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Vie des entreprises

La RTT ressuscite la pointeuse de papy Taylor

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.09.2003 | Frédéric Rey

Instrument de flicage hérité du taylorisme, la pointeuse a refait son apparition pour contrôler la bonne application de la réduction du temps de travail. Mais, même modernisé grâce au badgeage, l'outil s'avère lourd à gérer, rigide et contraignant, notamment pour les cadres. D'où la ruée des entreprises sur le forfait jours créé par la loi Aubry 2.

Tous les soirs, c'est le même rituel. À l'heure de quitter son bureau, Alain range ses affaires, ramasse son blouson et son casque, mais n'éteint pas tout de suite son ordinateur. « C'est seulement lorsque je suis prêt à partir que je badge en cliquant sur mon PC l'heure de sortie, raconte ce cadre employé dans une PME du secteur médical. Je suis devenu avare de la moindre minute. » Ailleurs, devant la batterie d'ascenseurs d'une compagnie d'assurances, certaines personnes sont aux aguets. Avant que les portes ne s'ouvrent, elles se précipitent sur la badgeuse de l'étage puis s'engouffrent dans l'ascenseur. Comme un tube de Dalida remasterisé, la bonne vieille pointeuse fait – RTT oblige – un véritable come-back dans les entreprises, quitte à y susciter parfois le retour de réflexes un tantinet tayloriens.

À la Caisse des dépôts et consignations, les syndicats ont exigé la mise en place d'une console à l'entrée du bureau, plus une autre à proximité immédiate du restaurant d'entreprise. Non pas par plaisir de badger, mais le temps du déjeuner étant désormais limité à une certaine durée, ceux dont le bureau était le plus éloigné de la cantine se sentaient pénalisés… C'est pourtant une idée pionnière qui a été à l'origine du retour de la badgeuse : le passage aux 35 heures. « Après le vote de la loi Aubry, notre chiffre d'affaires s'est envolé grâce aux demandes d'outils de mesure du temps, témoigne Samuel Serraz, responsable marketing de Chronotique, une des sociétés spécialisées dans la gestion du temps. En 2002, nous avons encore enregistré une croissance de 18 %. » Longtemps cantonnée à l'industrie et à ses trois-huit, la pointeuse a ainsi fait une entrée remarquée dans des entreprises culturellement rétives au chronométrage. « Nous avons été démarchés par des sociétés de services ou par des collectivités territoriales », précise Didier Bouju, d'Horoquartz. La ville de Paris vient ainsi de mettre en place un système de badgeage pour 2 500 de ses agents.

De retour chez Eurocopter

Même la grande distribution s'est convertie. Dans les magasins d'électroménager Boulanger, cet outil était aux yeux des syndicats le meilleur moyen de réduire effectivement le temps de travail qui explosait très largement le plafond des 39 heures. « Nous sommes une des seules enseignes où les vendeurs n'ont pas de salaire fixe mais sont entièrement payés à la commission, explique Olivier Zarkos, délégué syndical CGT à Aulnay-sous-Bois. Plus on travaille, plus on fait du chiffre, et gare à ceux qui n'atteignent pas un certain niveau de résultat ! Sans un système de badgeage, la pression aurait été trop forte et nous n'aurions jamais vu la couleur de la RTT. »

Auparavant considérée comme un instrument de flicage, la pointeuse incarne aujourd'hui un rempart contre les journées à rallonge. À tel point que cet emblème du labeur ouvrier est parfois revendiqué par toutes les catégories de personnel. Chez Eurocopter, la pointeuse a refait surface après dix années d'absence. « Avant 1987, l'ensemble des employés et de l'encadrement badgeait, explique Éric Arcamone, directeur des relations sociales, mais à cette date nous avions décidé de soustraire les cadres qui trouvaient ce pointage trop contraignant. » Dix ans plus tard, la pointeuse est réclamée par… l'encadrement. « Nous avions sondé tous nos adhérents qui se sont majoritairement prononcés en faveur du badgeage, raconte Franck Greuse, secrétaire général de la section CGC de l'entreprise. La RTT s'accompagnait d'une baisse de nos rémunérations. Dans ces conditions, il n'était pas question de ne pas pointer comme le reste du personnel. »

Une minorité de débrouillards

Alors que les entreprises peuvent opter pour un système autodéclaratif, nombreuses sont celles qui, comme Ikea, la Caisse des dépôts et consignations ou Bosch, ont décidé de faire pointer tout le monde. « Notre souci était de nous doter d'un système quasi infaillible face aux risques de contrôle », précise Loïc Guénée, adjoint au directeur des ressources humaines d'Ikea. La plupart des directions d'entreprise ont été fortement marquées à l'époque par le PV dressé par l'Inspection du travail à l'égard de Thomson RCM qui avait abouti à la condamnation pénale de son dirigeant.

« Le pointage est un système par défaut qui traduit souvent des rapports de défiance, note le sociologue Jean Lojkine, coauteur (avec Jean-Luc Malétras) de la Guerre du temps (éditions L'Harmattan). Dans la pratique, on observe souvent des situations de détournement de cet outil pour gagner plus d'argent, se faire bien voir de la hiérarchie ou, au contraire, pour en faire le moins possible. » Sans oublier les fraudeurs. « J'ai découvert une minorité de petits débrouillards, raconte sous couvert d'anonymat un délégué syndical. Il y a ceux qui badgent pour leurs collègues, d'autres qui, au moment des soldes dans les grands magasins, pointent et ressortent aussitôt pour bénéficier en premier des bonnes affaires… »

Les services du personnel plongent dans les affres de la bureaucratie. Les horaires doivent être vérifiés. Les entreprises éditent des listes de pointage qui servent à déterminer le droit aux récupérations. Un oubli de badgeage ? Le service du personnel doit jouer les gendarmes en rappelant à l'ordre les étourdis. Même scénario pour les anomalies de pointage qui doivent être validées par la personne concernée ainsi que par la hiérarchie. Chez Aviva, où 30 badgeuses ont été installées, il a fallu créer dans les plus importantes unités du groupe des emplois de gestionnaire du temps. Au moins cette compagnie d'assurances a eu la bonne idée de ne plus soumettre ses cadres itinérants au pointage. Ce n'est pas le cas à Promofaf, un Opca du secteur sanitaire et médico-social où, pour chaque rendez-vous extérieur, le salarié doit faire valider par sa hiérarchie un formulaire de mission. « Ce système est très rigide, en particulier pour certaines fonctions, estime un cadre, je ne peux pas rester jusqu'à 20 heures pour travailler, mais je ne peux pas partir avant 17 heures même si je n'ai plus de travail. »

Une véritable usine à gaz

Dans le groupe d'édition Impact Médecin, la majorité des salariés ont progressivement abandonné le pointage qui avait été imposé par la direction. « Sur la machine installée dans le hall, il fallait appuyer sur une touche différente pour entrer, sortir, aller déjeuner, partir à un rendez-vous, souligne ainsi Françoise Janin, déléguée CGT. Les journalistes devaient justifier leurs sorties en fournissant à la DRH une photocopie de leur agenda, remplir des bordereaux de mission… Une véritable usine à gaz ! »

Chez Ikea, les cadres qui baignaient dans une culture de la grande distribution avec sa conception très élastique du temps de travail sont passés au tout comptable. Après la mise en place de l'accord 35 heures, ils ont dû pointer six à dix fois par jour : matin et soir, mais aussi au moment du déjeuner et même des pauses. « À la demande des syndicats, nous avions même aménagé à l'entrée de la salle de détente un râtelier où les salariés pouvaient déposer leur téléphone portable pour ne pas être obligés de répondre durant ces temps de repos », précise Loïc Guénée, adjoint au DRH. Nombre de cadres ont eu le sentiment de perdre une part de liberté et d'autonomie. « En aparté, certains nous disent regretter amèrement l'instauration du badgeage car ils se sentent épiés », confie Catherine Bésiers, consultante à la Délégation académique à la formation continue (Dafco) de Créteil. « Des cadres qui se dépensaient sans compter leur temps ont parfois très mal perçu cette contrainte », explique Patrice Blamoutier, délégué CFDT. La badgeuse a pu générer une forte frustration, notamment à cause de l'écrêtage de certaines heures. Si les vendeurs de Boulanger arrivent plus tôt, par exemple, c'est l'heure normale d'arrivée qui sera automatiquement inscrite sur un récapitulatif remis mensuellement. Au salarié de rectifier les erreurs. « Une tâche impossible, soupire Olivier Zarkos, délégué CGT, à moins d'avoir une bonne mémoire, il faudrait noter quotidiennement son heure d'arrivée et de départ. »

Des salariés pris en étau

Pour certains cadres, la badgeuse s'est révélée être un facteur supplémentaire de stress. « Nos chefs de département étaient pris en étau entre la pression du travail et la stricte obligation de respecter un horaire », explique Loïc Guénée, d'Ikea. Pour le sociologue Jean Lojkine, contrairement aux attentes des salariés, la pointeuse n'a rien réglé du tout. « Une évaluation du temps de travail ne peut pas s'enfermer dans des horaires. La véritable solution, c'est de mesurer la charge de travail et de se doter d'un système autodéclaratif qui puisse faire l'objet d'un contrôle paritaire. »

Mais peu d'entreprises se sont engagées dans cette voie. Après la loi Aubry 2, elles sont nombreuses à avoir saisi la possibilité du forfait en jours désormais applicable aux cadres dits autonomes. « Ce dispositif a été une vraie bouffée d'oxygène pour les cadres qui ont pu retrouver leur autonomie », explique Loïc Guénée, adjoint au DRH d'Ikea. Aujourd'hui, 95 % de l'encadrement de ce spécialiste de l'ameublement est passé au forfait jours et il n'est pas exclu que les chefs de rayon finissent aussi par ne plus badger.

L'assureur Aviva a opté pour un système facultatif laissant à ses cadres le choix d'opter pour le forfait jours ou de rester à la référence horaire avec pointage. Le résultat est mitigé : une moitié de l'encadrement préfère aujourd'hui continuer à badger, en dépit de fortes incitations financières. Chez Eurocopter, c'est une autre voie qui a été trouvée. Si une partie de l'encadrement a été forfaitisée, les autres bénéficient de modalités de contrôle horaire assouplies. Supprimé, le badgeage avant et après le déjeuner. Finie, aussi, l'obligation de récupérer les heures excédentaires à la fin du mois. Désormais, c'est en fin d'année que cette régulation s'opère.

Toujours est-il que la pointeuse, outil de mesure taylorien, est réapparue dans nombre d'entreprises. Ce n'est pas le moindre paradoxe des 35 heures, une réforme visant – selon ses initiateurs – à l'épanouissement des salariés.

Idéal, le badgeage virtuel

Oubliée, la simple pointeuse à carte à trous ; les outils de contrôle du temps de travail se sont mis à l'heure des nouvelles technologies.

Les spécialistes de la gestion du temps appellent cela le badgeage virtuel. Plus de problème en particulier pour les travailleurs nomades. Il existe maintenant la possibilité de pointage par reconnaissance vocale. Depuis un téléphone et à l'aide d'un code personnel, le salarié peut valider son temps de présence à distance. Un système idéal aussi pour les entreprises physiquement très étendues et séparées en multiples unités. Les salariés sédentaires peuvent aussi badger à partir de leur ordinateur personnel ou, à défaut, sur des bornes interactives. C'est le cas à la ville de Paris ou dans certaines caisses primaires d'assurance maladie.

Deuxième avantage, cet outil permet d'autres fonctions utiles pour les services du personnel. À tout moment, la personne peut en temps réel visualiser son planning, consulter son compteur de temps pour la récupération d'heures supplémentaires, son solde de jours de RTT ou de congé et même demander un état récapitulatif à son gestionnaire. Cette consultation pouvant aussi se faire sur l'intranet. Mais même avec ces outils les plus modernes, les réflexes tayloriens reprennent parfois le dessus. « On peut l'observer dans les entreprises dont le climat social n'est pas très bon, précise Didier Bouju, de la société Horoquartz. J'ai entendu des salariés qui se plaignaient de ne pas avoir d'ordinateur assez puissant, ce qui allongeait de quelques secondes la procédure de badgeage… »

Auteur

  • Frédéric Rey