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Vie des entreprises

Profession prêtre-ouvrier

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.10.2002 | Anne Fairise

S'ils ont fait scandale après-guerre en allant exercer leur ministère auprès des salariés des usines, les prêtres-ouvriers ne sont plus aujourd'hui les enfants terribles de l'église. Pas prosélytes pour un sou, mais très engagés dans les luttes syndicales, les « PO » voient leur nombre se réduire comme peau de chagrin, faute de relève.

Quand, à 35 ans, le CV se résume à un diplôme de théologie et un service civil effectué chez Emmaüs, trouver un emploi relève de la gageure. Maurice Bubendorff s'en est rendu compte lorsqu'il a quitté sa paroisse de la banlieue strasbourgeoise et son traitement de vicaire de 1 097,63 euros net par mois pour rejoindre les rangs des prêtres-ouvriers. Les « PO », comme ils s'appellent entre eux, qui ont choisi d'« exercer autrement » leur ministère, en partageant l'ordinaire des salariés. Manœuvre, plongeur, agent de quai, Maurice a postulé partout avant de décrocher un CDD dans une entreprise de nettoyage. La Poste lui a offert un emploi plus stable.Contractuel en CDI, voilà deux ans qu'il coiffe, chaque matin, à 6 h 15, six jours sur sept et pour 945,18 euros net par mois, sa casquette de « rouleur », c'est-à-dire d'agent sans affectation précise, mobilisable sur 25 tournées au gré des absences de ses collègues. « Un facteur comme un autre », lance ce jeune prêtre, militant de fraîche date à la CGT, qui n'hésite pourtant pas à donner un coup de main aux prêtres de son quartier, en célébrant la messe ou en préparant mariages et baptêmes.

Des sacrements, Jean-Luc Mangeart, prêtre-ouvrier depuis presque trente ans, n'en a jamais vraiment donné. « L'unique enterrement que j'ai célébré était civil. C'était un copain de la CGT. » L'ex-délégué central cégétiste de la conserverie nancéienne de Ferembal (800 salariés) compte quelque vingt-cinq ans de travail posté, en trois-huit, sur les presses à emboutir. Un choix délibéré. « Je me suis toujours dit que je resterais ouvrier ou manœuvre. J'ai toujours refusé les promotions. Et cela n'a pas été trop difficile, en raison des brimades anti-syndicales », explique-t-il. Après un licenciement en 1988 refusé par le tribunal des prud'hommes, il a été réintégré dans l'usine, mais rétrogradé au rang de manœuvre. À 57 ans, il s'apprête aujourd'hui à prendre une retraite anticipée pour cause de licenciement économique. Un départ qui va encore amaigrir les rangs déjà clairsemés des prêtres au boulot. Parmi les quelque 500 PO membres du collectif national, ils ne sont plus que 80 en activité. Et, depuis dix ans, on ne compte que deux nouvelles recrues par an. Une pénurie de vocations qui alimente les craintes sur la pérennité de ce mouvement, né dans l'immédiat après-guerre (voir encadré page 52).

De l'usine à Euro Disney

Ces prêtres sont de moins en moins ouvriers. S'ils exerçaient il y a vingt ou trente ans des métiers manuels, dans la métallurgie, le bâtiment, le transport, on les retrouve aujourd'hui dans l'hôtellerie, la distribution, la formation, la santé… Certains jeunes choisissent des secteurs connus pour la précarité de l'emploi, comme Patrick Salaün, 37 ans, qui a rejoint les 3 000 saisonniers travaillant dans le val d'Isère. « Des emplois souvent Kleenex, qu'on prend et qu'on jette au gré des évolutions du remplissage et de la saison. » À 55 ans, Patrick Rosset a abandonné son poste d'éducateur pour entrer en 1993 dans l'« usine à rêve » Euro Disney, comme cast member A, acceptant au passage une baisse de près de la moitié de son salaire. « Quand le parc d'attractions a ouvert ses portes, mon évê- que m'a demandé de me porter candidat », rappelle le chauffeur-mécanicien qui, pendant dix ans, a conduit le petit train au royaume de Mickey.Depuis l'ouverture du second parc, Walt Disney Studios, il s'est glissé derrière le volant du tramway.

La précarité, Jean-Claude Auguin, 53 ans, fonctionnaire à France Télécom depuis vingt-six ans, ne l'a pas connue. Mais ce militant cégétiste a « suivi de près tous les épisodes de la privatisation du service public » et de l'évolution des métiers : entré comme électromécanicien dans un central d'appels, il est aujourd'hui chargé de l'hygiène et de la sécurité dans une agence France Télécom.

Dans le Nord, Pascal Bourey, fonctionnaire à La Poste, vient, lui, d'être promu « chef d'équipe » au bureau de Lille-Esquermes et manage 10 personnes. « C'est vrai, les - premiers PO avaient tendance à refuser les promotions. Mais c'est intéressant aussi de progresser dans l'entreprise. Concilier des fonctions d'encadrement avec le statut de prêtre-ouvrier est un nouveau défi », explique ce militant cédétiste de 46 ans qui a été pendant six ans… conseiller financier ! « Plutôt que de placer et de vendre coûte que coûte les produits proposés par La Poste, j'étais d'abord attentif aux besoins des clients, surtout les plus modestes »,précise cequadraoriginaire de Saint-Pol-sur-Mer (près de Dunkerque), qui avoue néanmoins avoir fini par se trouver « mal à l'aise », pris en étau entre ces injonctions contradictoires. Les prêtres-ouvriers ont beau sortir des ateliers pour évoluer dans les services, accepter les promotions au lieu de rester en bas de l'échelle, il reste des rites immuables. Comme le fait de ne pas afficher d'emblée sa condition de prêtre lorsqu'on entre dans une entreprise, ce que les PO nomment l'« enfouissement ». Une discrétion paradoxale pour des prêtres censés venir évangéliser le monde du travail.Mais leurs aînés ont longtemps pris cette précaution afin de pouvoir trouver du travail, car les premières générations de prêtres-ouvriers ont laissé de mauvais souvenirs aux employeurs.L'image des « prêtres rouges », prompts à créer une section syndicale dans l'entreprise, leur a longtemps collé à la peau.

Reste que leur attitude a en quelque sorte fondé la jurisprudence. Si, aujourd'hui, les critères religieux ne peuvent entrer en ligne de compte lors d'une embauche, considérés comme relevant de la vie privée, les prêtres-ouvriers n'y sont pas pour rien. En 1973, la Cour de cassation a en effet donné raison à un PO qui avait caché sa condition d'ecclésiastique, jugeant que « les questionnaires d'embauche ne sauraient concerner des domaines n'ayant pas de lien direct et nécessaire avec l'activité professionnelle du candidat à l'emploi ».

Pas de sermon dans l'entreprise

« Ne pas afficher qu'on est PO, cela permet aussi d'éviter qu'il y ait, d'emblée, une barrière entre nous et les copains de travail. Dans les années 70, l'anticléricalisme était encore fort. Certains collègues croyaient qu'on allait essayer de les convertir. Alors qu'il ne s'agit pas de faire du prosélytisme, mais de partager simplement la vie au boulot », reprend Jean-Luc Mangeart, l'ex-délégué syndical de la conserverie Ferembal. Leur condition de prêtre, si elle n'est pas affichée dans l'entreprise, n'est pas tue pour autant. « Quand les PO partent au travail, ils ne quittent pas l'Église. Simplement, ils incarnent une autre conception de l'Église », souligne Pascal Bourey, chef d'équipe à La Poste. Il lui arrive ainsi de prêcher le dimanche ou de dire la messe dans la paroisse de son quartier, voire de marier ses collègues de travail. D'autres PO s'investissent, en dehors de leur temps de travail, à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), à l'Action catholique ouvrière (ACO) ou dans d'autres mouvements chrétiens.Mais, dans l'entreprise, pas de sermon ni de réunions particulières. Ils ne glissent pas non plus l'Évangile dans la bibliothèque.

C'est une simple présence qu'ils revendiquent, même si, bien entendu, ils sont à l'écoute et peuvent répondre à la demande de leurs collègues de travail. « Mon DRH m'a appelé une fois pour que je lui donne un regard de prêtre. Il était face à un cas de conscience car il s'apprêtait à licencier un salarié victime d'alcoolisme. Nous en avons parlé, et le DRH a décidé de lui donner un sursis, à condition qu'il suive une cure de désintoxication », raconte Eugène Doussal, ancien tourneur, aujourd'hui formateur en Seine-Saint-Denis. Un cas rarissime, car les directions ne se manifestent guère auprès des prêtres-ouvriers.

Des réactions déplaisantes de FO

Qu'il y ait un prêtre dans l'entreprise, cela finit toujours par se savoir. « À chaque fois que j'ai changé de bureau de poste, la rumeur m'avait précédé », sourit Pascal Bourey, de La Poste. Mais ce genre de découverte ne suscite plus de fortes réactions parmi les collègues de travail. Rien à voir avec l'étonnement des salariés lorsqu'un prêtre arrivait parmi eux, il y a vingt ou trente ans. « Quand mes collègues ont appris que j'étais PO, ils ne voulaient pas me croire. Ils pensaient que j'étais défroqué. Pour eux, c'était incompréhensible que je vienne travailler dans une fonderie en 4x6 alors qu'ils ne pensaient qu'à échapper à leur condition ! » rappelle Jean-Luc Mangeart.

Les seules réactions désagréables que François Yverneau, ex-numéro deux de la branche Route CFDT, ait rencontrées, c'était de la part de FO. « Quand on se retrouvait en commission paritaire le lundi matin, il y en avait souvent un pour faire une réflexion déplaisante, du style : « Je n'ai pas pu étudier le texte, car dimanche, je suis allé à la messe. » Pourtant, les PO n'ont jamais mégoté sur leur engagement syndical. Bien au contraire. Dans leurs rangs, aujourd'hui, on dénombre pas moins de 48 % de cégétistes, 42 % de cédétistes et 9 % seulement de non-syndiqués, alors que le taux de syndicalisation des salariés français est passé depuis longtemps sous la barre des 10 % !

Prendre sa carte syndicale est un réflexe quasi automatique chez les prêtres-ouvriers. « Ce n'est pas vraiment une question d'idéologie. Dès qu'on “entre au travail”, on comprend que, pour améliorer les conditions de travail, il faut agir de manière collective », reprend Jean-Luc Mangeart, qui a pris son temps avant de se syndiquer ou d'accepter des responsabilités de délégué du personnel. « Dans les années 70, j'étais le seul membre du bureau de l'équipe nationale à ne pas être délégué du personnel ou militant syndical. Et je me sentais obligé de me justifier, comme si je n'étais pas un vrai prêtre-ouvrier.Mais, pour moi, la force de notre formation, c'est de pouvoir être à l'écoute et non d'écrire un tract ou de prendre la parole », se souvient l'ex-délégué syndical CGT de la conserverie de Fécamp. Avant de payer son timbre, il a, comme dans la plupart des cas, obtenu l'aval de son évêque qui l'avait orienté, sans succès, vers la CFDT « car elle était issue de la CFTC ».

Rares sont, en revanche, les prêtres-ouvriers à avoir grimpé l'échelle syndicale, à l'instar de Bernard Lacombe qui a terminé au bureau confédéral de la CGT, chargé de la communication, des droits et libertés, de la défense des travailleurs immigrés, de la paix et du désarmement. « Est-ce notre place ? Le débat n'a jamais été tranché. Mais beaucoup de PO ont préféré rester à la base, en s'investissant dans leur entreprise ou au niveau départemental seulement », commente Guy Auguin, secrétaire de l'équipe nationale des prêtres-ouvriers, lui-même longtemps représentant CFDT au comité central d'entreprise, puis au comité de groupe de General Electric Medical Systems.

Il y a tellement à faire

Accepter ou non des responsabilités syndicales, François Yverneau, entré au travail comme simple manutentionnaire chez un transporteur, « à charger et décharger, la nuit, les camions », en a aussi longuement débattu avec les membres de sa congrégation jésuite. « Initialement, je voulais rester à la base. Mais être syndiqué, ce n'est pas seulement mettre de l'huile dans les rouages. Il s'agit aussi de transformer les choses. C'est vite l'engrenage… Dans mon activité, le transport routier, il y avait tellement à faire», commente l'ex-numéro deux de la branche Route CFDT, chargé de la formation et de l'international, très actif lors des conflits de 1992, 1996 et 1997 et artisan reconnu de nombreux accords, comme le fameux contrat de progrès de 1994. « C'est un travailleur infatigable », note-t-on à la Fédération CFDT des transports, qui est parti à la retraite voici quelques mois seulement, à l'âge de 66 ans. Alors même « qu'il est l'un de ceux qui ont négocié en 1996 le congé de fin d'activité à 55 ans ».

Mais un tel investissement ne semble plus d'actualité. Les jeunes prêtres-ouvriers ressemblent de moins en moins à ces enfants terribles de l'Église qu'étaient leurs aînés. Ils prennent des responsabilités plus grandes dans leur paroisse en sus de leur travail et font même parfois le choix de travailler à mi-temps pour mener les deux de front. Cette évolution des pratiques, conjuguée à la baisse des effectifs, pousse les PO à se réorganiser. Ils réfléchissent à un nouveau mode de présence, en essayant de s'implanter en priorité dans des pôles économiques importants et d'œuvrer en lien avec les équipes de chrétiens au travail. Mais ils sont conscients aussi qu'il leur faut « réintéresser l'Église » à leur ministère afin qu'elle leur envoie des jeunes. « À chaque fois que les évêques nous demandent comment nous évangélisons, nous avons bien du mal à répondre », admet Guy Auguin, du mouvement national. Car, dans l'entreprise, le prêtre s'est le plus souvent effacé devant l'ouvrier.

Une place à part dans l'Église

Lancé juste après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement des prêtres-ouvriers a perturbé l'Église. Au point que, en 1954, le Vatican a condamné l'expérience, déclenchant une vigoureuse polémique avec les milieux catholiques attachés à l'évangélisation des classes populaires.Il faut dire que les premiers prêtres entrés à l'usine « sans esprit de retour », pour partager la vie ouvrière, ont sacrément bousculé l'image traditionnelle de l'épiscopat. Pour la plupart sans pratique sacerdotale repérable, ils se sont massivement investis dans le syndicalisme, en particulier à la CGT qui n'était pas, à l'époque, connue pour sa ferveur cléricale. Leur hiérarchie leur a vite demandé de choisir entre la condition de prêtre et celle d'ouvrier, jugées alors incompatibles. Avant de leur concéder, du bout des lèvres, trois heures de travail par jour, dans de petites entreprises, et à la condition qu'ils ne prennent pas d'engagement syndical.

Il a fallu attendre 1965 et le concile Vatican II pour que le ministère « PO » soit à nouveau reconnu et que les évêques autorisent les prêtres à « entrer au travail ». Mais à certaines conditions : « Ils ont été autorisés à travailler à plein temps, à intégrer de grandes entreprises, et même à se syndiquer. Mais il leur était demandé de ne pas prendre de responsabilités au sein des centrales syndicales », rappelle Nathalie Viet-Depaule, chercheuse au CNRS, au Centre d'étude des mouvements sociaux.

Si les prêtres ont conquis de haute lutte une place originale dans l'Église, ils ont toujours le sentiment de ne pas y être vraiment reconnus. « Nous sommes tout juste tolérés », estime Jean-Luc Mangeart. « Dans un contexte de pénurie de prêtres, les PO apparaissent comme un luxe », déplore Guy Auguin, secrétaire de l'équipe nationale des PO. Au sein de cette instance, beaucoup craignent que l'Église ne privilégie le recours à des chrétiens travaillant et pouvant exercer des cultes le diaconat permanent – pour assurer une présence dans le monde du travail… au détriment des prêtres-ouvriers.

Auteur

  • Anne Fairise