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L’antagonisme capital/travail, marqueur culturel de l’entreprise « à la française », tend à s’estomper

Dossier | publié le : 01.06.2023 | Muriel Jaouën

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L’antagonisme capital/travail, marqueur culturel de l’entreprise « à la française », tend à s’estomper

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Aujourd’hui consultant, Bruno Mettling, ancien DRH d’Orange, analyse les tenants d’une vision et d’une pratique spécifiquement françaises de l’entreprise. Et constate que la plupart d’entre eux cèdent le pas devant une approche plus universelle.

Existe-t-il un modèle d’entreprise spécifiquement français ?

Bruno Mettling : Je ne sais pas si on peut encore parler aujourd’hui d’un modèle français de l’entreprise, mais il existe incontestablement des marqueurs qui lui sont spécifiques. J’observe que beaucoup d’entre eux tendent à s’estomper, à se fondre au profit d’une approche plus universelle, dans un modèle que je qualifierais – faute de mieux – de modèle occidental, convergence d’un modèle européen et d’un modèle anglo-saxon. Pour autant il a existé et il existe encore des éléments qui caractérisent une entreprise « à la française ». Ils puisent d’ailleurs pour beaucoup dans nos racines latines et c’est pourquoi on les retrouve souvent dans les pays du sud de l’Europe.

On associe souvent le travail en France au statut de salarié…

B. M. : Je suis de ceux qui pensent qu’aujourd’hui en France un équilibre a été atteint et que le statut de salarié et même plus globalement notre Code du travail ne portent plus un niveau de contraintes de nature à déqualifier notre pays dans la compétitivité internationale, ni à fragiliser à l’excès la protection due aux employés. Une autre caractéristique de l’« entreprise à la française », liée également au statut, était l’identification très forte d’une classe « cadres »(concept très spécifique à la France) dans une partition très hiérarchisée des catégories de salariés entre ouvriers-employés, agents de maîtrise et cadres, chacune ayant ses propres statuts, ses propres collèges de représentation. Cette vision-là, elle aussi, est en train d’évoluer, et même d’imploser sous l’effet de plusieurs facteurs. La banalisation de la catégorie cadre, tout d’abord avec la disparition de l’une de ses dernières spécificités, à savoir l’existence d’une caisse de retraite autonome désormais fusionnée avec celle des autres salariés. Une profonde mutation quantitative et qualitative ensuite du concept de cadre. En 2020, pour la première fois, les cadres ont été plus nombreux que les ouvriers en France et dans le même temps, le nombre de cadres encadrants est devenu minoritaire par rapport à la population des cadres experts, responsables de projets.

Quid d’un modèle français de rémunération ?

B. M. : Là encore, les choses sont en train de bouger. En France, l’enjeu du partage de la valeur – puisque c’est aujourd’hui l’expression consacrée pour parler de rémunération – a toujours été posé en des termes plutôt conflictuels. D’un côté la rémunération des salariés (y compris cadres), de l’autre la rémunération des actionnaires. La rémunération des salariés a été bâtie autour d’une dimension très collective, avec une place centrale faite à la reconnaissance de la qualification et de l’expérience, cette dernière étant souvent assimilée à l’ancienneté. À quoi s’est ajouté une couche de participation-intéressement visant à favoriser une dimension collective à la rémunération de la performance.

Cette logique binaire est, elle aussi, en train de se réformer. Les déterminants d’ancienneté et d’expérience, qui ont longtemps charpenté le schéma, cèdent le pas devant le critère de performance individuelle et plus globalement une individualisation croissante des politiques de rémunération qui nous rapproche des standards internationaux.

Le modèle de rémunération des dirigeants, lui aussi, a profondément changé…

B. M. : C’est vrai qu’historiquement la rémunération des dirigeants était peu ou prou construite sur les mêmes composantes que la rémunération des salariés, la seule vraie différence portant sur les multiples appliqués. Or il est clair que depuis une trentaine d’années la part des rémunérations des équipes dirigeantes fondée sur le rendement du capital tend à devenir de plus en plus significative et cette évolution s’étend progressivement à l’encadrement supérieur voire à l’ensemble des salariés. Cette évolution a pour vertu de créer un alignement d’intérêt et d’aider à sortir du vieil antagonisme capital/travail, vrai marqueur culturel de l’entreprise à la française. En revanche, la vision court-termiste parfois portée par les marchés peut créer une fracture avec le corps social des entreprises et étiole la confiance que les salariés pouvaient porter à leurs dirigeants dans leur capacité à projeter une vision, à construire dans la durée. La bonne nouvelle, c’est que, devant l’incontestable destruction de valeur causée par les approches financières de court terme, on voit de plus en plus d’acteurs financiers et de fonds d’investissement porter une approche plus responsable et faire des critères éthiques un axe de leur stratégie.

Les manifestations et les grèves contre la réforme des retraites confirment-elles une facture très conflictuelle du fait social ?

B. M. : On le sait, les pratiques sociales en France sont marquées par un syndicalisme de confrontation. Mais ce marqueur historique (qui caractérise au demeurant d’autres pays latins) tend à s’estomper lui aussi, du moins au niveau des entreprises. À cela, deux facteurs d’explication. Le premier – on y revient – est le développement de la population cadre, que les syndicats à forte culture conflictuelle peinent à intégrer. Le croisement des parts de voix de la CFDT et de la CGT ou le développement de la CGC sont très symptomatiques. Seconde explication : les aspirations des salariés ont changé. S’ils ont pu se reconnaître dans des dynamiques de confrontation collectives, l’état d’esprit devient plus individualiste.

La légitimité des syndicats est-elle pour autant remise en cause ?

B. M. : Les salariés leur donnent de moins en moins de leur temps, mais ils leur conservent une vraie délégation de confiance pour défendre leurs intérêts. Il est également probable que l’action syndicale en France se réforme et s’oriente, à l’instar des pratiques des syndicats socio-démocrates du nord de l’Europe, vers un syndicalisme de services. Il demeure toutefois une spécificité très française : la place de la contractualisation dans le dialogue social. Nous produisons de plus en plus d’accords, sur des champs de plus en plus vastes.

Les ordonnances Macron ont considérablement reformaté les structures de la représentation sociale…

B. M. : Elles devaient répondre à deux grands défis. Ramener les partenaires sociaux vers les enjeux de stratégie et alléger le poids des procédures face à l’agilité que requiert l’accélération des transformations. Le second pari a été gagné, au prix sans doute d’un affaiblissement significatif de la présence de proximité des représentants des salariés et c’est la grande faiblesse de cette réforme. Le premier objectif, celui de la stratégie, reste à atteindre. Se pose la question de la réelle envie et de la capacité des acteurs sociaux à se positionner plus franchement sur ce sujet.

Comment le management compose-t-il avec toutes ces évolutions ? Est-il lui aussi impacté ?

B. M. : Le management en France a été porté par une forte logique hiérarchique, un peu paternaliste, attachée au présentéisme, au contrôle. Cette culture de l’autorité avait pour pendant un très fort attachement affectif, lui aussi très français –  en tout cas très latin –, à l’entreprise. Ces marqueurs sont également en train de s’estomper au profit d’une approche plus transactionnelle, plus froide de la relation à son entreprise. C’est à mon sens une bonne chose car la relation affective, doublée d’une très force centralité du travail dans la vie des gens, a généré des déséquilibres et même de la souffrance. Les jeunes générations qui ont vu leurs aînés se dévouer sans grand retour de reconnaissance à leur entreprise, aspirent à de nouveaux équilibres vie professionnelle/vie personnelle, à un rapport plus distancié à l’employeur, qui nous rapproche d’autres modèles. Et elles ont raison. Après, la limite de cette approche sera dans la capacité des entreprises, mais aussi de tout le corps social, à prévenir les risques liés à la montée de l’individualisme, à maintenir un niveau d’engagement qui donne sa force au « vivre ensemble en entreprise ».

Auteur

  • Muriel Jaouën