logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

CES MÉTIERS QUI VONT BIENTÔT MANQUER DE BRAS

Enquête | publié le : 01.10.2002 | Valérie Devillechabrolle, Marc Landré

Le scénario est fixé d'avance : les départs en retraite des baby-boomers et l'arrivée de générations moins fournies vont semer une grosse pagaille sur le marché du travail. Dans les services aux personnes, les administrations, les banques… les recruteurs ont du souci à se faire. Revue de détail des six professions les plus menacées.

Des usines délocalisées faute de soudeurs et d'électriciens, des laboratoires désertés par les chercheurs, des classes fermées en quête de profs, des listes d'attente dans des hôpitaux en manque de toubibs et d'infirmières… ce scénario noir n'est pas le fruit des divagations alarmistes de prophètes de mauvais augure. Il résulte des projections de la démographie hexagonale d'ici à la fin de la décennie. Tous les secteurs, privé et public, vont être touchés de plein fouet par le cocktail détonant d'une très forte accélération des départs en retraite des baby-boomers combinée au reflux de la population active. Les experts du ministère des Affaires sociales estiment qu'il y aura, chaque année à partir de 2006, 200 000 actifs de plus qui partiront en retraite, et ce pendant près de trois décennies. Par rapport à l'an 2000, cela représente la bagatelle de 40 % de retraités supplémentaires. De quoi donner bien des sueurs froides aux recruteurs chargés de remplacer ces centaines de milliers de salariés chaque année. D'autant qu'à ces vagues de départs vont s'ajouter les créations d'emplois rendues nécessaires par la croissance. L'Insee les évalue entre 130 000 et 290 000 par an. Cette double équation va faire exploser les besoins de recrutement.

Selon les projections qu'il a réalisées pour le compte de l'Éducation nationale, le Bureau d'informations et de prévisions économiques (Bipe) estime entre 700 000 et 810 000 les recrutements nécessaires sur le marché français pendant dix ans. Bien plus que les 580 000 réalisés en moyenne annuelle au cours de la décennie précédente. Il y a gros à parier que des dizaines de milliers d'emplois resteront vacants. Selon l'Insee, le nombre de jeunes diplômés qui vont arriver sur le marché du travail devrait être de l'ordre, sur l'ensemble de cette période, de 750 000 par an. Le calcul est facile à faire. Il pourrait manquer jusqu'à 60000 personnes chaque année pour pourvoir les postes disponibles ! Parmi les secteurs menacés de grave pénurie figurent, en première ligne, les banques, les assurances, les administrations, en particulier l'enseignement, et les entreprises publiques, qui comptent une proportion de quinquagénaires plus élevée que la moyenne.

Dans le rapport qu'il s'apprête à rendre public, le groupe Prospective des métiers et des qualifications, constitué sous l'égide du Commissariat du Plan et présidé par Claude Seibel, l'ancien patron de la Dares, estime que pour ces quatre points noirs les flux annuels de départs seront multipliés par quatre dans les dix ans à venir. Un exemple ? À La Poste, 140 000 personnes vont quitter le navire d'ici à 2012, soit près de la moitié des effectifs. Dans le privé, la construction, la maintenance et l'ingénierie industrielles vont subir la plus grosse hémorragie. Dans les transports, la recherche ou la gestion, le pronostic est plus favorable : le nombre des départs en retraite ne fera « que » doubler. Les branches qui s'en sortiront mieux que les autres sont celles de la communication ou de l'hôtellerie-restauration, qui ont embauché des bataillons de jeunes dans les années 90.

En panne de cadres

Une autre activité devrait connaître d'énormes besoins de recrutement : les services aux personnes, boostés par le vieillissement de la population. La prise en charge des quelque 800 000 personnes âgées dépendantes par la nouvelle allocation personnalisée d'autonomie (APA) devrait à elle seule entraîner la création d'au moins 100 000 emplois d'aide à domicile. Une sacrée gageure pour un secteur dont les conditions d'emploi et de rémunération ne permettent pas encore de stabiliser la main-d'œuvre et, a fortiori, d'élever son niveau de qualification : « Malgré tous nos efforts, nous ne dépassons pas les 20 % de qualifiés, du fait du turnover », confirme Annie Lelaure, conseillère au sein d'Uniformation, l'organisme collecteur de la branche qui compte beaucoup sur le prochain agrément de la nouvelle convention collective du secteur et sur le fonds ministériel de modernisation de la branche (27,4 millions d'euros en 2002) pour améliorer ce résultat.

Bien entendu, tous les départs en retraite à venir n'auront pas besoin d'être compensés au poste près. Dans l'agriculture ou l'industrie à faible niveau de qualification l'emploi devrait, en effet, continuer de se replier. Quoique les prévisionnistes anticipent une augmentation des créations d'emplois d'ouvriers non qualifiés si la croissance est fortement et durablement au rendez-vous ! De la même façon, dans la fonction publique, les banques ou les assurances, où les nouvelles technologies laissent espérer des gains de productivité, les employeurs, l'État en tête, espèrent bien faire de substantielles économies. À La Poste, Georges Lefebvre, le directeur des ressources humaines, estime que la seule mécanisation de la préparation des tournées permettrait de ne remplacer que « 60 % des facteurs partant en retraite ». Une politique qui devrait faire monter au créneau les syndicats de l'entreprise.

Dans son propre palmarès des pénuries d'emplois et des professions bientôt sinistrées, le Commissariat du Plan fait un cas à part des postes de cadres, avec une mention particulière pour les secteurs recrutant exclusivement des jeunes diplômés. Au printemps dernier, l'Association pour l'emploi des cadres (Apec) a d'ailleurs fait un constat alarmant. Jacky Chatelain, son directeur général, prévoit en effet un déficit net annuel de plus de 40 000 cadres sur les dix prochaines années « si l'État et les entreprises persistent dans leur mode actuel de gestion de la main-d'œuvre » (en clair : le recours aux préretraites). Autre gros point noir, les départs en retraite des ouvriers qualifiés devraient, en raison du manque d'attractivité de ces métiers, soulever d'énormes difficultés. S'inspirant d'une étude sur la maintenance industrielle réalisée par l'Adepa, qui table sur le départ d'un soudeur et d'un électricien sur quatre d'ici à 2010, la Direction générale de l'industrie alerte chefs d'entreprise et directions des ressources humaines sur les « risques que ces départs font courir aux entreprises quant au maintien de leur outil de production à moyen et à long terme ». Au final, ce sont les bataillons d'employés qui tirent le mieux leur épingle du jeu, car les besoins ne devraient évoluer qu'au rythme de l'emploi total. Une chance !

On réclame des qualifications élevées

Conséquence prévisible de cette pénurie de main-d'œuvre, la concurrence sur le marché de l'emploi va s'exacerber. La situation sera autrement plus tendue que lors de l'embellie économique de 1999-2000. D'autant que « si les principales tensions découlaient à l'époque de l'augmentation significative de la création d'entreprises dans les nouvelles technologies, les vraies difficultés liées à des inadaptations de compétences massives vont commencer en 2005 », prévient Élisabeth Waelbroeck-Rocha, directrice générale du Bipe. Alors que la moitié des postes à pourvoir nécessitent des qualifications élevées, un gros tiers seulement des jeunes sortent chaque année de l'école avec un diplôme du supérieur. Pis, près de 40 % quittent le système scolaire avec un niveau inférieur au bac, ce qui ne correspond qu'à moins d'un emploi proposé sur cinq. Autre effet de cette brutale accélération des départs, la transmission des compétences et savoir-faire risque de connaître de sérieux ratés. Un danger que la SNCF prend très au sérieux, puisque un cheminot sur deux et sept cadres sur dix auront quitté l'entreprise d'ici à 2010. « Tant que le turnover est limité à 10 % par an, la technicité inhérente au métier, en matière de sécurité par exemple, s'acquiert par mimétisme ou par immersion des plus jeunes. Mais, avec le départ de la moitié, voire des deux tiers du personnel, ce bain d'immersion n'est plus aussi efficace », estime Alain Bullot, adjoint au directeur des cadres de la SNCF. Du coup, l'entreprise a lancé un vaste chantier visant non seulement à « capitaliser le savoir des anciens avant qu'ils ne s'en aillent », mais aussi à « professionnaliser la transmission des compétences ».

Cette épée de Damoclès ne semble pourtant pas affoler les entreprises du secteur privé. « 2010 ? mais c'est très loin ! » s'exclame ainsi Olivier Bélorgey, de la direction des ressources humaines du Crédit lyonnais, qui se refuse à verser dans le catastrophisme. « Cela ne nous semble pas plus difficile à gérer que la réduction de 10 000 emplois dans les huit années passées », se rassure-t-il. Un sentiment partagé par nombre de ses homologues. Selon une étude de la Dares publiée en avril dernier, « 70 % des entreprises comptant des quinquagénaires pensent qu'il n'y aura pas de problèmes liés aux départs en retraite dans les années à venir ». Comme si le choc démographique de 2006 n'avait pas été annoncé de longue date !

Finies, les préretraites au Crédit lyonnais

Cette apparente sérénité révèle d'abord une absence de vision à long terme. Seules 20 % des entreprises interrogées déclarent gérer leur pyramide des âges de façon anticipée. Et majoritairement des grandes entreprises… « Les PME ne voient pas l'effet de masse des départs », confirme Jean-Louis Zanda, chargé de mission à la direction des études de l'ANPE, spécialiste des difficultés de recrutement. Une des raisons de cette surprenante placidité tient au fait que nombre d'entreprises estiment, à tort, disposer de marges de manœuvre pour lisser les départs. Notamment en fermant le robinet des préretraites. Au Crédit lyonnais, on commence déjà à expliquer aux salariés nés en 1954 qu'ils devront travailler jusqu'à 60 ans, alors que leurs aînés sont massivement partis à 55 ans. Mais l'arrêt des plans des préretraites n'aura qu'un effet de courte durée. Quand les premières classes d'âge nombreuses auront engrangé leurs quarante années de cotisation, « l'impact d'un moindre recours aux préretraites et aux dispenses de recherche d'emploi sera très réduit », assurent les experts du Commissariat du Plan. Effet à partir de 2005-2006, c'est-à-dire demain !

Les informaticiens
Garder la mémoire des vieux systèmes

Avec moins de 15 % de quinquagénaires dans leurs rangs, les informaticiens n'apparaissent pas en première ligne du choc démographique. Et pourtant ! Le Club informatique des grandes entreprises françaises (Cigref), qui regroupe plus de 100 grandes entreprises utilisatrices de technologies de l'information, commence depuis un an à tirer la sonnette d'alarme. Car, dans ces sociétés où la moyenne d'âge des informaticiens tourne autour de 40 ans, les départs en retraite vont concerner des personnels chargés de la maintenance des gros systèmes, de conception assez ancienne, mais toujours en service, à l'instar de ceux qui gèrent la tenue des comptes dans les banques, les assurances ou les mutuelles, la maintenance des centrales nucléaires ou encore du matériel ferroviaire. « L'entretien de ces systèmes nécessite la connaissance des langages informatiques phares des années 70 que les jeunes diplômés ne maîtrisent pas spontanément. La question du remplacement de ces quelques dizaines de milliers de personnes se pose donc », avertit Renaud Phelizon, chargé de l'animation du groupe de travail ressources humaines au Cigref. Et le problème est d'autant plus délicat qu'« il est difficilement envisageable de former des jeunes sur une technologie en voie d'obsolescence », renchérit Pierre Dellis, délégué général du Syntec informatique. Cela d'autant que l'accélération de la diffusion des nouvelles technologies devrait parallèlement se traduire, selon la Dares, par la création de plus de 300 000 emplois d'informaticiens supplémentaires au cours des années 2000-2010, soit un gros tiers de plus que les 190 000 postes créés lors de la décennie précédente.

Dans les entreprises utilisatrices de ces vieux systèmes, certains ont commencé à mesurer l'étendue des dégâts potentiels. L'Observatoire des métiers de l'assurance s'apprête ainsi à sortir une étude sur ce sujet à l'automne. D'autres ont décidé de prendre le problème à bras-le-corps, en particulier dans les banques et les entreprises publiques (EDF, SNCF, La Poste ou France Télécom). En regardant de plus près la politique de remplacement des informaticiens concernés. « Cela a déjà conduit certaines entreprises à proposer de nouvelles perspectives de carrière à ces personnels pour retarder leur départ », observe Renaud Phelizon, du Cigref, « le temps de former les nouvelles recrues aux anciennes technologies ». Surtout, ces entreprises se sont lancées dans un gros travail de « création de la mémoire » via la formalisation de processus et la mise sur pied de systèmes de parrainage et d'accompagnement des jeunes par les anciens.

La maintenance
Victime de très mauvaises anticipations

Confrontée au départ en retraite d'un mécanicien et d'un chaudronnier sur trois et d'un soudeur et d'un électricien sur quatre d'ici à 2010, la maintenance industrielle (450 000 salariés) pourrait bien être l'un des secteurs du privé les plus sinistrés par le papy-boom. « Tout dépendra de la vigueur de la croissance, précise Claude Pichot, président de l'Association française des ingénieurs et responsables de maintenance (Afim), coanimateur depuis sept ans de l'Observatoire de la maintenance. Si, avec 2 % de croissance, départs en retraite et besoins s'équilibrent, à 3 %, le secteur pourrait souffrir d'un déficit de 6 000 à 8 000 personnes par an. » Une bien mauvaise nouvelle pour un secteur qui souffre déjà de difficultés de recrutement majeures, liées en partie à une mauvaise anticipation des besoins. « Pendant des années, les industriels ont cru que l'informatique allait tout révolutionner, si bien qu'ils ont fermé des filières de formation à tour de bras. Alors que 80 % des interventions de maintenance portent encore sur de la ferraille ! » s'insurge le président de l'Afim. La situation risque de s'envenimer encore si les employeurs du secteur continuent à repasser le mistigri aux prestataires en externalisant davantage la maintenance : « Nos projections font état d'un taux de 40 % d'interventions externalisées en 2010 contre 30 % aujourd'hui », précise Claude Pichot. Or les prestataires ne se montrent guère plus vertueux en débauchant massivement, depuis deux ou trois ans, les jeunes avant la fin de leur formation initiale. « Résultat, certains bassins d'emploi ont été obligés de fermer des sections de formation supérieure, faute de candidats. » Quant au recours à des prestataires étrangers, il ne sera pas d'un grand secours, selon le président de l'Afim : « C'est oublier que la maintenance d'unités de production conçues en français nécessite des compétences pointues et la maîtrise de la langue. »

Dans un tel contexte, le pire n'est pas à exclure. « Nous risquons de devoir en passer par des calamités environnementales si nous n'inversons pas la tendance qui vise à comprimer toujours plus les coûts de maintenance, en particulier ceux dévolus à la formation du personnel », redoute Claude Pichot. Il aura ainsi fallu la catastrophe d'AZF pour inciter les partenaires sociaux de la chimie à conclure un accord prévoyant d'investir dans la formation de tous les personnels, ceux des prestataires y compris.

Les travailleurs sociaux
Un dispositif de formation qui n'a pas tenu compte de l'explosion des besoins

Trop tard et trop peu ! Même en autorisant la formation de 3 000 étudiants supplémentaires à la rentrée, l'État ne va pas combler le déficit de travailleurs sociaux qui va se creuser dès l'an prochain. « Sachant qu'il faut trois ans pour former un professionnel qualifié, il en aurait fallu le double tous les ans pour combler le déficit et préparer la relève », observe Didier Tronche, directeur du Syndicat national des associations pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte (Snasea) et président du collège employeurs de la commission paritaire de l'emploi de la branche des associations sanitaires et sociales. Plus de 30 000 professionnels vont prendre leur retraite dans les cinq ans à venir, soit près de 15 % des effectifs, et un gros tiers à l'horizon de la décennie. Des « départs massifs » devraient aussi intervenir dans la fonction publique territoriale : un quart des 95 000 agents de la filière action sociale vont partir à la retraite d'ici à 2006, plus de la moitié d'ici à 2009. Ce déficit devrait concerner tous les métiers de l'action sociale (éducateurs, infirmiers, assistants sociaux…). Les raisons d'une telle pénurie ? Calibré par l'État de façon à ne pas produire de chômeurs, le dispositif national de formation n'a pas tenu compte de l'explosion des besoins (avivés epuis 1999 par le passage aux 35 heures). Pis, il a tardé à réagir : alertés depuis des années par les partenaires sociaux, les pouvoirs publics ont attendu que le personnel qualifié manque partout et en nombre pour intervenir.

Résultat, les goulets d'étranglement au niveau de la formation commencent à produire de sacrés dégâts dans les établissements. Et la concurrence se fait sentir. Les bons professionnels sont débauchés dans des régions comme la Picardie ou dans certaines filières tels les foyers d'hébergement de l'éducation spécialisée.

Pour remédier à la pénurie, « il va falloir embaucher du personnel non qualifié qu'il faudra qualifier en cours d'emploi », prévient Didier Tronche, qui s'est fixé pour « devoir moral » de négocier… avec l'État des moyens supplémentaires pour les former. Mais la branche attend surtout son salut de la validation des acquis de l'expérience, avec la mise au point, d'ici à la fin de l'année, d'un référentiel de compétences permettant de délivrer le diplôme d'État d'éducateur spécialisé via la VAE…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Marc Landré