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Débat

Comment réhabiliter la valeur travail ?

Débat | publié le : 01.05.2003 |

Passage aux 35 heures, persistance d'un chômage de masse, mise au rebut des salariés âgés et précarisation de l'emploi ont contribué à désacraliser la valeur travail. Comment lui redonner du sens et de l'intérêt ? C'est à cette question qu'un rapport du Conseil économique et social répondra d'ici à l'été, sur la demande du gouvernement. En attendant, un responsable du CJD, un universitaire et un chercheur apportent leurs solutions.

« Un minimum de stabilité et de garanties sont nécessaires à l'épanouissement. »

MICHEL GOLLAC Chercheur au Centre d'études de l'emploi.

Faut-il réhabiliter la valeur travail ? Et d'abord, en a-t-elle vraiment besoin ? Certes le travail ne tient plus la même place dans les débats intellectuels ou les créations littéraires. Doit-on en conclure qu'il tient une moindre place dans les préoccupations de nos contemporains ? En fait, lorsqu'on leur demande ce qui, pour eux, est le plus important dans la vie pour être heureux, le travail est, avec la santé et la famille, le thème qu'ils évoquent le plus fréquemment. Et cette référence au travail est, quasiment, toujours positive.

La valeur pratique du travail est en hausse, d'abord parce qu'on est moins assuré que jadis d'en avoir un. Ce sont les catégories les plus menacées par le chômage qui font le plus référence au travail dans leur définition du bonheur ; et les observations sociologiques montrent que la détresse des chômeurs ne se limite pas aux effets, si graves soient-ils, d'une perte de revenus.

Le travail occupe aussi davantage les pensées parce que son intensité a beaucoup augmenté depuis quinze à vingt ans. On pense davantage au travail hors de son lieu de travail. On s'angoisse plus pour son travail parce que la pression a augmenté et, avec elle, l'incertitude sur sa propre capacité à y faire face.

Mais accorder de la valeur au travail ne veut pas forcément dire accorder une valeur positive à son travail. Dans les catégories populaires, l'emploi est valorisé mais le travail n'apporte pas de bonheur. Les catégories supérieures, au contraire, trouvent dans le travail des motifs de plaisir mais se plaignent qu'il les empêche d'accéder à d'autres sources d'épanouissement.

Face à ces contradictions et à ces malaises, il est vain de vouloir, à l'instar des régimes totalitaires, restaurer de force la valeur positive du travail et rendre le bonheur au travail obligatoire. Les « directions du bonheur » qui se mettent en place dans certaines entreprises ne seront une bonne chose que si le travail connaît des transformations réelles.

Un travail auquel on puisse donner de la valeur ne peut donc pas être un emploi jetable. Il doit aussi être un travail « soutenable ». Il doit enfin favoriser le développement personnel et l'accroissement des compétences.

Les évolutions actuelles, précarisation de l'emploi et augmentation de la pression au travail, sont dangereuses. Elles accentuent l'incertitude des trajectoires d'une façon que les personnes ne peuvent pas maîtriser. Elles diminuent donc leur autonomie réelle.

Préserver ou inventer des statuts qui concilient mobilité et stabilité, maîtriser l'intensité du travail : ces ambitions peuvent paraître matérielles et limitées en regard du problème de la valeur du travail. Elles ne le sont pas. L'incertitude, au-delà d'un certain seuil, ne peut engendrer que des comportements mimétiques. Un minimum de stabilité et de garanties sont nécessaires à la mobilité créatrice et à l'épanouissement de la diversité des personnes.

Les transformations de l'organisation économique et de la gestion des entreprises entraînent une montée de l'individualisme mais menacent l'autonomie des individus, leur capacité à construire eux-mêmes leur façon de vivre. Il s'agit bien là d'une question de civilisation. C'est pourquoi il faut, en effet, réhabiliter la valeur du travail en restaurant la sécurité du travail et de l'emploi.

« Inscrire la relation de travail dans une logique gagnant-gagnant et non plus donnant-donnant. »

SYLVIE ROUSSILLON Professeur en management et ressources humaines à l'EM Lyon.

Le travail est un des organisateurs silencieux de la vie quotidienne dont la valeur se révèle surtout quand il vient à manquer ! Le chômage, un bouleversement de l'organisation qui remet en cause ses finalités mêmes, un changement de manager qui détruit une relation, et toute son importance psychologique resurgit ! En effet, le travail est non seulement une source de revenus, mais il a un impact identitaire majeur : on se fait en faisant, on se construit à travers ses réalisations et l'expérience d'agir sur le réel.

Il semble que l'exigence d'un travail de valeur prenne actuellement la place de la valeur travail au sens de l'acceptation de la nécessité d'un effort pénible.

En effet, le travail est une activité, et choisir son activité est une source de satisfaction et de réalisation de soi. L'effort nécessaire est alors porté par une dynamique qu'il s'agit parfois de restreindre tant l'investissement personnel peut amener à dépasser ses limites.

C'est le travail contraint, et en particulier contraint par d'autres, sans bénéfice ni pour soi ni pour autrui, qui est réellement pénible. Le travail le plus vile peut être porteur d'identité et avoir sa noblesse quand il est bien fait et qu'il a un sens : c'est toute la différence entre celui qui, en tapant sur des cailloux, pense faire le pire des métiers car il ne sait rien faire d'autre et celui qui participe, par la même action, à la construction d'une cathédrale.

Face aux exigences des entreprises et dans un univers d'incertitudes fortes, les salariés veulent investir leur énergie dans un travail qui ait de la valeur à leurs propres yeux. On observe une double exigence. Une volonté de réalisation de soi dans son travail, de faire un travail de qualité et qui soit en rapport avec ses moteurs de l'action : apprendre, être utile, créer, approfondir, innover, contribuer, car cette adéquation est une réelle source de plaisir. Faire bien ce qu'on aime faire et qu'on sait bien faire : n'est-ce pas un des secrets du management que de savoir offrir à chacun de telles opportunités d'implication et de développement, pour le plus grand bénéfice de l'entreprise ?

Mais on constate aussi une exigence de sens, sens de l'action de l'entreprise et sens de son engagement dans le travail. Travailler, c'est se sentir utile, c'est participer à une œuvre collective et appartenir à ceux qui partagent une culture et des projets. L'impossibilité d'engager son apport personnel dans son travail est source de démotivation et de souffrance psychique, mais aussi de comportements de retrait, d'inefficacité individuelle et collective, peu supportables quand l'entreprise réclame implication, autonomie et coopération.

Il ne s'agit pas de vouloir transformer l'entreprise en club de vacances mais d'offrir, chaque fois que c'est possible, des modalités de travail respectueuses des personnes et qui favorisent l'investissement personnel. Cette évolution des exigences face au travail implique une transformation du management pour inscrire la relation de travail dans une logique de gagnant-gagnant et non plus simplement de donnant-donnant.

« Il faut avant tout revisiter l'entreprise comme un lieu où se crée du lien social. »

JEAN-PAUL BABUT Membre du bureau national du CJD, animateur du Gres.

La défiance actuelle et le regard distancié que les jeunes portent actuellement sur le monde du travail sont la preuve éclatante d'une désaffection vis-à-vis de l'entreprise. C'est une catastrophe pour nos économies occidentales, dont les richesses présentes et à venir reposent sur l'intelligence des personnes, la connaissance et l'innovation.

Certes, de la Bible, qui a « condamné » l'homme au travail, aux 35 heures, qui ont radicalisé le rapport travail-coût-compétitivité, nos économies et notre société vont avoir fort à faire pour réhabiliter la valeur travail. Mais là est la clé de leur performance future. Revaloriser le travail comme une activité créatrice de l'homme. Alors, nous ne pourrons éviter de changer notre regard sur l'entreprise si nous voulons qu'elle nous offre un travail qui ne se limite pas seulement à une monnaie d'échange. Dans cette optique, nous devrons sans doute aussi préparer nos futurs responsables d'entreprise à considérer ce travail comme infiniment plus qu'une simple valeur marchande, source de contraintes et de souffrances. Ils devront revisiter l'entreprise avant tout comme un lieu où se crée du lien social et en définitive l'ultime but du travail comme la création de davantage de liberté, de responsabilité et donc d'épanouissement pour chacun.

Pour y parvenir, il faut cesser de croire qu'on peut être un être humain à temps partiel. L'entreprise devra nécessairement accepter l'homme dans sa globalité et non comme une suite de profils étanches (travailleur, parent, consommateur, citoyen) et prendre en compte ses aspirations, au premier rang desquelles sa recherche de sens et de bien vivre. Si l'entreprise veut retrouver sa place dans la société, elle ne doit pas exclure de son champ de recherche ce qui est la préoccupation essentielle des personnes qui la constituent : le bonheur.

Les diverses expériences que nous avons observées nous ont montré qu'une réflexion sur le bonheur pouvait conduire certains dirigeants à engager des expérimentations profitables à tous : mise en place d'actions concrètes pour protéger les personnes du stress, analyse des frustrations quotidiennes qui sont des freins récurrents à l'épanouissement des salariés, identification des dérives potentielles liées au pouvoir, à l'argent, partage des savoirs et savoir-faire d'une manière équitable, évaluation des limites du productivisme auquel nous contraignons les autres et nous-mêmes…

Autres voies à explorer pour l'entreprise, celle de l'organisation, en passant par exemple d'un fonctionnement top-down à un fonctionnement en mode processus et projets. Outre l'amélioration de l'efficacité, celui-ci permet à chaque salarié d'appréhender clairement la valeur ajoutée qu'il apporte au système et le sens de son travail. Enfin, il faut s'engager dans une réelle réflexion sur le développement durable pour rééquilibrer le poids entre économique, environnemental et sociétal et apporter à ce dernier domaine l'importance qui lui revient, permettant d'intégrer l'individu dans ses différentes dimensions et de remettre ainsi le travail au centre de la chaîne des valeurs. Si de telles démarches redonnent du souffle, il reste à trouver des dirigeants suffisamment éclairés et courageux pour oser les initier.