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Enquête

ET BIENTOT LA LUTTE DES CADRES ?

Enquête | publié le : 01.09.1999 | Frédéric Rey

Longtemps considéré comme l'allié de la direction, l'encadrement n'hésite plus à la contester, parfois collectivement. Dans certaines entreprises, il assiste aux assemblées générales ou participe aux mouvements de grève. Et, de façon générale, il vote en plus grand nombre aux élections professionnelles.

Au troisième étage de la tour Elf à la Défense, le décor tient davantage d'une faculté en rébellion que du siège cossu d'une grande entreprise française. Les couloirs ont été entièrement tapissés de dazibaos et de dessins qui brocardent l'équipe dirigeante du groupe. Philippe Jaffré, le grand patron, recueille, à lui tout seul, l'essentiel du mécontentement. Armé d'une tronçonneuse, un couteau entre les dents, il a été affublé du slogan « Jaffresovic : exterminateur d'emplois ». Cet étage, où sont logés les services informatiques du groupe pétrolier, a été le centre névralgique du conflit social qui a secoué la branche exploration et production. Cible des salariés en colère, le plan de performance, prévoyant la suppression ou l'externalisation de 1 500 emplois sur un effectif total de 4 300 personnes. Pour la première fois, une partie des cadres, en particulier parmi ceux qui n'assurent pas de fonction d'encadrement, se sont associés au mouvement. Il fallait les voir assister par dizaines aux assemblées générales qui se sont succédé pendant des semaines. Certes, l'ambiance n'était pas à la lutte des classes, mais leur détermination n'a pas faibli : « Le lien qui nous unissait à la direction a été cassé de manière sauvage », regrette Bernard Butori, délégué CGC. Les cadres non grévistes ont opposé une résistance passive en décidant de ne pas relayer le discours de la direction auprès de leurs troupes. « Le P-DG s'est aliéné les cadres d'Elf pour longtemps », souligne une salariée, syndiquée à la CFDT.

Les signes d'opposition se multiplient

Les salariés d'une filiale du groupe Ipsos ont eu un peu plus de chance. La grève déclenchée au début du mois de mai n'aura duré qu'un jour et demi. La direction de l'institut de sondage a sans doute été surprise par le premier mouvement de grève de son histoire auquel s'était jointe la quasi-totalité des salariés, y compris l'encadrement… Motif : le nouveau directeur général avait décidé unilatéralement de passer à la trappe une prime de bilan annuel, en raison de résultats financiers insuffisants. Mais le malaise, plus profond, couvait déjà depuis longtemps : « Un temps de travail abusif, des salaires inférieurs à ceux pratiqués dans le groupe », résume Alain Cocouch, délégué CFDT. Résultat : après trois semaines d'âpres négociations, les salariés ont obtenu satisfaction, avec une enveloppe globale de 500 000 francs de primes.

Des conflits comme ceux d'Elf ou d'Ipsos ne sont pas légion. Mais ils sont d'autant plus forts que, pour les cadres, longtemps considérés comme des alliés traditionnels de la direction, l'action collective est loin d'être ancrée dans les mœurs. Par définition, les cadres devaient systématiquement prendre le contre-pied des salariés. « Les directions générales leur ont demandé d'être les militants des nouvelles orientations, explique Jean-Pierre Le Goff, sociologue au laboratoire Georges-Friedmann (Paris-I-CNRS). Ils ont intériorisé cette mission et ce mode de management. Se rebeller revient à se renier et à se remettre en cause, ce qui peut être insupportable. » Il n'empêche, certains cadres ne se cantonnent plus dans une expression individuelle du malaise, avec déprime ou démission à la clé. Les signes d'opposition se multiplient.

« Depuis quelque temps, souligne Marie-Claire Mahé, chargée d'études à l'association Entreprise et Personnel, nous commençons à voir des cadres opter pour des actions symboliques. Dans une société privée de 4 000 personnes évoluant dans le secteur très concurrentiel de la téléphonie mobile, l'encadrement s'est mis en grève une heure par jour tous les jours pour non-compréhension de la stratégie de la direction et manque de visibilité dans l'avenir. La DRH n'a pas compris. » Chez Alcatel CIT, les cadres ont innové en lançant la première grève d'autoréduction du temps de travail. Il peut s'agir aussi de mouvements de rébellion spontanée, comme chez un équipementier automobile. À la fin du premier semestre 1998, cette société clamait à ses actionnaires des résultats économiques record. En interne, c'est la douche froide, l'ensemble du management est sermonné en raison de l'insuffisance des efforts. Le P-DG annonce la couleur de la sanction : pas de primes versées. « Cela lui a valu un tollé général qui l'a contraint à revenir sur sa décision », rapporte un membre de l'encadrement.

L'émergence d'une contestation organisée

« Tant que l'investissement dans le travail était l'aboutissement normal d'une situation du cadre, explique Gérard Delahaye, responsable de l'Ugict-CGT, le sens du collectif était peu visible. Mais, depuis quatre ans, nous voyons l'émergence d'une contestation organisée. » Contrairement aux idées reçues, les attentes des cadres à l'égard des syndicats progressent. Alors que, parmi l'ensemble des salariés, le taux de participation aux élections professionnelles diminue, celui des cadres augmente (voir tableau). Et leurs suffrages ne se portent plus seulement vers la CGC. Avec 5,9 % des voix aux dernières élections prud'homales de 1997, le plus mauvais score de son histoire, la confédération de l'encadrement voit peu à peu son monopole de représentation des cadres grignoté par les autres syndicats confédérés, CFDT en tête. Depuis, la CGC, reprise dernièrement en main par Jean-Luc Cazettes, n'a de cesse de reconquérir ses troupes avec un discours plus agressif.

Sur le terrain, des cadres commencent d'ailleurs à découvrir les avantages d'une riposte collective. L'Ugict-CGT a ainsi été sollicitée par des responsables de Groupe André, de Saint-Maclou et de la société Marionnaud. Autre exemple, cinquante gérants de la chaîne d'hôtels Première Classe ont pris l'initiative d'une réunion de tous les dirigeants afin de dénoncer une clause de large responsabilité pénale que leur direction voudrait inclure dans le contrat de travail. Certains se sont même syndiqués à cette occasion. « Dans un contexte de politique salariale contrainte, poursuit Gérard Delahaye, les cadres ne restent plus les bras croisés. L'ouverture du débat sur la réduction du temps de travail leur donne la possibilité de poser les termes d'une intervention plus collective et de mettre à nu les mécanismes de ce qu'ils ressentent depuis plus de dix ans, à savoir un sentiment d'exploitation. »

Dans une note récente, la DRH de Matra Space Marconi observait que le non-paiement aux cadres des heures supplémentaires représenterait une économie possible de 150 millions de francs par an. « Parlez du temps de travail devant un cadre, et il sort ses griffes, remarque Francis Menut, directeur du magasin Fnac de Nîmes et membre de la CFE-CGC. Pas mal de mes collègues me reprochent de ne pas monter au créneau sur les 35 heures comme s'ils avaient envie d'un conflit. » Dans les assemblées générales sur la réduction du temps de travail, une proportion inhabituelle de cadres prend part aux débats. « On dirait qu'ils prennent conscience de jouer une partie de leur statut », souligne Christian Chanteau, délégué SUD à la Snecma. Les 35 heures leur fournissent aussi une tribune pour témoigner de leurs conditions de travail et faire entendre leurs idées sur une organisation leur permettant de travailler plus intelligemment.

Les coups de gueule ne se cantonnent plus aux comités de direction

Parmi ces salariés où la tradition syndicale est inexistante, on voit aussi poindre des prises de parole collectives. Les experts de l'éditeur de jeux vidéo Ubi Soft ont inventé Albert, un syndicat virtuel lancé sur un site Internet devenu le porte-parole de leurs récriminations : absence de plan formation, abus des contrats à durée déterminée et des heures supplémentaires… Depuis l'ouverture de ce site revendicatif, la direction a réduit le travail de nuit et de week-end. « Les cadres, poursuit Gérard Delahaye, ne supportent plus la dégradation de leurs conditions de travail. » Même dans les plus hautes sphères, les cols blancs ne réservent plus seulement leurs coups de gueule à l'intimité des comités de direction. Daniel Bouton, le P-DG de la Société générale, a dû s'étrangler en ouvrant le quotidien Libération du 14 avril, en plein raid de la BNP contre la Société générale et Paribas. En page centrale, un groupe anonyme de cadres dirigeants de la banque dresse un réquisitoire contre la stratégie de Daniel Bouton, qui « risque d'aboutir à des solutions nécessairement pénalisantes pour l'industrie bancaire française et ses salariés », c'est-à-dire un raid sur la SG et Paribas. Le plus savoureux de cette histoire, c'est qu'une semaine après, dans le même journal, des cadres de la BNP ont, à leur tour, épinglé leur patron, Michel Péberau, qui serait, selon eux, l'incarnation de ces « dirigeants incapables d'envisager leur pouvoir autrement qu'absolu ».

Supper fait échec à un plan social

Parmi les principaux griefs adressés à leur direction, les cadres dénoncent surtout la prédominance des logiques financières. Les salariés d'Elf ont sévèrement condamné la dictature de la shareolder value, la création de valeur pour l'actionnaire. À Pechiney, le clash remonte à 1996, date à laquelle, en pleine réunion du comité d'entreprise, la CGC, dépêchée par les cadres et les agents de maîtrise opérationnels, a fait une déclaration officielle de trois pages pour remettre en cause la stratégie de l'entreprise. « Externalisation par pans entiers, autodestruction de tout notre potentiel technologique pour dégager une marge financière… Comment ne pas aboutir à contester la légitimité de cette direction ? » s'interroge François Hommeril, délégué CGC de l'entreprise. « La pauvreté des projets industriels et commerciaux est effarante, fustige à son tour Jean-Ghislain de Roodenbeke, ingénieur chez Hoechst Marion Roussel et président de la Fédération CFE-CGC de la chimie. Dans la majorité des fusions annoncées, en dehors du doublement mécanique du chiffre d'affaire et des capacités de recherche, il n'y a aucune pensée. Dès que nous arrivons à des sujets concrets, nos patrons nous racontent des bêtises. »

Si les cadres doutent, ils n'ont pas totalement démissionné. Pour preuve, certains décident de s'intéresser davantage à l'avenir de leur entreprise en développant des logiques de contre-pouvoir. C'est comme cela qu'est né Supper, un syndicat regroupant des ingénieurs de Thomson RCM. En 1992, à Malakoff, ces professionnels de la microélectronique ont été confrontés au démantèlement de leur activité et à un énième plan social. « Nous nous sommes alors constitués en coordination pour élaborer un contre-projet à cette externalisation », raconte Jean Chambrun, délégué de Supper. Si cette mobilisation n'a pas pu empêcher des licenciements, la création de Supper commence à porter ses fruits. « Quand nous proposions à l'époque de diversifier certaines de nos activités vers le civil, on nous riait au nez. Aujourd'hui, nos idées paraissent crédibles. » Lorsqu'en 1998 un nouveau plan social portant sur la suppression de 1 100 emplois a été annoncé, les trublions de Supper ont réfuté point par point, avec l'aide d'un expert, sa justification économique. Résultat, le projet a été abandonné par l'entreprise. Après l'emploi, Supper s'est attaqué au dossier du temps de travail, aidé en cela par une Inspection du travail particulièrement pugnace. La condamnation en juin de l'ancien P-DG de la société pour non-paiement des heures supplémentaires apparaît aujourd'hui pour beaucoup comme une revanche, voire une victoire de l'encadrement. Un tabou est peut-être en train de tomber.

Le grand virage de la CFE-CGC

« La CGC de papa, c'est fini ! Nous, militants syndicaux, sommes entrés en résistance. » Ces propos de François Hommeril, coordinateur CFE-CGC de Pechiney, illustrent le virage qu'ont opéré les délégués de la confédération de l'encadrement. À la différence de Marc Vilbenoît, le nouveau président de la CFE-CGC, Jean-Luc Cazettes (photos ci-dessus), semble avoir pris la mesure du malaise grandissant des cadres à l'égard de leur direction. Et de la perte d'audience de son syndicat, devancé lors des dernières élections prud'homales dans le collège encadrement. Dans son discours de clôtures du congrès de Tours, en juin, il s'en est violement pris à « la logique suicidaire » des employeurs « qui se servent des salariés comme de variables d'ajustement ». Avant de se prononcer en faveur d'un syndicalisme « de contestation » et «de proposition » pour faire avancer le dossier des 35 heures. Un sujet sur lequel les congressistes sont apparus très remontés, comme en témoignent les huées qui ont accueilli le discours d'un représentant du Medef. Ce durcissement stratégique a-t-il été entendu ? Ce n'est pas un hasard si le Medef a décidé de plancher sur les cadres lors de son université d'été…

Auteur

  • Frédéric Rey