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L’entreprise « à la française » existe-t-elle (encore) ?

Dossier | publié le : 01.06.2023 | Muriel Jaouën

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L’entreprise « à la française » existe-t-elle (encore) ?

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Entre un Code du travail particulièrement protecteur pour les salariés, un dialogue social plutôt conflictuel et un management souvent taxé de rigidité, l’entreprise française relève-t-elle d’une forme d’exception culturelle ?

Jamais contents, toujours râleurs, réfractaires à l’autorité, inaptes au changement… La réputation des salariés français n’est plus à faire. Dans quel autre pays que la France verrait-on la population défiler massivement treize fois consécutives contre un report à 64 ans de l’âge pivot de départ à la retraite ? Inaptes à la réforme, et indécrottables champions du monde de la grève !

Sauf que le trait est trop gros pour être totalement honnête. N’y a-t-il pas tout de même dans ce réquisitoire quelque part de vérité ? Le « goût français » pour le dépôt de préavis, certes difficile à objectiver scientifiquement tant les législations et les modes de comptabilité des jours de grève varient d’un pays à l’autre, est régulièrement souligné par les comparaisons internationales. En 2020, la Fondation allemande Hans Böckler a ainsi évalué à 114 le nombre moyen de jours de grève pour 1 000 salariés du privé en France entre 2009 et 2017, contre 91 en Belgique, 54 en Espagne, 18 en Allemagne et… un seul en Suisse.

S’il semble téméraire de chercher à nier la facture à tout le moins frictionnelle du fait social en France, on peut en revanche s’interroger sur les effets de cette culture du conflit. « La revendication et la défense des droits ont nourri et continuent de nourrir le progrès social. Nous sommes un pays de paradoxe, où les rapports sociaux sont consubstantiellement conflictuels et constructifs. Et la grève fait partie du jeu », affirme Youssef Hachour, président d’Up Coop. Mais le paradoxe se limite-t-il aux grèves et aux manifestations ? Le rapport que nous entretenons avec le monde de l’entreprise n’est-il pas porteur de marqueurs spécifiquement français ? Peut-on parler d’une vision, d’une construction, et d’une pratique « à la française » de l’entreprise ?

Protection et épanouissement des travailleurs

« L’entreprise en France a été pensée dans un souci de contribution à la protection et à l’épanouissement des travailleurs, et s’est construite dans une culture du dialogue social et de l’innovation sociale. Je ne pense pas qu’aucun autre pays ait été porteur d’autant de cadres et de modèles guidés par le souci d’un certain bien-être social », poursuit Youssef Achour. La nature conflictuelle du dialogue social est-elle d’ailleurs exception culturelle ? « Nulle part les acquis sociaux ne se sont gagnés dans la douceur », rappelle justement Jean Grosset, directeur de l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès. Le dialogue social, en France, repose néanmoins sur des éléments structurants spécifiques, notamment l’influence prépondérante de l’État au détriment de l’autonomie des partenaires sociaux. Pour autant, les évolutions du Code du travail en matière de champs de négociation et d’instances représentatives ont octroyé une plus grande marge d’initiative et normative aux partenaires sociaux, répondant en cela à une demande lancinante du patronat. Le mouvement de déplacement de la norme conventionnelle de prédilection de la négociation de branche vers la négociation d’entreprise vient également atténuer la spécificité historique de l’approche sociale française.

Un dialogue social de qualité requiert des relations croisées et équilibrées entre tous les acteurs de l’entreprise.« L’idée de construire avec les salariés la conception des grands accords et des processus de travail a encore une très grande marge de progression au sein du patronat », affirme Jean Grosset.

Les modèles de gouvernance en France ne se sont jamais montrés propices à la concertation. « Une augmentation de la proportion d’administrateurs salariés à hauteur de 30 % dans les entreprises d’au moins 500 salariés et un abaissement du seuil de participation des administrateurs salariés de 1 000 à 500 nous permettraient de nous hisser au niveau des standards européens », souligne Fabien Guimbretière, secrétaire national de la CFDT en charge de la transition écologique juste et du dialogue social.

Le déclin syndical, s’il n’est pas spécifiquement français, fait l’objet de commentaires particulièrement soutenus dans l’Hexagone1. Le glissement vers un syndicalisme de services est de plus en plus souvent évoqué comme une piste intéressante pour doper la présence et le rôle des organisations syndicales. En cause, un modèle de négociation français assez unique, qui bénéficie à tout salarié concerné, quelle que soit la couleur de son encartement, et même s’il n’est pas syndiqué. Dans les systèmes nordiques, à l’inverse, le bénéfice des accords issus de négociations sociales avec un ou plusieurs syndicats revient aux seuls salariés qui leur sont affiliés.

Un code social particulièrement dense et sophistiqué

Plus encore que la conflictualité du dialogue social, l’élément structurant le plus immédiatement identifié pour qualifier les entreprises françaises vu de l’étranger, y compris des pays qui nous sont proches à bien des égards, est sans conteste le Code du travail. « Notre droit social se caractérise par sa densité et son très haut niveau de sophistication. Pour ne citer qu’un exemple, la notion de cause réelle et sérieuse sensée motiver un licenciement, est un modèle de subtilité qu’on ne trouve sans doute nulle part ailleurs que chez nous », commente Joël Grangé, associé du cabinet Flichy Grangé Avocats, spécialiste du droit social.

Malgré les assouplissements imputables à la loi El Khomri et aux ordonnances Macron, le droit du travail en France reste l’un des plus protecteurs pour les salariés. Souvent pointée comme invalidante pour l’attractivité économique du pays, cette exception culturelle ne décourage pas les investissements internationaux : en 2022, le nombre de projets de sociétés étrangères souhaitant créer des emplois en France a atteint le chiffre record de 1 725 (+ 7 % par rapport 2021), selon Bercy.

Quant aux groupes internationaux implantés dans l’Hexagone, ils semblent s’en accommoder. « Du point de vue d’une entreprise américaine, c’est-à-dire d’un environnement où le droit social est beaucoup plus léger que chez nous, on pourrait penser de prime abord que la déclinaison en France de décisions stratégiques relève d’une mission quasi impossible. Pourtant, les choses se font toujours. Elles peuvent nécessiter un peu plus de temps en France qu’ailleurs, mais in fine, la dimension contraignante de notre Code du travail entre toujours en cohérence avec les règles et les principes de la maison mère », explique Olivier Laurens, directeur des relations sociales d’IBM France.

Par ailleurs, le droit français s’acculture, intégrant de nouvelles obligations dans des registres comme la responsabilité sociale des entreprises, la santé et la sécurité au travail ou la protection des données personnelles. Tout un registre à la confluence du droit, de l’éthique et de la compliance, que les Anglo-Saxons désignent par l’expression soft law, qui sédimente peu à peu les codes mêmes de l’entreprise « à la française », jusque dans ses pratiques managériales.

Logique de l’honneur et culte du statut

À partir des années 1970, le psychologue et interculturaliste néerlandais Geert Hofstede, théorise l’« indice de distance hiérarchique », un instrument de mesure et de comparaison de l’égalité – et de l’inégalité – en entreprise dans plusieurs pays. De ses études, la France ressort comme une championne de la culture de l’inégalité et du pouvoir, très largement devant des pays comme les États-Unis, les Pays-Bas, ou l’Allemagne. Hofstede décrit deux conceptions du rapport à la hiérarchie, que l’on peut grossièrement calquer sur les cultures anglo-saxonne et latine. D’un côté, des organisations très collaboratives, conçues pour favoriser l’implication des individus et les échanges au profit de l’intérêt collectif. De l’autre, des entreprises marquées par une tradition centralisatrice et non partagée du pouvoir, le culte du statut, une vision inégalitaire des rapports sociaux. Et ici encore, les entreprises françaises se distinguent par leur zèle, devant le Portugal, l’Espagne ou l’Italie.

En 1989, c’est un éminent économiste et anthropologue français, Philippe d’Iribarne, qui s’y attelle, dans son célèbre ouvrage « La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales », à analyser les us et coutumes des organisations françaises du travail. Il décrit une culture managériale française teintée de vieilles réminiscences chevaleresques, comme les notions d’honneur et de dignité, très attachée à la hiérarchie et aux références d’autorité. Avec pour effets un appétit certain pour la discussion, une prise de décision lente et réfléchie, un cadre statutaire bien campé et une communication le plus souvent intermédiée.

Globalisation et ambidextrie

Ces études décrivent-elles la réalité de l’entreprise française de 2020 ? « Les études d’Hofstede et la thèse de d’Iribarne font aujourd’hui encore largement autorité auprès des chercheurs dans le champ de l’interculturalité, dont les travaux convergent peu ou prou pour décrire un certain nombre d’invariants », souligne Michel Barabel, maître de conférences à l’université Paris Est et professeur affilié à Sciences Po Executive Education.

On décrit encore régulièrement l’entreprise française comme calcifiée sur ses rigidités, rétive au changement, peu prompte à intégrer les mutations qui l’entourent. Lors d’un meeting à l’automne 2016, Emmanuel Macron, alors candidat pour la première fois à l’Élysée, annonçait lui-même vouloir s’attaquer « à la problématique du très mauvais management en France ».

Mais comment un tel particularisme français pourrait-il raisonnablement résister à la lame de fond de la mondialisation et à l’intégration de promotions d’étudiants de grandes écoles biberonnées depuis trente ans à l’interculturalité ? Après tout, HEC, l’ESCP, Dauphine enseignent le management tout court et pas le management « à la française ». « La globalisation a généré un répertoire commun de pratiques et une certaine uniformisation managériale. En tout cas, les grandes entreprises mondialisées ont une pratique du management marquée par la culture anglo-saxonne », confirme pour sa part Dominique Laurent, DRH de Schneider Electric.

Le rapport à l’autorité, le poids des organisations, les usages managériaux, l’importance des négociations et des accords, le rôle des syndicats et l’intensité de leur action, les mécanismes de représentation, la gestion des écosystèmes de formation et d’emploi sont autant d’éléments qui façonnent un modèle d’entreprise. En France, celui-ci demeure traversé par un certain nombre d’invariants culturels, souvent contradictoires : attachement aux repères hiérarchiques, mais faible respect de la décision prise ; culture du statut, mais valorisation du système D ; passion pour la discussion, mais faible aptitude au compromis ; attachement aux collectifs de travail, mais défiance vis-à-vis de l’entreprise ; revendication du progrès, mais difficulté à se réformer…

Et si la persistance de ces contradictions était le signe d’organisations certes imparfaites, mais bien vivantes. Ce que Michel Barabel défend au nom du concept d’ambidextrie : « On peut à la fois chercher à réformer les traits distinctifs qui ne sont plus opérants et sanctuariser ce qui peut légitimement nous rendre fiers : un fort taux de couverture sociale, un art de vivre unique au monde, un goût pour le débat que beaucoup nous envient. »

(1) Voir « Liaisons Sociales Magazine » n° 238 de janvier 2023, « Y’a-t-il un syndicalisme de services pour sauver les syndicats ? ».

Auteur

  • Muriel Jaouën