour une entreprise aussi sensible ? Fallait-il attendre l'extorsion d'uranium pour envisager la rupture ?

La jurisprudence, cependant, ne va pas toujours aussi loin lorsque l'interférence vie privée/vie professionnelle est particulièrement évidente. Ainsi, dans l'arrêt du 25 février 2003 : rédactrice au service contentieux de la CAF de Villefranche-sur-Saône, Mme T. minorait en tant qu'allocataire ses revenus à la CAF de Bourg-en-Bresse dont elle dépendait. Licenciée pour faute, elle invoquait sa vie privée : « Les faits commis en qualité d'allocataire étaient ceux qu'elle était chargée de poursuivre dans ses fonctions de rédactrice à la CAF, qui la soumettaient à une obligation particulière de loyauté et de probité », rétorque la chambre sociale (faute grave).

Autre grand classique : le gardien le jour mais voleur la nuit, ou encore le commercial qui, en tant que client et donc hors service, a volé des articles dans un grand magasin qu'il était par ailleurs chargé de prospecter. « Ce comportement, bien qu'étranger à l'exercice de ses activités professionnelles, avait créé un trouble caractérisé au sein de l'entreprise qui l'employait », la chaîne d'hypermarchés ayant évidemment très mal pris cet incident (Cass. soc., 3 décembre 2002 : faute grave). Mais cet arrêt d'exception est présenté dans le rapport 2002 de la Cour de cassation publié au printemps 2003 comme « une approche spécifique de la faute grave, le risque pour l'employeur de perdre ses clients du fait de tels agissements pouvant porter atteinte à son activité et, partant, à l'emploi de ses autres salariés ».

2° Salarié malade mais bénévolement au travail (ailleurs)

En arrêt maladie, un salarié rassemble ses forces pour tenir un stand de brocante « à titre bénévole » : la chambre sociale rappelle le 21 mars 2002 que « le salarié se trouvant en période de suspension du contrat de travail, les faits qui lui étaient reprochés ne constituaient pas un manquement aux obligations résultant du contrat de travail, dès lors qu'il n'était pas soutenu que le salarié avait commis un acte de déloyauté ». Même motif et même sanction (pour l'employeur) le 4 juin 2002 à propos d'un collaborateur en arrêt maladie occupant, toujours « à titre bénévole », les fonctions de gérant de station-service, la Cour croyant devoir ajouter : « L'exercice d'une activité pendant un arrêt de travail ne constitue pas, en lui-même, un manquement à l'obligation de loyauté qui subsiste pendant la durée de cet arrêt. » Formule intégralement reprise le 11 juin 2003 s'agissant d'une agente de station thermale en arrêt maladie durant le printemps et l'été mais aidant, forcément « à titre bénévole », son concubin et néanmoins associé, gérant de bar en plein boom saisonnier. Remarquons que dans ces trois cas il s'agissait d'activités socialement très visibles…

Bien sûr, le salarié malade peut faire ses courses ou aider une personne handicapée. Sans doute comprend-on bien que l'employeur ne puisse poster un cadre devant son domicile pour le surveiller (Cass. soc., 26 novembre 2002), mais il convient peut-être d'envoyer un tout autre message aux 6 % de faux malades (rapport Cnam, 3 juillet 2003).

Si la Sécurité sociale et/ou l'employeur peuvent donc envoyer un médecin contrôleur et en cas de non-maladie constatée suspendre l'indemnisation complémentaire, aucune mesure disciplinaire ne peut donc être prise pendant cette période de suspension de l'exécution du contrat.

Double exception à cette immunité :

– Si l'employeur peut faire la preuve d'un comportement déloyal, la caricature étant un travail rémunéré pour une entreprise concurrente. « La solution aurait été sans doute différente si l'activité exercée pendant l'arrêt maladie avait été la même que l'activité professionnelle du salarié chez son employeur », précise le rapport 2002 de la Cour.

– « Si la suspension du contrat de travail dispense le salarié de son obligation de fournir sa prestation de travail, elle ne dispense pas le salarié, tenu d'une obligation de loyauté, de restituer à l'employeur qui en fait la demande les éléments matériels qui sont détenus par lui et qui sont nécessaires à la poursuite de l'activité de l'entreprise » (Cass. soc., 6 février 2001). Le droit à la déconnexion inhérent à la suspension du contrat de travail ne peut aller jusqu'au refus de rendre le fichier clients ou de communiquer par téléphone le mot de passe informatique que le salarié est le seul à détenir (Cass. soc., 18 mars 2003).

Mais l'arrêt Axa du 25 juin 2003 fixe d'étroites bornes à cette exception. Un commercial malade ayant refusé malgré plusieurs relances de restituer contrats et primes permettant d'établir la situation de son compte encaissement est licencié pour faute grave dix mois après le début de son arrêt maladie. Alors que la cour de Versailles avait débouté ce collaborateur à la bonne foi toute relative, la chambre sociale reproche au juge de « n'avoir pas recherché si la restitution de très nombreux documents n'impliquait pas pour le salarié l'accomplissement d'une prestation de travail », illicite pendant une période de suspension du contrat.

Avis aux amateurs : emportez de très nombreux documents et refusez toute prestation de travail bénévole.

FLASH
• Rendez à César…

L'arrêt du 27 novembre 1986 avait légitimé le licenciement d'une professeur de théologie à la faculté protestante de Montpellier ayant embrassé une autre religion (« Mlle F. a été engagée pour accomplir une tâche impliquant qu'elle soit en communion de pensée et de foi avec son employeur »). Mais celui du 24 mars 1998 avait heureusement rectifié le tir, voulant légitimement soustraire le droit français à l'envahissement du communautarisme propre à la culture américaine : « Sauf clause expresse, les convictions religieuses n'entrent pas dans le cadre du contrat de travail. L'employeur ne commet pas de faute en demandant au salarié d'exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché. »

La loi du 13 juillet 1983 interdisant à tout fonctionnaire de faire de sa fonction l'instrument d'une quelconque propagande, le tribunal administratif de Lyon a approuvé le 11 juillet 2003 la sanction prise à l'égard d'une contrôleuse du travail, à la suite de « son obstination à arborer une coiffe qui lui recouvre entièrement la chevelure, portant ainsi atteinte au principe de laïcité» . Dans l'entreprise, imagine-t-on un commercial arborer fièrement un signe distinctif de cette nature, au risque de multiplier les incidents avec les clients et de brouiller l'image de la société ? L'arrêt du 28 mai 2003 relatif au bermuda qui a fait perdre son emploi à Cédric C. pourrait d'ailleurs bientôt permettre à la Cour de cassation de contourner cette délicate question en s'en tenant au terrain de la liberté vestimentaire : de l'uniforme des magistrats…

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray