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Vie des entreprises

Jean-Pierre Uhry fait vivre la démocratie au sein de la SSII Alma

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.06.2003 | Frédéric Rey

Dirigeants élus, salariés associés aux décisions stratégiques, transparence des rémunérations, large autonomie accordée à chacun… Alma, une SSII grenobloise de 65 salariés associés, pratique la démocratie directe depuis plus de vingt ans. Le tout sous la houlette d'un ancien maoïste passé par le CNRS.

Vue de l'extérieur, Alma ressemble à n'importe quelle autre société de services en ingénierie informatique : des bâtiments passe-partout situés dans une zone industrielle de la banlieue grenobloise, des plantes vertes dans le hall d'entrée, un coin café. Mais, sitôt passée la porte, cette PME n'a plus rien à voir avec ses concurrentes. Fondée en 1981 par une poignée d'universitaires, Alma a adopté le statut de société coopérative ouvrière de production (Scop). Les 65 personnes employées sont à la fois salariées et propriétaires à 100 % de leur entreprise. Un statut qui induit un mode de fonctionnement et des comportements sensiblement différents de ceux en vigueur dans le monde du travail : totale liberté d'expression, responsabilisation très poussée des individus, fort sentiment d'appartenance à l'entreprise… c'est tout cela la marque de fabrique d'Alma. Sans oublier la convivialité. Dans chacun des deux bâtiments, un bar installé au cœur des bureaux tient lieu de place publique. « J'ai beaucoup plus de plaisir à venir travailler », reconnaît Sylvie Blanchard, chef de projet.

Mais le management d'une Scop suppose aussi de se plier à des règles drastiques. La collégialité des décisions exige des dirigeants d'être beaucoup plus transparents et persuasifs. « Nous sommes une petite république », estime Jean-Pierre Uhry, le président du directoire. Ce chercheur, qui a participé à la création d'Alma, remet tous les trois ans son poste en jeu en le soumettant au vote de la communauté. Une aventure qui dure depuis maintenant vingt-deux ans.

1 TRANSPOSER LA CITOYENNETÉ DANS L'ENTREPRISE

Diplôme d'une école de commerce, troisième cycle en marketing et MBA en Italie… Avec un CV aussi fourni et onze ans d'expérience, Claire Malzac pouvait faire carrière dans le service marketing d'une grande entreprise. Elle a choisi une tout autre voie, en démissionnant de Barilla pour rejoindre Alma en 1999 : « J'ai accepté des concessions financières. Ce que je gagne aujourd'hui dans l'année correspond au seul bonus du DRH de Barilla, mais je ne regrette rien. Tous les jours, poursuit cette responsable de service, j'ai la possibilité d'exprimer ma propre conception de l'entreprise, de décider de la manière dont je vais pouvoir la vivre. »

Autre cas, celui de Sylvie Blanchard, qui a passé dix ans dans une SSII de la région Rhône-Alpes, qu'elle a quittée en 1998, écœurée par le comportement de son employeur : « Un groupe plus important avait racheté l'entreprise, mais je ne l'ai appris qu'à la dernière minute, juste avant que les nouveaux dirigeants débarquent. Comme les autres salariés, je n'étais qu'un pion que l'on place et déplace. Notre avis ne comptait pour rien dans aucune décision. Ici, au moins, nous avons tous voix au chapitre, en exerçant notamment notre droit de vote. »

Chez Alma, comme dans toutes les Scop, les salariés participent à la gestion de l'entreprise, chacun ayant le même poids dans le vote, quelle que soit la part de capital détenu. Au terme d'un an de présence, toute nouvelle recrue peut devenir coopérateur et participer à l'assemblée générale annuelle. « Plus on grossissait et plus cette assemblée se transformait en une chambre d'enregistrement. Au-delà d'une certaine taille, ce fonctionnement démocratique risquait de devenir pesant », souligne cependant Jean-Pierre Uhry. Après discussion avec l'ensemble du personnel, la communauté Alma a décidé d'organiser en parallèle une réunion mensuelle au niveau de chacun des trois départements (informatique, productique, Internet) qui composent l'entreprise. « Aucun sujet n'est tabou et la liberté d'expression est totale, souligne Emmanuel Jantet. Nous avons discuté ensemble de l'opportunité de racheter Sapex, une société éditrice de logiciels de CFAO (conception et fabrication assistées par ordinateur). Ce débat ne nous a pas empêchés d'être aussi réactifs qu'une entreprise traditionnelle et d'emporter la mise par rapport à nos concurrents. »

Les salariés sont même associés aux processus de recrutement et peuvent se prononcer sur l'embauche d'un candidat. Pour les sujets transversaux, tels que la mise en œuvre des 35 heures, des groupes interdépartements sont mis sur pied afin d'élaborer des propositions. Alma a même poussé le souci de la participation des salariés à la vie de l'entreprise jusqu'à organiser l'élection des dirigeants par l'ensemble des associés. Tous les trois ans, le personnel est appelé à désigner les trois personnes du comité de direction, les trois membres du conseil de surveillance, ainsi que les responsables des départements de la Scop. « Nous n'avons pas le sentiment d'appartenir à une entreprise, c'est elle qui nous appartient et cela change tout dans la façon d'être », souligne Emmanuel Jantet. Cet ingénieur en poste depuis cinq ans chez Alma a aussi été élu par ses pairs pour y jouer le rôle de délégué du personnel : « Nous y sommes obligés par la loi, mais nous vivons des situations parfois complètement schizophréniques. Nous jonglons en permanence entre notre rôle de représentant et notre casquette d'actionnaire. » Aucune section syndicale n'a encore été créée au sein de la SSII…

2 VEILLER À UNE TRANSPARENCE TOTALE

Corollaire de cette démocratie directe, Alma joue pleinement la carte de l'information, sans aucune limite. « Tous les dossiers peuvent être consultés par les coopérateurs avant la tenue de l'assemblée générale », précise Jean-Pierre Uhry. Dans cette entreprise, même la délicate question des salaires n'est pas taboue. Et pour cause, de l'hôtesse d'accueil jusqu'au président du directoire, les rémunérations de chacun sont divulguées lors des assemblées générales. « Cela n'empêche pas pour autant les commentaires, souligne Claire Malzac, une des trois responsables de département. En arrivant chez Alma, j'ai été interpellée par d'autres personnes sur le niveau de mon salaire qui était jugé très élevé par rapport aux pratiques de la maison. J'ai été obligée d'expliquer que j'avais fait des concessions financières. Car, par rapport à mon dernier poste occupé, mes revenus diminuaient de 30 %. »

Le processus d'attribution des augmentations obéit au même souci de transparence. Le montant des enveloppes est décidé au niveau du comité de direction, puis présenté et discuté en assemblée générale. Dans une seconde étape, chaque chef de département procède à une répartition individuelle. Dans les départements productique et Internet, chacun reçoit une même somme, destinée à compenser l'augmentation du coût de la vie. Choix radicalement opposé de l'autre côté du couloir, dans le département informatique, où la responsable préfère distribuer les augmentations au mérite. « Nous devons nous expliquer sur les raisons de notre choix devant toute l'équipe, raconte Claire Malzac. Dans ce système, notre légitimité de dirigeant n'est nullement justifiée par notre rang hiérarchique. On ne peut pas se contenter de dire que c'est comme ça, un point c'est tout ! Au contraire, nous devons nous efforcer de convaincre et de justifier nos décisions. » Pour Jean-Pierre Uhry, le président du directoire, ce mode de fonctionnement impose aux dirigeants de bien préparer et de connaître parfaitement leurs dossiers : « C'est souvent enrichissant lorsque surgissent des questions auxquelles nous n'avions pas pensé. Mais cela peut parfois être exaspérant d'être contestés, particulièrement lorsque nous sommes sûrs de notre position. »

3 RENFORCER L'AUTONOMIE DES SALARIÉS

Une vingtaine de personnes dans les années 90, soixante-cinq aujourd'hui. Pour poursuivre son développement sans remettre en cause ses principes démocratiques, Alma a opté pour un système de gestion très fortement décentralisé. Les trois départements créés fonctionnent comme des microsociétés. C'est au niveau de chacune de ces « scopettes », comme les surnomment les salariés associés, que les plans de développement sont élaborés. Les arbitrages sur les investissements sont ensuite votés en assemblée générale. Si chaque département est comptable de sa propre rentabilité, les risques sont supportés par l'ensemble de l'entreprise. Jusque dans une certaine mesure.

D'un département à l'autre, les pratiques sociales ne sont pas toujours identiques. « Nous avons très peu de procédures écrites », précise Sylvie Blanchard, membre du conseil de surveillance, qui consacre 20 % de son temps aux ressources humaines d'Alma. Du coup, les décisions varient parfois en fonction du tempérament du responsable et de la nature de l'activité. Pour les augmentations individuelles comme pour les congés. « Dans mon service, il n'y a aucune autorisation à obtenir du responsable. Dans un autre, la hiérarchie peut demander à valider les demandes de congés », précise Emmanuel Jantet, le délégué du personnel.

Le coopérateur d'Alma dispose d'une large autonomie dans son travail, élément indispensable à un bon développement personnel, selon Jean-Pierre Uhry : « Ici, il est tout à fait possible de se tailler un poste à sa guise. Cette autonomie au sein de l'équipe offre d'exceptionnelles capacités d'intrapreneuriat. Ce système produit une pépinière de jeunes responsables capables de manager de petites activités. Alma en compte une dizaine aujourd'hui. » Cette opportunité a séduit Jérôme Martin, un ingénieur de 30 ans : « J'ai retrouvé l'atmosphère d'un laboratoire de recherche. Alma est une entreprise très peu hiérarchisée où il n'existe pas de contrôle de l'activité, ni des horaires. Chacun accepte de prendre en charge un projet et détermine un délai pour sa réalisation. »

Mais ce mode de fonctionnement ne convient pas à tout le monde. « Certaines personnes qui ont besoin d'être cornaquées ou étroitement encadrées ne se sentent pas à l'aise, constate Sylvie Blanchard. Paradoxalement, il faut être mentalement bien structuré pour pouvoir travailler ici. En dépit de ce fonctionnement très démocratique, la pression n'est pas absente. Celle-ci n'est pas le fait de la hiérarchie, mais elle vient de cet engagement dans le collectif. » Dans son service, un jeune universitaire a complètement craqué au bout de quelques mois. « Il s'est retrouvé totalement débordé par son travail pour n'avoir pas su marquer certaines limites, poursuit Sylvie Blanchard. Sa démission nous a surpris, car nous n'avions absolument rien vu venir. Nous n'avons pas pu l'aider. » Un départ, qui, selon elle, a eu le mérite de révéler des lacunes dans la gestion des ressources humaines et « notamment dans l'intégration des nouveaux embauchés ».

4 DOSER RÉALITÉ ÉCONOMIQUE ET EXIGENCES SOCIALES

Alma, fondée en même temps que Microsoft, n'est pas une classique success story. Ici, pas d'exhortation au profit maximal ou de dévotion envers les hauts potentiels… « Nous n'avons pas fait un dogme de l'ultraperformance, souligne Jean-Pierre Uhry. Notre projet a un caractère hédoniste. Nous voulons gagner correctement notre vie tout en étant heureux au travail. Notre plaisir est dans l'excellence de l'artisanat. » Depuis sa création, Alma surfe sur une croissance plutôt raisonnable de l'ordre de 5 % en moyenne par an, alors que les entreprises de ce secteur flirtent souvent avec des taux à deux chiffres.

Mais, à l'inverse, le turnover est beaucoup moins élevé que dans les SSII traditionnelles. Pour ce qui est du département productique, par exemple, aucun départ n'a été enregistré au cours des trois dernières années. « Je n'envie en rien la vie professionnelle de mes amis employés par des SSII standards, souligne Jérôme Martin. Beaucoup d'entre eux sont assujettis à des clauses de mobilité. Leur direction peut leur demander de déménager à tout moment pour aller n'importe où. » Il est vrai que les salariés associés d'Alma ne sont pas soumis à la pression financière en vigueur dans les entreprises cotées en Bourse.

Lorsqu'il a fallu mettre en place les 35 heures, les coopérateurs ont accepté une diminution de 5 % de leur activité et de leurs revenus. « Une majorité était d'accord pour travailler moins, mais sans augmenter les cadences de travail », souligne Jean-Pierre Uhry. « Le but du jeu n'est pas de devenir millionnaire, même si nous nous rendons compte que nous pourrions mettre davantage l'accent sur la performance », estime Emmanuel Jantet. Après cinq ans d'ancienneté dans la Scop, Claire Malzac est encore parfois surprise par ce mode de gestion : « Il n'existe aucun ratio de productivité. J'ai souvent une lecture plus gestionnaire et économique au sein de l'entreprise. Lorsque j'ai repris, il y a trois ans, la direction du département informatique, où un tiers de l'effectif venait d'être licencié, Jean-Pierre Uhry m'a demandé de tout faire pour retrouver un bon climat social au sein de ce service, alors que ma priorité était de chercher à renouer avec des résultats positifs. »

Si Alma a choisi un modèle de croissance maîtrisée, les coopérateurs ne tournent pas pour autant le dos aux réalités économiques. Pour la première fois dans son histoire, Alma a mis en œuvre, en 2000, une restructuration dans une des trois branches d'activité, aboutissant à la suppression de neuf emplois sur trente : « Notre situation globale était positive, mais les résultats du département informatique étaient dans le rouge et les rapports se détérioraient au sein de l'équipe, explique Jean-Pierre Uhry. Il fallait réduire la voilure afin d'éviter une situation encore plus dangereuse pour l'avenir de l'entreprise. » Une assemblée générale a donc été convoquée avec, à l'ordre du jour, le plan social proposé par le comité de direction. À la surprise générale, les salariés du département concerné, qui s'étaient au préalable réunis, se sont prononcés à l'unanimité pour la réduction des effectifs.

« Même si l'impératif économique était bien compris, personne n'était vraiment très à l'aise, poursuit Jean-Pierre Uhry. Mais nous avons été encore plus déstabilisés lorsqu'il a fallu désigner les personnes à licencier. Cette étape a été vécue comme un traumatisme par l'ensemble du personnel. » La PME a proposé un plan d'accompagnement avec une promesse de réembauche si la personne était toujours au chômage un an après. Mais la majorité des salariés a préféré une option départ avec un gros montant d'indemnités.

5 RÉMUNÉRER DE FAÇON ÉGALITAIRE

Entre un magasinier débutant et le P-DG fondateur de l'entreprise, l'écart de salaire se situe dans une fourchette de un à trois. À 58 ans et après vingt-deux années de présence à la tête de la Scop, Jean-Pierre Uhry perçoit un salaire brut mensuel de… 4 880 euros. Chef de projet au sein du département Internet, Sylvie Blanchard touche 2 700 euros. « En quittant ma précédente entreprise, j'ai perdu le treizième mois et les avantages du comité d'entreprise, raconte la jeune femme. Il est clair que ceux qui aspirent à s'enrichir ne restent pas. » Les salaires inférieurs de 20 % par rapport au marché des sociétés informatiques ne sont que partiellement compensés par une politique de partage des gains. Chez Alma, 70 % des résultats sont redistribués aux salariés actionnaires. « Lorsque la Scop gagne de l'argent, précise Jean-Pierre Uhry, tout le monde en profite avec l'intéressement et la participation. Pour pouvoir ouvrir la hiérarchie des salaires, il faudrait augmenter les résultats. » Et modifier les critères de répartition, car l'intéressement est réparti de façon totalement égalitaire, tout comme les primes semestrielles. Des critères d'ancienneté et de niveau de salaire ont été instaurés pour l'attribution de la participation, mais ils jouent de façon marginale.

Certes, personne ne songe aujourd'hui à remettre en cause ce principe d'égalité, mais plusieurs coopérateurs revendiquent une part d'individualisation. Claire Malzac, la responsable de l'un des trois départements, s'est déjà engagée dans cette voie en abandonnant l'usage des augmentations salariales égales pour tous. De leur côté, les commerciaux, qui ne touchent aucune commission, aimeraient qu'une partie de leur rémunération soit directement liée à leur performance. « Certes, le sentiment d'appartenance au collectif est très appréciable, souligne Sandrine Vercelly, employée au service de distribution informatique. Contrairement à ce qui se passe dans d'autres entreprises, la répartition des portefeuilles entre nous fait l'objet d'une concertation. Mais notre rémunération ne tient pas compte de notre contribution individuelle et je souhaite que l'on réfléchisse à un moyen de faire évoluer cette politique. »

Elle n'est pas la seule à réclamer une réforme du système. Car si l'équité est préservée, cette politique salariale nuit à l'attractivité d'Alma auprès des cadres ou des commerciaux confirmés. « Lorsque des personnes expérimentées choisissent de nous rejoindre, elles ont généralement vécu une rupture avec leur entreprise », précise Jean-Pierre Uhry. Soucieux de répondre à cette revendication, les dirigeants d'Alma ont annoncé la mise en place de groupes de travail sur l'évolution de la rémunération et l'éventuelle prise en compte d'une contribution individuelle. Le débat promet d'être animé. « L'individualisation ne correspond pas à notre projet d'entreprise », estime Jérôme Martin. « Il existe bien d'autres moyens de motiver les individus que l'argent », ajoute ce jeune ingénieur. Mais comme toujours chez Alma, la décision finale reviendra à la majorité des salariés associés.

Entretien avec Jean-Pierre Uhry :
« L'absence de démocratie participative dans l'entreprise est une vraie erreur de gestion »

S'il arrive à Jean-Pierre Uhry de piquer des colères contre des pauses-café à rallonge, c'est sa seule concession à un comportement « patronal ».Ce dirigeant de 58 ans, pour le moins atypique, estime que le travail doit d'abord rendre heureux. Pas d'obligation de reporting pour ses cadres, mais des explications à fournir lorsque des salariés arrivent au bureau en faisant la tête. Ancien militant d'extrême gauche, cet ingénieur des Ponts, allergique à l'autoritarisme et à la bureaucratie, s'est fait renvoyer du ministère de l'Équipement à la suite d'une action syndicale. Devenu chercheur dans une unité du CNRS en mathématiques appliquées au transport, il va créer un lieu de valorisation de la recherche en informatique. C'est ainsi qu'est née Alma, avec un statut de Scop pour lui garantir une complète autonomie. Le développement rapide de la PME a nécessité que son fondateur démissionne du CNRS pour se consacrer entièrement à Alma. Jean-Pierre Uhry a déjà songé à passer la main, mais la transmission n'est pas encore à l'ordre du jour. Car ce « primus inter pares » continue d'être plébiscité par ses associés.

Quel rôle les Scop jouent-elles aujourd'hui

Avec seulement 20 000 personnes employées, les coopératives ne peuvent pas peser grandement dans la vie économique et sociale. Mais il vaut mieux être exemplaire en étant petit que l'inverse. Le rôle d'une Scop, c'est d'être un laboratoire, un terrain d'expérimentation, notamment de la démocratie participative, et de proposer des idées qui peuvent inspirer les autres entreprises. Chez Alma, nous tenons fortement à conserver ce moteur de l'innovation. Malheureusement, si nous voulions créer aujourd'hui une SSII avec ce statut coopératif, cette aventure serait beaucoup plus dure, faute de capitaux suffisants. Notre activité nécessite plus qu'auparavant d'importants investissements, et les Scop rencontrent beaucoup de difficultés à faire appel à des capitaux extérieurs. Et vous ne trouverez personne pour prendre des risques importants à vos côtés dans un système où un homme égale une voix. Les nouvelles Scop qui voient le jour sont beaucoup plus petites et concernent des domaines moins exigeants en capitaux.

Quelles sont les limites à la démocratie participative ?

J'en vois trois. D'abord, avec le temps, il existe une certaine tendance à l'institutionnalisation, d'autant plus forte quand l'entreprise se développe. Les personnes ne se saisissent pas du droit à l'information et s'en remettent au dirigeant. C'est la raison pour laquelle nous avons créé des « scopettes » bénéficiant d'une large autonomie afin de relancer cette dynamique. L'autre limite tient aux mécanismes décisionnels qui ne peuvent pas toujours être complètement partagés avec la communauté. En fait, c'est une démocratie partielle. La décision finale revient souvent aux dirigeants, sinon personne n'est responsable de rien. C'est en particulier le cas de la vision stratégique de l'entreprise qui est portée par une personne plutôt que par le collectif. La dernière limite est la sanction économique. Notre modèle de démocratie a connu sa vraie crise au moment des licenciements collectifs. Nous étions en pleine contradiction. D'une part, nous invitons tous les individus à devenir des citoyens de l'entreprise, de l'autre, nous décidons de priver certains de cette citoyenneté au nom de raisons économiques. On n'exclut pas des gens de sa famille. Personnellement, je n'étais pas à l'aise d'avoir fait approuver un plan de licenciement par les salariés eux-mêmes, même si celui-ci était nécessaire pour notre avenir. Trop de Scop meurent de ne pas faire de réduction d'effectifs.

Qu'est-ce qui, dans l'expérience des Scop, pourrait être transposé à d'autres entreprises ?

Dans une entreprise classique, cette démocratie partielle est quasiment inexistante et c'est, à mon avis, une vraie erreur de gestion. Les entreprises se privent non seulement d'intelligence collective, mais cette non-prise en compte des salariés dans les discussions a aussi pour conséquence de minorer leur place et leur implication dans l'entreprise. Je pense que certaines entreprises commencent à s'en rendre compte et à faire évoluer cet état de fait. On ne va pas pouvoir accepter indéfiniment de couper la citoyenneté du monde de l'entreprise. Face à l'internationalisation des groupes, au pouvoir de plus en plus fort des actionnaires, cette revendication de démocratie politique à l'intérieur de l'entreprise ne va faire que s'affirmer. À ce sujet, les Scop ont accumulé une expérience qui peut profiter aux autres entreprises.

Le fait d'être à la fois salarié et actionnaire responsabilise-t-il davantage les individus ?

Les coopérateurs sont très sensibles à l'aspect économique. Ils ont accepté le principe d'une réduction des effectifs. Chez Alma, par exemple, il est impossible de discuter d'augmentation des salaires sans parler d'améliorer la performance économique. Ce niveau de conscience est aussi perceptible lors des élections des dirigeants. Les associés ne voteront pas pour le plus démago, mais pour le meilleur gestionnaire. Il faut toutefois se garder d'avoir une vision idyllique de la Scop. Tout le monde ne s'inscrit pas facilement dans un modèle d'associé. Prenons l'exemple de la contribution personnelle aux résultats : certaines personnes vont se limiter au travail prescrit et rien de plus. Elles se positionnent alors dans un rapport de rémunération sans lien avec leur utilité pour l'organisation, mais conçu comme une rétribution de leur force de travail. Les Scop, mélangeant le statut de salarié et d'associé, sont des lieux de tiraillement. Nous avons opté pour le salariat plus par défaut que par choix.

Que reprochez-vous au salariat ?

C'est l'un des pires contrats possibles. Hormis le salaire et le temps de travail, le reste est flou et subjectif. Quels sont les éléments pour juger de l'insuffisance d'un travail ?

Les coopératives espagnoles fonctionnent avec un statut qui relève davantage du partenariat que du salariat. Elles versent une avance sur le revenu de la coopérative et ajustent en fin d'année. Le problème en France, c'est l'écart existant entre le statut de salarié et celui d'artisan. On n'observe pas de telles différences par exemple en Finlande, où tout le monde bénéficie d'une protection identique.

Que pensez-vous des niveaux actuels de rémunération des dirigeants d'entreprise ?

Rien ne peut justifier de tels niveaux. Nous sommes entrés dans un système où, comme des footballeurs, ils gagnent des sommes disproportionnées. C'est impensable chez Alma. Des gens qui ont de la valeur pour l'entreprise pourraient prétendre à des salaires plus importants, comme les commerciaux qui ne sont pas commissionnés.

Je me suis toujours demandé ce qui se passerait si quelqu'un venait me faire un chantage au salaire en mettant sa démission dans la balance. Mais cela ne s'est jamais produit.

Comment avez-vous réagi aux 35 heures ?

Sur le fond, je ne trouve pas cette réforme formidable. C'est la première réforme qui n'a pas été énergiquement réclamée par les intéressés.

C'était parfaitement perceptible lors des débats que nous avons eus chez Alma où la RTT est en place depuis juillet 1999. Cette mesure était plus présentée comme une mesure de solidarité que comme un moyen d'améliorer la qualité de vie. Les coopérateurs d'Alma ne voulaient pas d'une réduction du temps de travail qui aurait eu pour conséquence d'augmenter la pression. Un choix que je partageais complètement.

Propos recueillis par Denis Boissard et Frédéric Rey

Auteur

  • Frédéric Rey