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Vie des entreprises

Christian Boiron n'instille pas le social à dose homéopathique

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.09.2003 | Anne Fairise

Leader mondial de l'homéopathie, Boiron est aussi un laboratoire social. La philosophie de son président y est pour beaucoup. Ce chantre de l'épanouissement personnel a fait de la pratique contractuelle le pivot d'un système où individualisation des parcours rime avec répartition collective des bénéfices.

Un chiffre d'affaires en hausse de 7,8 %, un flux continu d'embauches, une action à l'abri des mouvements de Yo-Yo boursiers : les laboratoires lyonnais Boiron ont encore affiché en 2002 une insolente bonne santé, a contrario de bon nombre de groupes pharmaceutiques. Pas de quoi épargner à Christian Boiron, le président du leader mondial de l'homéopathie, une question devenue rituelle lors de la présentation des résultats. Le secret de cette régularité exemplaire (7 % de croissance en moyenne depuis 1997) ? C'est « la vigilance, le soin accordé au recrutement et la passion d'entreprendre », explique ce patron atypique qui fête ses vingt années de présence à la tête de l'entreprise fondée par son père, Jean, et Henri, son frère jumeau.

Ce succès, Boiron le doit en partie à la niche de l'homéopathie, qu'il domine avec 65 % du marché français, le plus important dans le monde. En vingt ans, Christian Boiron a métamorphosé les laboratoires familiaux en un groupe de 2 836 salariés, fort de deux unités de production à Lyon, de 29 laboratoires régionaux, qui vend ses médicaments dans une cinquantaine de pays. De sa politique sociale, il a fait une véritable marque de fabrique. Reconnue pour son management participatif et sa pratique contractuelle, elle lui assure une excellente image dans les médias, qui décrivent régulièrement des salariés exceptionnellement épanouis sur leur lieu de travail. « J'ai toujours été animé par la conviction que le monde n'est pas aussi heureux qu'il devrait l'être. Il faut se battre contre ça », affirme Christian Boiron, qui a consacré pas moins de trois ouvrages au bonheur, avec un grand B. Cet adepte de l'épanouissement personnel en a tiré une « éthique » de la performance.

1 PROMOUVOIR UNE VÉRITABLE PHILOSOPHIE D'ENTREPRISE

Inutile de chercher dans le hall d'accueil design du siège de Boiron, situé dans la banlieue ouest de Lyon, aux murs rouges ou jaunes acidulés et au mobilier biscornu, digne d'un film de Pedro Almodovar, une quelconque trace des valeurs du groupe. Rien, non plus, dans la galerie menant au restaurant d'entreprise, investie en ce début juin par une exposition de sculptures en fil de fer, organisée par les salariés du Group'Art… Les quatre items, rigueur, passion, plaisir et performance, figurent sur certains documents officiels. Mais, à en croire Thierry Montfort, l'un des deux directeurs généraux, il s'agit d'un message davantage à usage externe qu'interne. Le slogan est ancien, plaide-t-il : « Il a été créé au début des années 80 car il fallait trouver une formule pour une remise de prix. Depuis, nous avons voulu le retravailler avec les salariés. Mais nous avons vite senti le danger : le risque de décalage entre les valeurs proclamées et la pratique sur le terrain. Nous avons tout arrêté. » « On n'a pas besoin d'une charte de valeurs. Il faut se méfier des mots. Ça rigidifie et fossilise », renchérit Dominique Dimier, déléguée centrale FO, majoritaire.

Les vraies Tables de la Loi résident dans les 25 accords qui traduisent ce qu'on appelle ici la « philosophie Boiron ». Comprendre celle de Christian Boiron, l'acteur central du parcours singulier des laboratoires lyonnais. Un héritier aux allures de trublion qui s'avoue encore marqué par Mai 68. Ce passionné de psychologie et de sociologie passe pour charismatique auprès de ses salariés qui le décrivent comme un « visionnaire, obligeant tout le monde à réfléchir ». Certains le voient même « sur son petit nuage ». « Parfois, on doit le faire réatterrir », dit l'un d'entre eux. Mais le credo de Christian Boiron n'a pas bougé d'un iota depuis vingt ans : « Si les hommes, parce qu'ils se sentent écoutés, considérés, informés, sont épanouis dans l'entreprise, ils mobiliseront davantage leur potentiel. Et plus ils le mobiliseront, plus ils seront performants, plus le résultat économique sera conséquent et plus ils en recueilleront les fruits », assène ce P-DG atypique, qui a même eu les honneurs des Guignols de l'info, caricaturé en baba New Age, shooté aux mystérieux petits granules.

Au-delà des mots, il a une recette pour créer les conditions de l'épanouissement individuel : « le management par la confiance » plutôt que par le stress, et la mise en éveil permanent à coups d'aiguillon. L'art, du mobilier design aux expositions ou animations, joue ce rôle depuis longtemps chez Boiron, où le personnel de production a même vu débarquer des musiciens dans les ateliers, dans le droit fil des baladins du Moyen Âge. « L'art appartient au registre de la mobilisation de l'intelligence collective. Il ne s'agit pas seulement de décorer les murs. C'est, avant tout, un espace de rêve, d'inutilité qui fait sortir du cadre, interpelle, alimente le ressort de la réactivité et permet à l'entreprise de rester vibrante et vivante », s'enflamme Thierry Montfort. Le message de Christian Boiron est visiblement passé !

2 INDIVIDUALISER LE PARCOURS DE CHAQUE SALARIÉ

Un manager d'une autre entreprise se serait arraché les cheveux. Pas dans le temple de l'homéopathie. À cette mère demandant, à peine rentrée de congé parental d'éducation, un aménagement horaire pour conduire et chercher ses enfants à l'école, Francis Macquet, responsable du service doses et gouttes à Sainte-Foye-lès-Lyon, n'a pas dit non d'emblée. Même si cette demande est peu compatible avec des horaires de production en 2 x 8. « On va en rediscuter. Je préférerais qu'elle opte pour un temps partiel, le mercredi par exemple. » En attendant, il cherche des solutions, comme un poste disponible dans un autre service. « Dans ce cas, la salariée reviendra chez nous dès qu'elle aura moins de contraintes familiales. » Voilà la fameuse « Boiron attitude », censée concilier au mieux intérêts de l'entreprise et aspirations du personnel. « Attention, on ne dit pas oui tout le temps, on essaie plutôt de gérer l'équité », précise Philippe Brun, directeur administratif et financier. Au sein d'un même service : « À chaque demande de temps partiel on interroge les salariés qui en bénéficient. Ce peut être l'occasion qu'ils reviennent à temps complet. »

Dans ce domaine, il y a du pain sur la planche, avec les possibilités ouvertes par les multiples accords sur le temps de travail, qui souvent devancent la législation quand ils ne la renvoient pas à la préhistoire. FO a paraphé le texte sur le temps partiel dès 1991, officialisant une pratique effective depuis les années 70 dans cette entreprise féminine à 76 %. Depuis, tout salarié à temps plein depuis six mois peut y prétendre pour un an maximum, et choisir la durée hebdomadaire travaillée comme ses jours d'activité. Seule contrainte : renégocier tous les ans. « Mi-temps le matin ou l'après-midi, temps partiel de 18 heures jusqu'à 32 heures… nous avons ici toute la palette des possibilités », explique Sylvie, technicienne de préparation à Belfort, passée à 22 heures 50 sur trois jours après avoir travaillé à temps plein sur cinq, puis quatre jours.

Chez Boiron France, un tiers des salariés marchent ainsi au temps partiel, la plupart dans une fourchette de 25 à 30 heures. Car il faut y inclure une autre innovation, la « préparation facultative à la retraite », ouverte depuis 1976, qui n'est rien d'autre qu'une cessation anticipée d'activité. Dès 55 ans et sans perte de salaire, les salariés sont autorisés à réduire progressivement leur temps de travail en puisant dans un bas de laine horaire (en fonction du nombre d'années passées chez Boiron), à répartir en demi-journées sur le nombre d'années de leur choix. À condition de finir sa dernière année sur un mi-temps au maximum. Naturellement, Boiron compte aussi parmi les pionniers des 35 heures. L'accord paraphé par la CGT, la CFTC et FO remonte à mai 1998. Les cadres y ont gagné… 47 demi-journées à utiliser « à leur libre initiative », précise Renée Husson, la DRH. Avant l'accord, l'horaire moyen effectif travaillé était déjà de 36 heures, temps partiels obligent. Il est descendu à 32 heures 10 en 2002 !

Et ce ne sont pas les seuls aménagements accordés. Non contents de proposer depuis 1982 un cumul pluriannuel de congés, les laboratoires ont encore élargi les possibilités de cumul grâce au compte épargne temps, créé dans le cadre des 35 heures. « Les salariés peuvent y placer des congés payés ou des jours de RTT notamment, avec la possibilité de les débloquer sans limite », précise Renée Husson. Pour faire un tour du monde, financer un passage à temps partiel… Mieux, « un salarié souhaitant créer son entreprise peut quitter les laboratoires pendant deux ans. Il aura l'assurance de pouvoir revenir au même poste », note Philippe Brun. Rien d'étonnant pour Bruno Grange, contrôleur de gestion et représentant FO au CE : « Ici, les pratiques managériales sont marquées par l'homéopathie basée sur une approche globale et singulière de l'individu. » La vie ne se résume pas au métro, boulot, dodo. Une douzaine de salariés siègent dans des conseils municipaux, indique Bruno Grange, qui a renoncé à comptabiliser ceux ayant des activités culturelles ou sportives.

Pas question, ici, de s'oublier dans le travail. Boiron y veille, avec son nouveau « bilan d'évolution » ouvert, depuis fin 2002, à tout salarié souhaitant faire le point sur son projet professionnel ou même personnel. Le principe est fondé sur le coïnvestissement, à raison de deux demi-journées avec un coach, financées par l'entreprise et prises sur le temps libre. Chantal Béranger, 58 ans, assistante logistique, qui « vivait mal » son 4/5 dans le cadre de la préparation à la retraite, a saisi l'occasion : « Beaucoup de choses m'échappaient, je me sentais parfois inutile. Grâce à ce bilan, j'ai compris que je ne supporterais pas de partager mon poste de management, ce qui était inéluctable. » Elle a décidé de créer son poste. Depuis un an, la voilà consultante interne dans le groupe. Elle a pu « laisser bureau et téléphone, sans regret », le jour même de l'arrivée de son successeur.

3 RÉPARTIR COLLECTIVEMENT LES BÉNÉFICES

Les parcours professionnels ont beau être individualisés, le leader de l'homéopathie met le paquet sur le collectif. Le personnel est associé à la performance économique et à la redistribution des bénéfices, depuis la signature en 1979 d'un accord original, pierre angulaire de tout l'édifice social de Boiron, qui a précédé et largement dépassé les lois Auroux. Quand les gains de productivité sont au rendez-vous, ils sont partagés à 50-50 entre les salariés et l'entreprise, au-delà d'un certain seuil renégocié tous les trois ans avec les syndicats. Mieux, c'est le comité central d'entreprise qui détermine l'affectation de l'enveloppe, soit aux augmentations générales de salaire, soit au financement d'une réduction du temps de travail ou d'une innovation sociale (chèques-vacances, abondement au plan d'épargne d'entreprise, mesures ciblées sur les bas revenus, etc.). Tout ce que Christian Boiron appelle le « social-avoir ».

C'est ce système qui a permis de mettre en place la cessation anticipée d'activité sans perte de salaire et d'autres mesures comme l'aide aux salariés ayant un parent gravement malade, venant renforcer la loi Kouchner de 1999. Ou encore l'aide au projet personnel, qui a financé un album rock, un ouvrage sur la tauromachie, des expéditions polaires ou d'onéreuses procédures d'adoption d'enfants à l'étranger. « Dans la pratique, la règle est assez simple. Quand les gains sont faibles, presque toute l'enveloppe passe dans les augmentations générales de salaire. Quand ils sont élevés, on discute », note Bruno Grange, de FO, président de la commission économique du CCE.

Le système, qui rend indissociables progrès économiques et sociaux, a nombre d'avantages. Non seulement il évite à la direction de houleuses négociations avec les syndicats sur la répartition des bénéfices, la règle étant transparente et négociée. Mais encore il permet de maîtriser les charges de personnel, tombées en vingt ans de 50 % à 33 %. Et il a de sacrées vertus pédagogiques. Voilà les membres du CCE obligés de s'entendre collectivement sur le « comment répartir » et d'avoir l'œil sur les équilibres financiers. De quoi responsabiliser, souder le corps de l'entreprise. Comme le martèle Hélène Pivetta, déléguée CGT : « Le social n'est pas un cadeau. Les salariés se le paient. » Surtout, reprend Bruno Grange, « ça dépollue les rapports sociaux ». Et oblige à anticiper. En raison des départs massifs en retraite des baby-boomers, la cessation anticipée d'activité va peser sur les comptes. « À croissance constante, le coût de l'accord doublera d'ici à 2020, à 2,6 % des salaires. L'enveloppe à répartir sera plus limitée, et donc les hausses salariales. Si on veut éviter les conflits entre générations, il faudra repenser certaines répartitions. »

Jusqu'ici, la croissance sans nuage a assuré au CE un solide trésor pour ses œuvres sociales. Près de 1 million d'euros en 2002. De quoi favoriser les petits revenus et compléter des feuilles de paie loin d'être extraordinaires chez Boiron. « Nous sommes dans la moyenne du secteur », estime la DRH. Mais les salariés sont pratiquement payés sur quinze mois, si l'on cumule treizième mois, participation, intéressement. Un pharmacien débutant gagne 2 300 euros net par mois. Le salaire moyen chez les employés (60 % des effectifs) est de 1 295 euros. Les primes individuelles sont rares et les parts variables limitées : 15 % maximum pour les commerciaux. L'individualisation n'est pas de mise en matière salariale. Question de philosophie. Cela explique certains départs de collaborateurs à mi-carrière. « Il y a peu de mercenaires, mais plutôt des conquérants de longue haleine », note Philippe Brun, directeur administratif et financier.

4 ASSUMER UNE CERTAINE COGESTION

Avec 25 accords d'entreprise signés depuis 1976, sans compter les renégociations, on peut dire que ça bouillonne chez Boiron. Pourtant Christian Boiron esquive la notion de cogestion, avec laquelle il se dit « pas à l'aise ». La DRH préfère le terme de « partenariat ». Mais, chez les principaux syndicats, CFDT et FO, on revendique une forme de cogestion. « L'accord sur la redistribution des bénéfices a modifié les relations sociales. Cela induit des comportements plus responsables des élus », note Bruno Grange, de FO. « La concertation est inscrite dans les pratiques », renchérit Dominique Dimier, déléguée centrale FO. « On n'est pas d'accord sur tout avec la direction. Mais on trouve toujours un compromis en cours de route.» Les quatre syndicats présents (CFDT, CGT, CFTC et FO) ne se voient jamais proposer un accord déjà ficelé. Ils sont « systématiquement associés », selon la CFDT, à son élaboration, via des groupes de travail « d'une durée indéterminée ». Généralement d'un an. Une pratique qui met parfois les syndicats en porte-à-faux par rapport à leur confédération. « J'ai souvent des réflexions du genre : “Tu ne peux pas exercer ton droit syndical. Cette pratique dilue les problèmes” », dit Francis Macquet, de la CFDT. Pour « assurer ses arrières » lors de la signature des 35 heures, Dominique Dimier a demandé au responsable FO de la branche pharmaceutique de se déplacer.

Bref, comme le note Francis Macquet, « la vie de représentant syndical est plutôt sereine ». Pas de grève ni de débrayage dans les annales de Boiron. Antienne syndicale sans cesse répétée, comme si on s'en excusait presque : « Tout va bien. Pour l'instant. » On reconnaît bien quelques crispations lors du passage aux 35 heures chez les temps partiels, « pour qui moins 10 % d'heures travaillées ne signifie pas grand-chose », ou, récemment, lors de la mise en place d'équipes alternées en 2 x 8 face au refus de la direction de l'accompagner d'une prime d'équipe. Mais rien de grave. La manifestation la plus marquante d'un désaccord chez Boiron, c'est quand il manque une signature syndicale au bas d'un accord. À cela, plusieurs raisons : la bonne santé économique de l'entreprise et des « repères fixes », selon Philippe Brun. « Il n'y a pas de décalage entre le discours du management et celui des actionnaires. La famille Boiron est l'actionnaire majoritaire. » Le long monopole de FO, aujourd'hui battu en brèche par la CFDT, explique aussi cette stabilité.

Ce climat social est soigneusement entretenu par l'accès direct à l'information et la formation du personnel. Lors des réunions du CCE siègent, face aux deux membres de la direction, quelque 42 représentants du personnel. Car chacun des 31 établissements de Boiron France a des élus, même ceux comptant moins de 50 salariés. Depuis 2002, la direction a mis en place un module de formation pour les représentants du personnel sur le Code du travail, les conventions collectives, la jurisprudence, « d'après un contenu validé par les organisations syndicales », note la CFDT. Les salariés ne sont pas en reste : ils reçoivent mensuellement le bilan cumulé des gains de productivité. « Être transparent et communiquer donne de la crédibilité au système. C'est aussi un outil de motivation », assure la DRH. Les Laboratoires Boiron, qui investissent en moyenne 1,5 % de leur masse salariale en formation continue, proposent encore une initiation d'une journée à la « compréhension des mécanismes économiques de l'entreprise ». La moitié du personnel en a déjà bénéficié.

5 GÉRER LA COMPLEXITÉ DE L'ORGANISATION

Le temple de l'homéopathie aurait-il tout du paradis ? Force est de constater que le turn-over est faible (7 %, y compris les départs en retraite et les fins de CDD) et l'absentéisme contenu à 5 %. Mais cet éden se mérite. « À lire la presse, on a le sentiment que ça ronronne. Mais l'organisation est très complexe », souligne Philippe Brun, directeur administratif et financier, qui se dépeint en mécano en raison du « reengineering permanent » entre les départs anticipés en retraite, la palette élargie des temps partiels, les horaires individualisés… Sans compter les difficultés à faire des réunions de service : « Il n'y a pratiquement pas de jour où tout le monde est présent sur le lieu de travail », commente un cadre. Certains services ont même mis en place des cahiers où sont retranscrits les comptes rendus des réunions, que doivent obligatoirement signer les absents après en avoir lu le contenu.

« On demande aux animateurs d'équipe de gérer la complexité, reconnaît la DRH. Mais il y a une culture, et une pratique, de remise en cause permanente de l'organisation s'appuyant sur une certaine gymnastique d'esprit et une capacité d'anticipation. » De fait, la GRH est de longue date complètement décentralisée au niveau des services, où le responsable est seul maître à bord. Son guide-line : le volume global d'heures travaillées. Il est libre d'accorder tous les aménagements horaires, les temps partiels qu'il souhaite, sans en référer plus haut, à charge pour lui de maîtriser l'enveloppe. Et la gestion se fait au plus près. « Il n'y a pas forcément une hausse des effectifs à hauteur de l'augmentation de l'activité, puisqu'il y a une recherche de gain de productivité », indique un cadre. De quoi susciter parfois des regrets. « Quand un employé en cessation anticipée d'activité passe à 32 heures, il n'y a pas une embauche simultanée pour compenser les trois heures hebdomadaires. La surcharge de travail se reporte momentanément sur l'équipe », observe un salarié.

Reste que Boiron France, qui compte 11,7% de CDD, a pratiquement banni l'intérim. Il faut dire que la forte flexibilité interne – une possibilité de fluctuation de plus ou moins 35 heures par rapport à l'horaire mensuel de référence – autorise une sacrée souplesse. Le dispositif est bien cadré, précise Dominique Dimier, de FO : « Basé sur le volontariat des salariés, même si l'entreprise peut l'imposer dans certains cas. Reste que les gens n'osent pas refuser de faire des heures en plus. Ils ont peur, ce qui est infondé, de voir retoqué par exemple leur temps partiel choisi. Mais il est vrai qu'un salarié à temps partiel qui refuse en permanence de donner un coup de main en cas de surcharge de travail, à force ça passe mal. »

Prisonniers du donnant-donnant ? À Lille, Lydie Nègre, la combative déléguée CGT, pointe cependant de gros dépassements d'horaires : « Certains salariés affichent + 40 ou + 60 heures au compteur. » Des abus que Dominique Dimier, déléguée centrale FO, conteste : « Trop d'heures réalisées dans le cadre de la flexibilité peuvent cacher un sous-effectif. Mais les dérapages sont peu fréquents, et vite rééquilibrés par des embauches. » Reste que, pour la CGT, les plus exposés sont les laboratoires régionaux, véritables ruches assurant préparation et distribution en flux tendu sur demande des pharmaciens, bien loin du rythme maîtrisé de la production à Lyon. Ce n'est pas la seule doléance des régions : « Le management participatif se gagne petit à petit, à mesure des implantations syndicales. Il faut se battre pour faire respecter les accords-cadres Boiron et pour que les salariés aient les mêmes avantages qu'à Lyon », reprend Sylvie Grenouillet, déléguée CFDT à Belfort. Ici, en 2000, l'organisation choisie dans le cadre de la RTT, et signée préalablement « par des élus sans étiquette n'y connaissant rien », a été renégociée. Y aurait-il des problèmes de transmission sociale du siège lyonnais à la périphérie ?

6 OUVRIR EN PERMANENCE DE NOUVEAUX CHANTIERS

Des échanges sur les bonnes pratiques de management ont, pourtant, été initiés chez Boiron en 1999 via des « forums d'animation » triennaux, réservés à l'encadrement. L'occasion aussi de débroussailler des thèmes, ensuite réintégrés dans la formation continue, tels que la confiance, la motivation ou « libérer l'énergie du désaccord ». En février, les 300 animateurs d'équipes ont travaillé un nouveau sujet, « gonflé et casse-gueule » de l'aveu de certains : l'authenticité. Ateliers d'« art dédramatique » pour identifier les blocages, d'improvisation style commedia dell'arte, travail avec des clowns : il a été enjoint à l'encadrement de poser le masque. Pas dans un objectif de développement personnel, mais dans l'idée de lui donner un outil de management. « L'authenticité est le plus puissant levier de management qui existe, la seule chose qui ne puisse jamais être déléguée, estime Thierry Montfort. Il faut savoir exprimer ce que l'on pense, si l'on ne veut pas tomber dans le consensus mou. C'est un vrai risque dans toute entreprise. »

Le chantier de l'authenticité promet d'être long, estime la DRH. Ce ne sera pas le premier du genre chez le leader mondial de l'homéopathie. Depuis fin 1999, des cadres et des employés, de tous âges et de toutes fonctions, se retrouvent régulièrement dans un groupe de réflexion « âge, évolution, travail ». « On y traite des problèmes de santé au travail, de l'intégration des jeunes, mais surtout du rapport au travail, qui évolue selon les âges, les générations, les moments de la vie. La vision classique études, travail, retraite est dépassée. Comme l'est l'idée d'imposer à tous un âge automatique pour prendre sa retraite. Quel peintre dépose ses pinceaux à 60 ans ? » souligne Thierry Montfort, parfaitement en phase avec son président. Avoir toujours une longueur sociale d'avance pour garantir la compétitivité, c'est bel et bien la marque de fabrique des Laboratoires Boiron.

Entretien avec Christian Boiron
« Associer le travail après 60 ans à la souffrance, ou la retraite au bonheur, est ridicule »

Christian Boiron est tombé tout petit dans l'homéopathie. Il raconte facilement la caverne d'Ali Baba que représentaient pour lui les cuves de teinture mère entreposées à l'époque sous la pharmacie familiale. Évidemment, l'ascension de l'héritier des laboratoires lyonnais a été rapide. Diplômé en pharmacie et gestion, il entre dans l'entreprise à 23 ans, comme responsable export. Il devient directeur général six ans après, en 1976, puis président en 1983. Une époque à laquelle il est très investi au Centre des jeunes dirigeants, poil à gratter du patronat. Il tâtera même de la politique, adjoint au maire chargé du développement économique international (1989-1992) sous Michel Noir. Passionné de peinture, de psychologie, d'écriture, il ne consacre plus qu'une poignée d'heures par jour aux laboratoires. Pour prendre du recul.

Pourquoi avoir choisi le thème de l'authenticité en matière de management ?

La richesse d'une entreprise, c'est essentiellement son capital humain. Pour que les salariés d'une entreprise donnent le meilleur d'eux-mêmes, il faut qu'ils se sentent la possibilité d'être eux-mêmes, d'exprimer vraiment leur personnalité, aussi bien dans la formulation créative d'une idée que dans l'opposition, difficile mais parfois indispensable, à la pensée majoritaire. Dans la culture européenne, l'expression authentique de soi-même n'est pas si courante. Il est nécessaire de l'encourager.

Vous revendiquez une gestion à l'écoute des gens. A-t-on besoin d'un contre-pouvoir syndical ?

Oui, même si ce contre-pouvoir n'est pas toujours agréable, ni confortable. De toute façon, il est légal. Nous tentons de faire de cette obligation un atout pour l'entreprise. J'ai ainsi organisé le comité d'entreprise pour qu'il soit un vrai conseil de gestion. Il est possible d'avoir avec les représentants syndicaux un dialogue constructif, fondé sur le respect et la considération réciproques.

Boiron compte 76 % de femmes mais aucune au comité de direction…

De manière générale, je ne pense pas qu'il y ait une volonté des hommes de brider les carrières féminines. Mais il y a des croyances machistes sur les valeurs nécessaires pour occuper un poste de responsabilité. Il faut les retravailler. Et nous comptons tout de même 52 % de femmes cadres.

Vous avez créé la fonction de « maîtresse de maison ». La porte ouverte à une confusion entre vie professionnelle et vie privée ?

L'entreprise est une maison. Fermer les yeux sur cette réalité ne la change pas. Les salariés passent plus de temps dans l'entreprise que chez eux. Ils y vivent, y sont heureux ou malheureux. Aucun n'abandonne sa vie privée au seuil de l'entreprise. Il y a une osmose permanente entre le professionnel et le privé. Nous essayons de créer une ambiance favorable à l'épanouissement des salariés. Car nous croyons qu'il est la clé du résultat économique de l'entreprise et de l'avancement de son projet. Mais nous n'avons aucune volonté paternaliste. Nous mettons tout en œuvre pour favoriser la responsabilité individuelle et l'expression de la personnalité dans une relation le plus possible d'égal à égal.

Vous comptez parmi les patrons favorables à la RTT. Vous aviez même préconisé les 32 heures. Vous persistez ?

Distinguons l'entreprise de la société. Dans l'entreprise, nous avons mis au point nombre d'accords sociaux favorisant l'individualisation du temps de travail, dans une possibilité mutuelle de souplesse. Les besoins de l'entreprise sont aussi flexibles et évolutifs que ceux de l'individu. La gestion individualisante du temps de travail est difficile, mais possible et payante pour tout le monde. Au niveau de la société, je suis favorable à une réduction du temps de travail, mais dans la souplesse et l'incitation comme le proposait la première loi Aubry. Alors que la seconde était une loi inique et inadaptée : elle s'imposait à toutes les entreprises de la même façon. Les politiques ont manqué le coche. S'ils s'étaient arrêtés à Aubry I, ils auraient ringardisé les entreprises refusant les 35 heures…

Je suis persuadé que la réduction du temps de travail est bénéfique à la société. Nous travaillons trop, en un temps trop réduit. Je suis partisan d'une répartition du travail de 10 à 90 ans, avec des moyennes horaires différentes, selon les aspirations des individus, leurs capacités de travail qui évoluent au cours de leur vie. Cela permettrait de s'investir dans la famille, le monde associatif…

Découper les temps de vie entre formation, travail, retraite est dépassé. Le travail est une composante de l'être vivant. Il vaut mieux l'intégrer dans la vie.

Que pensez-vous de la réforme des retraites ?

S'il s'agit d'une étape, elle va dans le bon sens. Mais la question n'est pas abordée correctement. D'un côté, le Medef martèle « il faut faire des efforts, travailler plus longtemps », de l'autre, des syndicats s'arc-boutent sur le « on a assez souffert ». Chacun est dans son jeu de rôle. Mais de quoi parle-t-on ? Le travail est-il un droit, un devoir, les deux ? Associer systématiquement le travail après 60 ans à la souffrance, ou la retraite au bonheur, est ridicule. Il n'y a pas incompatibilité entre le bonheur et le travail, qui est plutôt synonyme aujourd'hui d'épanouissement que d'asservissement. Il y a beaucoup à faire pour modifier les attitudes psychologiques sur ce sujet.

Le développement durable est-il une mode ou une lame de fond ?

L'idée est essentiellement bonne, même si la durabilité peut parfois être un objectif contestable. Mais la meilleure réponse n'est pas d'abord dans la réglementation, mais d'abord dans la conscience collective des enjeux et des problèmes. Notre société est de plus en plus marquée du sceau de la complexité et du doute. Évitons les raisonnements trop binaires.

Propos recueillis par Denis Boissard et Anne Fairise

Auteur

  • Anne Fairise