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Vie des entreprises

Grèves d'aujourd'hui et cyberconflits de demain

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.04.2003 | Jean-Emmanuel Ray

Pas touche au droit de grève ! La chambre sociale va jusqu'à le faire prévaloir sur la sécurité des personnes : un centre accueillant des personnes âgées ne peut demander au juge la réquisition de salariés pour assurer une surveillance minimale. Et, au vu de sa jurisprudence, seuls de graves délits pénaux peuvent justifier le licenciement d'un gréviste.

Avec 678 223 journées de grève en 2001 (quelle précision !), le secteur privé fait preuve d'un grand calme social, souvent occulté par l'activisme des services publics à l'immense visibilité sociale et médiatique. Mais, comme le remarquait en juin 2002 le ministère du Travail, les conflits font de plus en plus l'objet de « phénomènes d'accompagnement » (74 % en 2001, contre 48 % en 2000) : manifestations (+ 28 %), occupations (+ 14 %), et bientôt utilisation massive des NTIC.

Nombre de spécialistes attendaient les conséquences du changement de président à la chambre sociale, mais aussi de rapporteur sur les questions de conflits collectifs : la continuité l'emporte, et même au-delà.

1° Grève et sécurité des personnes

Même si un arrêt de travail dans une tour de la Défense pose aujourd'hui moins de questions qu'hier dans les mines, la sécurité des personnes reste une préoccupation essentielle de tous les acteurs d'un conflit collectif.

Transposant la directive européenne de 1989, deux articles du Code du travail y veillent. L'article L. 122-34 prévoit que le règlement intérieur doit fixer « les conditions dans lesquelles les salariés peuvent être appelés à participer, à la demande de l'employeur, au rétablissement de conditions de travail protectrices de la sécurité et de la santé des salariés dès lors qu'elles apparaîtraient compromises ». Et l'article L. 230-3 récemment découvert par la jurisprudence énonce « qu'il incombe à chaque travailleur de prendre soin […] de sa santé et de sa sécurité, ainsi que de celle des autres personnes concernées du fait de ses actes ou omissions au travail » : l'inverse est-il simplement concevable ? On imagine mal que cette protection vitale se limite aux seuls salariés et que la santé des clients ou usagers ne soit pas prise en compte. Bien avant cette loi, le Conseil d'État avait d'ailleurs admis dans l'arrêt Atochem du 12 novembre 1990 qu'un employeur privé puisse requérir (et non réquisitionner, acte appartenant à la puissance publique, voir flash ci-contre) les personnels strictement nécessaires à la sécurité. Sans doute sous prétexte de service minimum est-il tentant de requérir un maximum de collaborateurs pour limiter les effets de l'arrêt de travail. Mais, à l'inverse, il ne faudrait pas que, sous prétexte de passer pour « liberticide » vis-à-vis d'un droit de grève devenu droit absolu, la Cour de cassation en vienne à oublier que la première des libertés fondamentales est de rester en vie. Que, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel dès 1980, ce droit fondateur du droit du travail doit se concilier avec d'autres droits de même valeur, et en particulier la sécurité des personnes et des biens.

Rendu le 25 février 2003 par la chambre sociale, au prestigieux visa de « l'article 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 », l'arrêt Mapad se révèle sur ce terrain tout à fait singulier. Dans une association gérant un établissement accueillant des personnes âgées dépendantes, une grève est déclenchée le 5 juillet 2000. Saisi par le syndicat CFDT, le TGI de Toulouse rend le 10 juillet 2000 une ordonnance visant à « cesser de recourir à des salariés sous contrat à durée déterminée ou en intérim pour assurer le remplacement du personnel gréviste ».

Cette interdiction de faire appel à des travailleurs temporaires ou à des CDD est dans la loi. Là n'est donc pas l'intérêt de l'arrêt du 25 février 2003, qui réside dans la possibilité pour l'autorité gestionnaire d'un centre accueillant des personnes âgées dépendantes (et ailleurs des enfants handicapés physiques ou mentaux) de faire face à ses obligations, civiles, pénales… et surtout humaines. D'où l'idée du TGI de Toulouse qui, après avoir interdit le recours à du personnel extérieur mais voulait à juste titre assurer la continuité de la surveillance des pensionnaires, a ordonné « à diverses personnes, salariées de l'établissement nommément désignées, d'assurer un service dans les trois nuits à venir selon les horaires fixés par l'employeur » (en l'espèce 15 salariés sur 28 étaient non grévistes, mais la question est de savoir avant qui sera gréviste ou non. Pour un curieux contre-exemple : cf. cour d'appel de Grenoble, 29 avril 2002, Rhodia Chimie).

Alors que la chambre sociale a habituellement une conception panoramique des pouvoirs du juge des référés, elle fait preuve dans l'arrêt Mapad d'une timidité excessive : « Pour confirmer l'ordonnance imposant à divers salariés grévistes de l'association d'assurer un service dans les trois nuits à venir selon les horaires fixés par l'employeur, alors même qu'ils étaient en grève, l'arrêt attaqué retient que cette mesure était nécessaire pour prévenir un dommage imminent, alors que les pouvoirs attribués au juge des référés en matière de dommage imminent consécutif à l'exercice du droit de grève ne comportent pas celui de décider de la réquisition de salariés grévistes. » Et elle prononce une cassation sans renvoi, se privant ainsi d'une possible résistance de juges du fond plus réalistes, pensant à leur vieille mère dans sa maison de retraite ou à des enfants handicapés dans un centre de soins lançant, à 2 heures du matin, des appels restant sans réponse.

En ces temps de règne absolu et donc excessif du « principe de précaution », la prévention d'un tel « dommage imminent » ne semble donc pas suffisante à la chambre sociale. Aurait-il fallu attendre le décès d'un pensionnaire pour permettre de saisir le juge des référés d'un « trouble manifestement illicite » ? Sur le plan pénal, quid du délit de mise en danger de la vie d'autrui (art. 223-1) ? Quid de la faute d'imprudence ou de négligence visant « l'auteur de faits n'ayant pas accompli les diligences normales compte tenu de la nature de ses missions ou de ses fonctions » (art. 121-3) ? Ou fallait-il que le directeur du centre soit mis en examen pour homicide involontaire pour s'apercevoir… qu'il aurait dû ?

Dans la pratique, heureusement, la question est rarement posée, pour trois raisons :

a) Le sens des responsabilités fait qu'une auto-organisation d'un service minimum – parfois prévu par accord d'entreprise – se met naturellement en place.

b) Si les non-grévistes n'y suffisent pas, des grévistes se joignent à eux, sous un régime créatif : déclarés grévistes à l'égard des syndicats, ils assurent un service minimal de sécurité et seront payés pour le travail accompli (Cass. soc., 20 février 1991, La Maison maternelle), conciliation qui arrange finalement tout le monde.

c) Dans les entreprises privées ayant, à froid, prévu dans leur règlement intérieur « les conditions dans lesquelles les salariés peuvent être appelés à participer au rétablissement des conditions de travail protectrices », ce service de sécurité minimal et proportionné est assuré sans problème. Outre une faute disciplinaire, le refus d'un gréviste requis pour assurer un tel service constituerait à notre sens un trouble manifestement illicite permettant au juge des référés d'y mettre un terme.

2° Exercice du pouvoir disciplinaire

« Le puissant voit trop vite révolte, là où n'existe que refus de la subordination » (de Gondi, cardinal de Retz). Si l'exercice normal du droit de grève confère à son titulaire une immunité disciplinaire malgré son apparente insubordination qui est en droit une non-subordination, depuis 1950, l'article L. 521-1 indique que, dans le combat social, tous les coups ne sont pas permis. Et si la dynamique de groupe générée par la grève peut créer des tensions ou des frictions, le seuil de la faute lourde fait réapparaître le droit commun disciplinaire. S'agissant cependant de conflit, où l'intention de nuire à la production est présente, la Cour de cassation a créé la faute lourde de grève, c'est-à-dire, comme en témoignent des arrêts récents, la commission de graves délits pénaux.

Ainsi, dans le premier arrêt du 17 décembre 2002 : « Entrave à la liberté du travail et à l'entrée et sortie des camions, prouvée par l'employeur, commise individuellement par chaque salarié mis en cause. » Après avoir remarqué que « la société ne s'était livrée à aucun agissement répréhensible de nature à faire échec au libre exercice du droit de grève », la Cour constate que les salariés avaient bien commis une faute lourde permettant leur licenciement.

Dans le second arrêt du 17 décembre 2002, à l'inverse, « il n'était pas établi que les faits avaient empêché les salariés non grévistes et les clients d'accéder au magasin ». Peu importe alors qu'il s'agisse d'une faute sérieuse, voire grave : le seuil de rupture du contrat d'un gréviste étant la faute lourde de grève, au choix du salarié, son absence génère soit la nullité de la rupture, soit un licenciement « nécessairement sans cause réelle et sérieuse ».

Mais, d'ici à une dizaine d'années, nombre de grands groupes à la grande visibilité médiatique regretteront le bon vieux temps des arrêts de travail et des occupations d'usine.

3° Cyberconflits de demain

Le rapport de force en interne et le taux de syndicalisation étant ce qu'ils sont, nombre de syndicalistes réfléchissent à d'autres modes d'action plus en phase avec les jeunes générations et les modes de production d'aujourd'hui, et surtout de nature à faire céder le chef d'entreprise. D'où de nouvelles formes de conflits du travail externalisées, totalement inconnues du droit du travail.

Car si, à la rigueur, l'utilisation très active d'une messagerie ou d'un intranet continue de relever des articles L. 412-8 et s., quid d'un site Internet très contestataire créé par une ONG inconnue, chez un hébergeur brésilien mais remarquablement relayé par les médias français ? Du conflit interne (aux règles jurisprudentielles et aux acteurs connus), on passe au droit de l'Internet extérieur au droit du travail, qui n'est plus tout à fait le droit commun de la responsabilité, et pas davantage celui de la presse. Avec qui négocier son issue ?

Après l'affaire Ubi Soft-Ubi Free, le conflit Danone du printemps 2001 doit désormais faire partie de toutes les formations en droit social et RH (cf. www. sorbonnerh.com). Car, pour des groupes mondiaux ayant mis trente ans à asseoir une image de marque de jeunesse et de convivialité, la présence de sites contestataires vivants et remarquablement renseignés est alors mille fois plus dangereuse qu'une grève des bras dans un site de production. Outre pour l'opinion l'impression de revivre David contre Goliath, l'affaire est d'autant plus délicate que :

a) Les sites successifs jeboycottedanone.com, puis .net n'étaient pas gérés par des syndicalistes, ni même par les « petits LU » qui savaient que le boycott est une arme à double tranchant, mais par des ONG et autres « collectifs » plus ou moins éphémères et cependant médiatisés dans le monde entier grâce à la puissance de feu du Net.

b) Une simple assignation est elle-même à double tranchant : s'il s'agit de diffamation, le procès sera la tribune d'un débat très contradictoire ; et elle peut donner à un site souvent inconnu une publicité planétaire, a fortiori si un magistrat légaliste mais facétieux ordonne la publication de son jugement dans trois journaux à forte diffusion.

Le temps du juge n'étant pas celui d'Internet, la seule réponse réaliste en cas d'illégalité flagrante figurait dans le projet de loi sur la société de l'information (LSI) du gouvernement Jospin, aujourd'hui repris par celui relatif à « la confiance dans l'économie numérique » (dite LEN) voté en première lecture le mois dernier : la suspension immédiate du site par le fournisseur d'hébergement. Le Mundial de l'antimondialisation ne fait que commencer.

FLASH

Grève dans les services publics

Si l'appel du Constituant de 1946 (« Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ») n'a pas été entendu dans le secteur privé, une réglementation existe pour les entreprises chargées de la gestion d'un service public depuis la loi du 31 juillet 1963. S'agissant de deux maîtres nageurs de la piscine des Halles à Paris, la chambre sociale ne va pas, avec l'arrêt du 25 février 2003, améliorer le bilan fort mitigé de ce texte dépassé. « La cour d'appel, qui a constaté qu'un préavis de grève avait été déposé par la CGT, peu important qu'il ait été irrégulier, a pu en déduire que les salariés n'avaient commis aucune faute en participant à la grève dans le respect du délai de prévenance » (nullité de leur licenciement). Or si la grève est pour le secteur privé un droit individuel exercé collectivement, elle est dans les services publics un droit collectif exercé individuellement : une action collective menée en l'absence de préavis n'est pas illicite, mais illégale, puisque contraire à l'article L. 521-3. Si le Conseil d'État (8 janvier 1992), la chambre sociale (5 juin 1984) et la chambre criminelle (10 mai 1994) avaient déjà eu l'occasion d'indiquer que, si l'attention des éventuels grévistes devait avoir été attirée par l'autorité gestionnaire sur l'obligation de préavis, ils ne commettaient pas de faute lourde, c'est la première fois que la chambre sociale énonce qu'ils ne commettent aucune faute. Cet arrêt vide de sens les maigres restes d'un préavis se voulant respectueux d'usagers n'en pouvant mais.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray