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Vie des entreprises

La grande misère des carrières ouvrières

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.02.2002 | Catherine Lévi

L'industrie réclame à cor et à cri des opérateurs capables de conduire des lignes de production sophistiquées. Mais, côté salaire, formation et promotion, l'intendance ne suit pas. Pour attirer et retenir les jeunes, mieux formés et plus exigeants, les entreprises vont devoir leur aménager de vraies carrières.

Opérateur de conditionnement dans la filiale d'un grand groupe laitier, Tony ronge son frein. « Cela fait six ans que j'occupe le même poste. Je souhaitais passer un diplôme pour devenir contremaître, mais on m'a conseillé d'attendre, car on me juge trop jeune. Malgré mon niveau bac et des connaissances en gestion et en comptabilité, personne ne s'est jamais intéressé à mes compétences. À ce train-là, je crains d'être encore opérateur en 3 x 8 dans quinze ans. » Ce jeune homme de 27 ans est loin d'être le seul ouvrier dont l'avenir professionnel semble désespérément bouché. Deuxième catégorie socioprofessionnelle derrière les employés, avec 5,9 millions de salariés, les ouvriers ont souvent le sentiment – justifié – d'être les laissés-pour-compte du management des entreprises. « On sous-utilise les compétences des jeunes ouvriers, et la valorisation de leurs carrières est trop lente et aléatoire », note Henri Heckert, chercheur au Cereq, qui vient de réaliser une enquête sur le « devenir ouvrier ». « Les entreprises ne s'intéressent vraiment à la question qu'en cas de plan social », déplore de son côté Christian Larose, secrétaire général de la Fédération textile CGT.

Salaires modestes, formation allégée, perspectives d'avancement quasi inexistantes, les ouvriers ne sont pas à la fête. Et pourtant, l'industrie réclame à cor et à cri du personnel motivé et compétent pour conduire des lignes de production de plus en plus sophistiquées et flexibles. « Les exigences sont plus fortes qu'auparavant, confirme, par exemple, Marc Talan, qui dirige la société Foliplast, une petite entreprise de plasturgie d'une dizaine de personnes implantée dans l'agglomération parisienne. Mais la nature du travail a été enrichie. Les ouvriers sont aujourd'hui associés à des démarches de qualité ou à des réunions sur les conditions de travail. » Rebaptisés opérateurs, ces ouvriers ont souvent un bac pro en poche. Il n'empêche qu'ils débutent la plupart du temps au smic, parfois un peu au-dessus pour les plus qualifiés.

La confection, lanterne rouge

De rares secteurs, comme l'automobile, font figure d'exception : chez PSA, où les salaires sont généreux, un ouvrier non qualifié embauche ainsi, dans les usines de province, à 1 125 euros brut (sur treize mois), et un opérateur possédant un bac professionnel à 1 253 euros. Seulement, pour être embauché par un constructeur, il faut généralement passer par le sas de l'intérim et y être sélectionné parmi les meilleurs éléments. Dans la plasturgie, un ouvrier très qualifié débute à 1 095 euros brut sur douze mois. Et le textile fait figure de lanterne rouge. « Dans l'habillement, on commence au smic, on finit au smic, résume Anne-Marie. Presque personne ne progresse, car nous sommes trop spécialisés. » Âgée de 44 ans, cette mécanicienne de confection gagne 853 euros net, sans treizième mois. « L'argument des délocalisations pour mal nous payer est un peu trop facile », constate-t-elle avec amertume.

En fin de carrière, les salaires ouvriers ne vont guère au-delà de 1 829 euros. Autant dire que les progressions sont faibles et peu rapides, donc guère motivantes. Les grilles de rémunérations sont écrasées, les coefficients rigides et les classifications professionnelles étroitement encadrées par les conventions collectives de branche. Rien à voir avec les politiques de rémunération imaginatives mises en œuvre par les entreprises pour leurs cadres. Une récente étude de l'association Entreprise et Personnel montre que si 85 % des ouvriers bénéficient d'augmentations individuelles, celles-ci plafonnent entre 0,9 % et 1,2 % de leur salaire de base. Pas de quoi pavoiser. « Les pratiques sont archaïques, estime Gilbert Capp, secrétaire national de la Fédération générale agroalimentaire CFDT. Cela décourage les ouvriers de prendre des risques et des responsabilités. On s'est battu pour garder l'ancienneté, car c'est le seul moyen de faire progresser les salaires. »

Les opérateurs ne peuvent guère compter que sur la formation pour élever leur niveau de qualification et accroître ainsi leur rémunération. Or ils y accèdent difficilement : les statistiques montrent que moins d'un ouvrier sur cinq part chaque année en stage, contre près d'un cadre sur deux. Certes, quelques sociétés mettent en œuvre des formules de validation des acquis professionnels (VAP) ou des certificats de qualification professionnelle pour leur personnel de production, mais ces cursus qualifiants sont trop souvent centrés sur les seuls besoins de l'entreprise. « Il ne suffit pas de dispenser des formations très spécialisées d'adaptation au poste, il faut aussi permettre aux ouvriers d'évoluer. On voit bien, lors des reconversions liées à des plans sociaux, qu'elles se révèlent inadaptées », critique Christian Larose. « Les certificats de qualification professionnelle sont de bons outils, mais l'acquisition de ces diplômes se traduit trop rarement sur le plan financier et en termes d'évolution de carrière », note Geneviève Lebard, qui a mené une étude sur la formation dans l'agro-alimentaire pour le compte de l'Agefaforia, le fonds de formation du secteur.

L'ascenseur social est grippé

Illustration : « Dans la plasturgie, 60 % des ouvriers sont aujourd'hui qualifiés contre 30 % dans les années 80, mais ils ne sont pas employés au niveau qui correspond à leur qualification », affirme Jacques Fourré, chargé du dossier formation à la CGT. Les jeunes pourvus d'un bagage ne sont pas mieux lotis que leurs aînés, qui ont enrichi leur cursus au fil de l'expérience. Les entreprises les recrutent fréquemment en dessous de leur qualification, et ils attendent longtemps avant de retrouver lhhhe niveau correspondant à leur formation initiale. Un décalage que les employeurs justifient avec un argument massue : si les jeunes progressent trop rapidement, les anciens se sentent brimés. Résultat : l'ascenseur social est grippé. PSA en a fait courageusement le constat sur un échantillon de 16 000 ouvriers non qualifiés. 55 % le sont encore vingt ans après, 35 % sont devenus ouvriers professionnels, 10 % ont accédé à la maîtrise… mais aucun n'est devenu cadre !

Alors que les entreprises ne jurent que par la gestion des talents pour leurs cadres, la plupart voient dans leur personnel de production une variable d'ajustement conjoncturel et une main-d'œuvre interchangeable. « La France, qui a toujours privilégié le tertiaire, n'aime pas ses usines et a trop longtemps vécu sur l'idée que l'on n'avait plus besoin d'ouvriers, souligne le sociologue Alain d'Iribarne, chercheur au Lest, CNRS. C'est différent, par exemple, en Allemagne ou au Japon, où l'ouvrier qualifié est considéré comme un capital précieux. » Difficile, toutefois, de faire l'amalgame entre les secteurs d'activité ou entre les grands groupes et les PME. « Ces dernières se reposent souvent sur l'intérim pour la gestion de carrière », constate Geneviève Lebard.

Des carrières en peau de chagrin

Les entreprises ne sont pas seules responsables de ces carrières peau de chagrin. Les opérateurs ne sont pas toujours, loin de là, des battants. Beaucoup travaillent pour gagner leur vie, sans aucune envie de faire carrière. « Nombre d'entre eux ne sont pas demandeurs de promotion et de mobilité, ne cherchent pas à évoluer, reconnaît Pierre Laurent, de la Fédération générale agroalimentaire CFDT. Ils peuvent même se sentir menacés par la formation et les changements. Ce comportement s'explique par de vieux schémas éducatifs. » En témoigne un turnover très marginal : les ouvriers quittent rarement leur établissement.

Mais c'est surtout vrai des anciens. Car les nouvelles générations d'opérateurs placent la barre beaucoup plus haut que leurs aînés. Jacques Lauvergne, DRH France d'Usinor, constate un « effet génération » : « Les jeunes ont envie de progresser et d'avoir un travail intéressant. Il y a une proximité forte entre les jeunes ouvriers et les jeunes cadres. » Même observation sur le site de production mulhousien de PSA, qui a embauché 3 500 opérateurs au cours des trois dernières années. Joseph, 22 ans, retoucheur à l'atelier d'assemblage, reconnaît avoir plus d'ambition que son père qui a travaillé dans la même usine. Sacha, responsable d'une petite équipe de retouche, est heureux d'avoir pris des responsabilités, même s'il estime avoir un peu trop attendu. David, 23 ans, conducteur d'une ligne robotisée, ne cache pas sa satisfaction d'avoir brûlé les étapes : « Si j'avais dû faire un travail répétitif, je ne serais certainement pas resté. »

Les plus qualifiés sont les plus impatients. Et ils répugnent de moins en moins à partir. Patrick, électromécanicien à la maintenance d'une entreprise d'abattage et de transformation de viande, le remarque : « La direction commence à s'apercevoir qu'il y a pas mal de turnover, car les opérateurs ne voient rien venir en termes de salaire et de promotion. » Ces jeunes ouvriers n'hésitent pas, comme les cadres juniors, à faire jouer la concurrence entre les entreprises. « Nous réfléchissons à l'avenir, car nous nous rendons bien compte que nous avons des difficultés à recruter des ouvriers qualifiés », reconnaît Frantz Krautter, responsable de la gestion des ouvriers du groupe PSA.

Casser la logique de la chaîne

Des expériences de gestion de carrière ouvrière commencent donc à voir le jour dans certaines entreprises. Mais il y a parfois un décalage entre le discours optimiste des sièges sociaux et les réalités du terrain… Dès les années 90, Usinor a montré l'exemple avec l'accord Acap 2000. Destiné à casser la logique des lignes taylorisées où chaque opérateur occupe un poste spécialisé, il instaure les équipes autonomes et polyvalentes, effectuant des missions de maintenance, de qualité, de sécurité, etc. L'accent est mis sur la valorisation des compétences, et chaque salarié est appelé à prendre en main son déroulement de carrière. « On peut de cette manière intéresser les jeunes à l'industrie », estime Roger Duhomez, directeur de Sollac Atlantique Mardyck.

Des « unités élémentaires de production » ont été mises en place selon la même logique chez PSA, à Mulhouse. « Les jeunes peuvent devenir acteurs comme ils le souhaitent », indique Michel Kupeck, responsable carrière-formation. Le 29 juin dernier, c'est Renault qui a conclu un accord sur la professionnalisation par la compétence des opérateurs de production. Objectif, là encore : dynamiser leurs évolutions de carrière.

Les experts se montrent cependant prudents sur ces initiatives. « Le discours de l'organisation qualifiante est ambigu car il est réservé à une élite », souligne Alain d'Iribarne. Seul le noyau dur d'ouvriers qualifiés embauchés en CDI peut, à ses yeux, prétendre à une carrière. Alors qu'autour de ce noyau gravite un cercle nettement plus indifférencié de CDD et d'intérimaires, confinés aux postes les moins qualifiés. Pour ces derniers, l'horizon professionnel est beaucoup moins rose…

L'Oréal : la polyvalence nourrit la promotion

Au cœur d'Aulnay-sous-Bois se dresse l'usine de verre et de métal de la Barbière, de L'Oréal. Dans cet établissement de 450 salariés, la volonté d'activer l'ascenseur social est manifeste.

L'entreprise recrute son personnel dans le difficile bassin d'emploi du 93. Comme le fait valoir Martin, un jeune responsable d'unité, « dès qu'on entre dans l'usine, on change carrément de mode de vie ». Pas de travail à la chaîne. Les lignes de conditionnement sont conduites par des opérateurs qui ont des missions de production, mais aussi de qualité, de sécurité, de maintenance. La polyvalence enrichit le travail, permet de progresser dans sa filière, d'intégrer le pôle fabrication, dont les tâches sont plus complexes, de devenir agent de maîtrise, même si l'écrasement de la hiérarchie n'offre pas beaucoup d'opportunités. Devenir cadre est, en revanche, encore réservé aux « happy fews ». Un opérateur de conditionnement est embauché à 1 707 euros brut par mois (sur douze mois). Marlène, 49 ans, entrée à 30 ans sans diplôme, est heureuse d'avoir gravi les échelons. « Animatrice », elle gère un atelier de 20 personnes. « Aujourd'hui, il me faudrait le niveau bac », dit-elle. Même satisfaction de Mimoun, 41 ans. Entré comme cariste, en 1993, il est agent de maîtrise et gagne 1 966 euros par mois. « J'aimerais aller plus loin, si je peux le faire », dit-il. Au siège du groupe, on veut encourager la mobilité.

« Les ouvriers vont pouvoir formuler dans un document leurs souhaits d'évolution. Et tous les postes disponibles pour les non-cadres dans nos différents sites vont être mis en ligne. Cela donnera de l'oxygène, notamment aux jeunes », explique Françoise Schoenberger, directrice des relations sociales France. Geneviève, 54 ans, depuis trente-quatre ans chez L'Oréal, responsable des achats de matières premières à la Barbière, assimilée cadre, ancienne syndicaliste, estime que l'entreprise donne de vraies opportunités de progresser, mais regrette qu'il n'y ait pas plus de formation de culture générale. « C'est un frein pour évoluer, y compris à l'extérieur », juge-t-elle.

Auteur

  • Catherine Lévi