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Comment concevoir la restructuration d’entreprise afin qu’elle soit « socialement responsable » ?

Dossier | publié le : 01.05.2023 | Lucy Letellier

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Comment concevoir la restructuration d’entreprise afin qu’elle soit « socialement responsable » ?

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Le contexte économique n’est malheureusement pas propice à la croissance de nos entreprises avec des indicateurs plutôt en berne. La vague des défaillances d’entreprises longtemps annoncée semble se dessiner. Mais avant une telle issue, les entreprises peuvent envisager des stratégies de réorganisation. Le « downsizing », la cession d’une activité non stratégique, une restructuration… Ces opérations de réorganisation ont des répercussions directes sur la dimension humaine de l’entreprise. Comment définir et mener une réorganisation sociale ? L’anticipation du volet social est fondamentale mais souvent mal appréhendée. Quels sont les outils ? Quelle organisation pour le DRH, quelles nouvelles facettes d’expertises, quels process…

Qu’entend-on par une restructuration « socialement responsable » ?

Pierre-Laurent Seguin, directeur, KPMG : Je dirais tout d’abord que la restructuration suppose pour moi une rupture organisationnelle telle qu’une fusion, une acquisition, une cession ou une réorganisation. Dans le champ qui est le nôtre, celui du travail, restructuration s’entend donc comme une rupture organisationnelle ayant un impact sur l’emploi. Je l’entends « à chaud », par opposition à des mutations au fil de l’eau, sans choc (« à froid »).

La responsabilité suppose quant à elle une forme d’engagement de long terme – quasi immuable – qui aurait quelque chose à voir avec la notion de devoir, comme si les entreprises avaient une dette vis-à-vis de leurs salariés. Encore faut-il savoir déterminer de quelle dette il s’agit.

L’idée de « socialement responsable » me semble en revanche beaucoup plus vaporeuse. Le terme « socialement » renvoie à des questions sociales et sociétales, c’est-à-dire à quelque chose qui dépend des représentations du moment, mais aussi de l’état d’avancement et de développement d’une société. C’est un concept qui me semble relatif et évolutif : ce qui était socialement responsable il y a dix ans ne l’est probablement plus aujourd’hui et ce qui est considéré comme socialement responsable aujourd’hui ne le sera probablement plus demain. Notre sujet confronte donc l’idée d’une responsabilité immuable, quasi-éthique, et des considérations relatives aux représentations de la société, beaucoup plus mouvantes.

Mais à quels domaines, à quelles populations et à quelles institutions s’applique cette supposée responsabilité sociale des entreprises ? Aux salariés bien sûr – à « ceux qui partent » dans le cadre d’une restructuration avec PSE, à « ceux qui restent » –, mais aussi aux territoires impactés, à l’écosystème économique local, aux clients, aux fournisseurs, aux collectivités publiques… C’est finalement l’ensemble de la société qui est impactée et concernée.

Lorsque je poursuivais mes études dans les années 1990, l’entreprise était assez naturellement considérée comme une « autorité légitime » qui supposait un attachement de principe de ses employés. Les temps ont changé, et ce n’est pas faire injure au pouvoir de l’employeur que de dire qu’aujourd’hui, les entreprises sont beaucoup plus challengées par l’ensemble du corps social, notamment sur l’impact de leur stratégie et de leurs décisions sur les salariés, mais aussi de manière plus générale, sur l’ensemble de la société.

Ainsi, la notion « d’entreprise socialement responsable » inscrit l’entreprise « sacrée » des années 1980 dans un paradigme beaucoup plus complexe, plus exigeant pour elle, dans lequel les salariés lui sont de moins en moins aveuglément attachés par principe et lui demandent des comptes. Tout y est plus volatil, y compris sa propre durée de vie. À ma sortie d’école, les dix plus grosses entreprises du monde étaient peu ou prou les mêmes que dix ans auparavant. Aujourd’hui, elles ont presque toutes quitté ce top 10, et celles qui les ont remplacées n’existaient pas il y a dix ans, ou ne figuraient pas dans le haut du classement. Ce phénomène de volatilité est général et se conjugue avec le besoin croissant du citoyen à donner du sens à la quasi-totalité des périmètres sur lesquels il influe.

Émilie Ducorps-Pouvost, avocate associée, BDO avocats : La définition de responsabilité sociale des entreprises par la Commission européenne me semble intéressante. Elle la définit comme « l’intégration volontaire de préoccupations sociales et environnementales des entreprises dans leurs activités et dans la relation avec les parties prenantes ». Cette définition soulève plusieurs interrogations pour l’entreprise : quel est l’impact de ses activités sur l’environnement physique et naturel ? Quel est son engagement dans la collectivité, localement ou à une plus large échelle ? Enfin – point clé – en quoi intègre-t-elle les enjeux sociaux dans ses prises de décisions économiques ? Être « socialement responsable », c’est donc satisfaire à l’ensemble de ses obligations sociales, mais cela va au-delà. Il ne s’agit pas uniquement de répondre aux obligations juridiques, mais bien d’investir également dans le capital humain, dans le capital environnemental et social.

Qu’est-ce qu’une « restructuration socialement responsable » ? L’expression semble d’abord réunir des termes antinomiques : la notion de « restructuration », renvoie à une situation de réduction des effectifs, de suppression de postes, avec un impact violent sur l’entreprise. Elle évoque donc quelque chose de violent, tandis que la notion de responsabilité sociale renvoie à un esprit de bienveillance et de prise en compte des enjeux humains. Alors, comment concilier ces deux notions ?

La restructuration impacte souvent les effectifs, ce qui renvoie au droit du licenciement économique, lequel s’est considérablement développé depuis les années 1980 en France, pour aller dans le sens d’une plus grande protection du salarié et d’une plus grande responsabilisation de l’employeur, celui-ci étant considéré comme garant de la réinsertion des salariés sur le marché du travail. Ainsi, l’entreprise satisfait à des obligations légales qui assurent la protection du salarié et l’aident à se réinsérer sur le marché de l’emploi, par le biais de mesures d’accompagnement, notamment. La notion de responsabilité sociale de l’entreprise semble donc déjà bien présente dans notre droit. Alors que peut-on faire de plus ? C’est justement là que réside tout l’enjeu pour l’employeur. Aujourd’hui, une entreprise ne peut plus se permettre de penser : « L’amélioration de ma performance passe par la réduction des effectifs, et c’est ainsi. » Ce discours n’est plus tenable. L’entreprise doit aller au-delà, et rechercher l’impact qu’elle peut avoir outre ses obligations légales.

La notion de « restructuration socialement responsable » s’articule autour de trois dimensions. La première, essentielle, c’est l’anticipation. La restructuration est souvent assimilée à une réduction systématique des effectifs. Pourtant, en phase préalable, n’existe-t-il pas des moyens qui permettraient d’éviter cette réduction des effectifs, d’anticiper et de trouver des mesures alternatives ? On constate par ailleurs que de nouveaux outils ont été développés comme alternatives au PSE ou au plan de restructuration, ces dernières années. La deuxième dimension apparaît lorsque la restructuration n’a pas pu être évitée, il s’agit alors pour l’entreprise de s’interroger : que fait-elle pour accompagner les salariés, les former ? Enfin, la troisième dimension, à ne surtout pas oublier, concerne les salariés qui restent, les « survivants », comme j’ai pu le lire une fois dans un article. Nous voyons bien l’enjeu qui peut exister, les concernant.

Quelle latitude pour le DRH dans l’anticipation d’un plan de restructuration ?

Pierre Audierne-Garnier, Chief human resources officer, Smile&Pay : Tout d’abord, je pense que cela dépend de la connaissance que le RH possède du business. La dimension « business partner » de la fonction RH peut en effet avoir une importance significative dans ce genre de situation. Ensuite, cela dépend également de la façon dont le RH se situe sein du comité de direction, de la force dont il dispose, de la vision partagée avec la direction financière et la direction générale. En interrogeant ces deux dimensions, il est possible d’estimer la capacité du DRH à anticiper, ou non, un plan de restructuration.

De la même manière, le fait que l’entreprise appartienne ou non à un grand groupe est un paramètre à prendre en compte. Lorsque le DRH travaille dans une filiale, les consignes qu’il reçoit émanent de sièges sociaux, parfois situés à l’étranger. Dans ce cas, ses possibilités d’anticipation sont quasi inexistantes et son rôle sera plus opérationnel.

Enfin, j’identifie plusieurs freins à l’anticipation, notamment des freins culturels. Je pense qu’en France, nous n’avons pas la culture de l’anticipation au contraire de pays tels que les États-Unis ou certains voisins européens, par exemple.

Voilà ce qui me semble constituer les premières clés de lecture à mobiliser pour estimer rapidement la capacité du RH à anticiper un plan de restructuration dans son entreprise.

Sandrine Martel, DRH, 20 minutes : Pour moi, tout dépend de l’impulsion. À cet égard, deux éléments doivent être pris compte : le facteur économique – qui s’impose à l’entreprise – et l’intention de ceux qui la dirigent, direction ou actionnaires. Une restructuration s’inscrit en effet dans un contexte : s’agit-il simplement de faire du « downsizing », de diversifier ou d’accompagner une évolution vers de nouveaux métiers, de nouvelles façons de travailler ?

La capacité à anticiper dépendra donc de deux facteurs clés : le temps et les moyens dont dispose l’entreprise pour accompagner et mener à bien son projet.

J’ai travaillé dans trois secteurs : d’abord dans celui des télécoms – où j’ai connu ce que j’appelle le trapèze développement/diversification/récession – puis de l’audiovisuel, et, aujourd’hui, la presse. Ces trois secteurs de services ont été particulièrement challengés ces dernières années, certains disposant de moyens importants et d’autres non. Il est évident que lorsque l’on dispose de temps et de moyens, on peut se permettre de préparer dans de meilleures conditions les nécessaires transformations de l’entreprise : socialement, au travers des mesures et accompagnements proposés, et juridiquement, au travers des choix de procédures et dispositifs plus nombreux, rendus possibles.

Je pense qu’un DRH dans l’anticipation, est un DRH qui maîtrise à la fois son environnement social (indicateurs internes d’âge, profils et compétences), l’économie de son entreprise et son secteur d’activité (d’où sa présence indispensable en comité de direction). La maîtrise de ces différents facteurs lui permet d’appréhender la manière dont les choses peuvent évoluer et d’éclairer la direction de l’entreprise, afin d’éviter de se retrouver confronté à la mise en place d’une réorganisation dans un contexte extrêmement contraint. En outre, sa bonne connaissance des moyens disponibles lui permettra d’évaluer dans quelle mesure il pourra mobiliser tout ou partie d’un outillage juridique particulièrement riche.

Au travers de mes différentes expériences, j’ai personnellement pu participer à la mise en œuvre de PSE, PDV ou RCC, qui chacun mobilise des dispositifs aux formes et finalités différentes.

Comment faire une restructuration socialement responsable ? Tout d’abord, je dirais qu’il faut absolument que l’humain soit au cœur de la réflexion. C’est indispensable. Fort de la maîtrise de son environnement, le DRH peut ensuite, dans le respect des orientations décidées et dispositions légales qui s’imposent à lui, préparer et travailler au projet le mieux adapté à son entreprise, avant d’engager des négociations sincères et équilibrées.

Appréhender l’entreprise d’aujourd’hui : la nécessité d’une vision collective et du collectif.

Laurent Pfeiffer, président, Dalloyau : Je pense en effet qu’il n’est plus possible de comparer une entreprise des années 1980 ou 1990 avec une entreprise des années 2020. Ce ne sont pas les mêmes modèles et il ne faut surtout pas rester figé sur ces années du passé.

Nous parlions tout à l’heure d’attachement. Pour ma part, je ne pense pas que les salariés ne soient plus attachés à leur entreprise aujourd’hui. Je pense qu’ils y sont attachés différemment. Aujourd’hui, le monde du travail a besoin de sens et ce sens, il faut leur donner, il faut le préparer. Pour emprunter une métaphore pâtissière, disons que la qualité d’un fond de tarte doit être aussi importante que celle des fruits que l’on y installe. Or, le monde de l’entreprise, c’est exactement comme un fond de tarte auquel le salarié doit pouvoir accrocher. C’est un principe très important.

Nous sommes passés d’un modèle très pyramidal – où les salariés voyaient le monde du patronat comme une stèle – à un modèle très transversal – où chacun d’entre nous apporte sa contribution. Autrement dit, nous sommes aujourd’hui dans un modèle type « chaîne de vélo », où chaque membre de l’entreprise est un maillon, et c’est parce que nous sommes tous ensemble que le vélo avance. Nous ne sommes donc plus du tout dans le même modèle qu’auparavant.

Aussi, pour revenir à la question de l’attachement évoquée par Pierre-Laurent Seguin, je pense que les salariés ont besoin de sens à leur interaction au sein de l’entreprise. Nous ne sommes plus dans le monde de l’ouvrier, où les gens pouvaient passer trente ans dans l’entreprise à répéter toujours les mêmes gestes. Aujourd’hui, si les salariés font un geste, ils ont besoin de le comprendre : qu’est-ce que ce geste-là apporte au montage complet du moteur ? Pourquoi le font-ils ? Quel est leur rôle ? Tout cela signifie que le management intermédiaire est différent : il n’est pas au-dessus, il n’est pas étouffant, il contribue à faire tourner cette chaîne de vélo.

Une fois que l’on a compris ce modèle-là, il faut comprendre une deuxième chose : aucune entreprise ne restera figée trente ans dans un même modèle. Le modèle d’une entreprise va évoluer en permanence, tout le temps. Aujourd’hui, ce modèle évolue pratiquement chaque année. Pourquoi ? Parce que le monde du dehors évolue, pour les raisons que l’on a connues depuis 2015 notamment : les attentats, une crise sanitaire, des mouvements sociaux. Entre 2015 et 2023, nous avons connu un terrain de jeu qui a fait bouger tout le modèle de l’entreprise. Il faut donc intégrer l’idée que l’entreprise va bouger et se restructurer en permanence. Rappelons par ailleurs qu’il existe différents types de restructuration, dont certaines évolutions de business model ou réorganisations actionnariales n’impactent pas automatiquement le modèle humain. Quoi qu’il en soit, la restructuration, en tant que telle, sera tout le temps là.

Autrement dit, il ne faut pas être réfractaire à ces modèles changeants, il faut les accompagner. Une autre image pour illustrer mon propos : vous êtes dans Paris, les feux de circulation changent tous les jours, il y a de nouveaux travaux toutes les semaines. Lorsque vous tenez un commerce de proximité, si vous n’êtes pas habitués à faire évoluer vos modèles, vos heures d’ouverture, y compris votre offre de produits, c’est la mort programmée de votre activité.

De la même manière, lorsque l’on rentre dans une entreprise, il faut accepter que son modèle changera en permanence. Il faut également accepter l’idée que le monde qui nous entoure aujourd’hui invitera chacun à apporter sa pierre à l’édifice, et que nous contribuerons tous, avec des compétences différentes, au modèle collectif.

Dans ce contexte, quel est le rôle d’une entreprise ? C’est d’être contributeur dans la société. Il ne peut d’ailleurs pas y avoir de responsabilité sociale sans une prise en compte de la responsabilité sociétale : l’entreprise est un modèle qui doit être vertueux et doit créer de la valeur en interne comme en externe.

Plusieurs parties prenantes interagissent avec l’entreprise : les actionnaires – qui cherchent à obtenir une rentabilité sur leurs capitaux, les salariés – qui ont besoin de gagner leur vie correctement pour construire leur modèle de vie privée, les créanciers – qui ont besoin d’être payés correctement et à bonne date pour continuer à faire tourner leur modèle. On retrouve donc trois types de parties prenantes, différentes, mais qu’il faut traiter ensemble et sur un pied d’égalité. Si on ne les traite pas sur un pied d’égalité, un fossé risque de se créer et de générer des problèmes.

Restructuration socialement responsable : une anticipation perpétuelle

Laurent Pfeiffer : Il faut anticiper en permanence. Qu’il s’agisse de compétences internes ou externes, il y a dans l’entreprise des personnes dont la mission est d’anticiper les risques susceptibles de faire faire bouger le business model. Derrière ces personnes, d’autres ont pour mission de relayer les clés de compréhension de ces enjeux et de leur application au sein de l’entreprise. Dans cet objectif, et afin de réfléchir le modèle social de demain, les DRH doivent être au plus près des analyses produites par d’autres membres de l’entreprise. C’est indispensable pour leur éviter de se retrouver – comme c’est bien trop souvent le cas – face à des décisions actionnariales ou un board qui annonce subitement la fermeture d’une filiale et demande au DRH de gérer la situation humaine qui en découle. Ce type de situation n’est pas socialement responsable.

Être socialement responsable, c’est inclure toutes les parties prenantes dans l’analyse, de façon à faire bouger l’entreprise, ensemble. Cela signifie que les parties prenantes sont informées longtemps à l’avance – un an, voire cinq ans à l’avance dans certaines entreprises – sur l’évolution de l’organisation, sur les impacts de la restructuration, et ainsi de suite. On le voit, dans un tel cas de figure, il n’y a aucune surprise et c’est très positif. À mon sens, lorsque la restructuration se conjugue à un effet de surprise, cela ne fonctionne absolument jamais. Nous travaillons avec toutes les parties prenantes sans exception.

La responsabilité de l’ensemble des parties prenantes

Laurent Pfeiffer : L’actionnaire a bien évidemment sa place dans la décision, elle est même souvent statutaire, mais il s’appuie avant tout sur l’analyse qui lui est faite par le dirigeant.

Je considère également le CSE comme une partie prenante à part entière. C’est l’un des maillons de la chaîne de la transmission d’informations. Il est essentiel d’informer chaque mois tous les collaborateurs des résultats de l’entreprise, d’autant plus qu’ils sont contributeurs du résultat.

De plus, je le répète, l’effet de surprise est dévastateur. En revanche, si l’entreprise communique longtemps à l’avance sur les problématiques qu’elle rencontre, la situation devient moins difficile à assimiler pour les personnes qui pourraient être amenées à quitter l’entreprise.

Enfin, j’identifie un dernier enjeu social, extrêmement important : il y a au sein de l’entreprise des personnes qui ont une responsabilité. Tout le corps managérial a une responsabilité. Or, lorsque l’on est en responsabilité, il faut l’accepter et être à même de pouvoir l’exercer.

Certains pensent parfois qu’être dirigeant d’entreprise, c’est exercer une fonction. Pour ma part, je considère qu’être dirigeant d’entreprise, ce n’est pas une fonction, c’est un métier. Autrement dit, soit vous êtes apte à l’exercer, soit vous ne l’êtes pas. Si vous n’êtes pas apte à l’exercer, alors il faut rester directeur de centre opérationnel. Lorsque vous êtes parent, il faut savoir s’occuper de son enfant : on n’a pas un enfant pour la beauté d’avoir un enfant. Toute chose implique une responsabilité. De la même manière, exercer correctement sa responsabilité sociale au sein de l’entreprise implique de préparer l’organisation à tous ces chocs économiques et sociétaux, et de s’assurer que tout le monde les comprend.

L’argent ne répare rien, c’est la politique du faible de distribuer des primes et se cacher derrière cela pour fuir sa responsabilité. Or, sa responsabilité c’est retrouver le chemin de l’emploi. C’est à lui de faire en sorte que l’interruption entre le moment du départ contraint et le retour à l’emploi soit la plus courte possible. Certaines sociétés le font très bien.

Dans ma précédente expérience, j’ai dirigé une très belle entreprise de conseil, qui mobilisait 450 consultants RH de haut niveau. Grâce à eux, j’ai appris beaucoup et j’ai pu constater le bien-être qu’ils créaient en développant des outils de réinsertion dans l’emploi, avec des entreprises éphémères, par exemple.

Nous avons notamment travaillé sur la situation d’une entreprise industrielle à Béthune : 800 départs. Il faut neuf ans avant que chaque personne n’ait réussi à retrouver un emploi de façon organique. Avec des collectivités locales, nous avons créé une multitude de terreaux fertiles qui ont, par exemple, permis de former les gens à des métiers différents, de réfléchir à de nouveaux leviers de réindustrialisation pour la région, d’identifier les emplois à offrir au monde ouvrier. C’était formidable.

Nous avons également travaillé avec une grande entreprise dans le secteur tertiaire marchand, qui a connu 1 700 départs. Quand nous sommes partis, nous avions réussi à remettre 900 personnes sur le chemin du travail, ce qui est remarquable. C’est cela, être socialement responsable. Il ne s’agit pas de donner de l’argent, mais d’accompagner le départ contraint jusqu’au bout. C’est notre responsabilité de chef d’entreprise.

J’insiste sur l’idée que la responsabilité sociale est une chaîne qui se décline de bout en bout. Il ne s’agit pas de sectionner cette chaîne et de laisser les gens se débrouiller tout seuls, au seul motif que nous leur avons donné de l’argent. C’est trop facile. Penser que l’on va éteindre l’incendie à base de prime, c’est d’ailleurs ce que font beaucoup de gouvernements, toutes couleurs confondues. Certes vous l’éteignez une fraction de seconde mais le trauma est toujours là. Or, le bon médecin d’une entreprise doit pouvoir réparer le traumatisme jusqu’au bout, autrement son action ne sert à rien.

Un triptyque fondamental : communication, vision et employabilité. Comment créer l’adhésion autour d’un nouveau projet d’entreprise ?

Pierre-Laurent Seguin : une restructuration socialement responsable renvoie à la question de la légitimité. Concrètement, la restructuration proposée est-elle perçue comme légitime ?

Dans les années 1990, il n’était pas rare d’assister à des restructurations mal préparées qui atteignaient d’ailleurs rarement les économies qu’elles projetaient. Ces restructurations étaient souvent menées de manière un peu administrative : réunions, suivi du calendrier, conformité juridique, etc. Les enjeux de procédure prenaient le pas sur les enjeux économiques, managériaux et sociaux. Quant aux questions opérationnelles, elles étaient sous-représentées, voire quasi-absentes.

D’autre part, nous faisions exactement l’inverse de ce que vous évoquiez tout à l’heure. L’enjeu était de limiter la diffusion de l’information. La stratégie demeurait le domaine réservé et secret des dirigeants, qui étaient très réticents à se montrer transparents sur les orientations stratégiques, l’état des difficultés ou des performances économiques. Tout était fait pour retarder au dernier moment les annonces des restructurations pour ensuite « faire le dos rond », le temps de passer la procédure et d’obtenir l’avis du CE.

Une restructuration est un moment où se rencontrent des injonctions contradictoires, telles que la logique économique et la logique sociale ou territoriale. Cependant, à l’inverse des pratiques du passé, il est essentiel de préparer sa restructuration en identifiant par anticipation le plus tôt possible ce qu’elle implique pour se laisser le temps et les moyens de bien faire les choses : anticiper les mutations économiques, bien sûr, mais aussi leurs implications sociales.

Le 1er étage de la fusée d’une restructuration socialement responsable, c’est qu’elle s’inscrive dans le cadre d’une stratégie robuste, c’est-à-dire dans le cadre d’une vision, d’une ambition et d’une trajectoire à long terme. Tant pour les salariés impactés que pour embarquer ceux qui resteront dans l’entreprise.

Le deuxième, c’est qu’elle doit se traduire par des mesures pertinentes et appropriées, c’est-à-dire répondre précisément aux enjeux stratégiques auxquels elle est censée s’attaquer. Et les effectifs ne sont parfois qu’une variable d’ajustement très relative par rapport à d’autres leviers beaucoup plus efficaces.

Mais encore faut-il que tout cela soit crédible : le problème peut être bien posé (enjeux stratégiques), les solutions bien identifiées (elles sont pertinentes), si tout le monde est convaincu que concrètement leur mise en œuvre opérationnelle ne sera pas possible, alors on passe à côté. C’est là le troisième étage de la fusée : la crédibilité du projet.

C’est donc une sorte de jeu de Meccano global. La « responsabilité sociale » commence par une responsabilité économique pour les « rescapés » qu’évoquait fort justement Émilie Ducorps-Pouvosttout à l’heure : il faut leur donner une perspective. Mais, pour cela, il faut être transparent et communiquer. Cela me semble particulièrement vrai dans le cas d’une restructuration avec PSE qui implique surtout un problème de repositionnement stratégique et de redressement des performances économiques. Cette transparence est pour moi une condition sine qua non pour réussir à embarquer ceux qui restent, à pérenniser le projet d’entreprise et, en tant qu’employeur, à assumer pleinement sa responsabilité sociale vis-à-vis des salariés. Mais la responsabilité sociale concerne évidemment au premier chef « ceux qui partent ». Là aussi, l’anticipation est déterminante.

L’employabilité des salariés : pièce maîtresse

Pierre-Laurent Seguin : Vous rappeliez tout à l’heure que dans « le monde d’avant », l’ouvrier pouvait répéter le même geste pendant trente ans. Dans un tel contexte, le jour où il y a rupture, s’il n’a pas été préparé, il n’a aucune chance de trouver un emploi de remplacement.

Il y a un vrai enjeu de performance sociale dans un projet de restructuration, consistant à mettre en place des mesures qui – au minimun – permettront aux employés de trouver une solution de reconversion à un horizon et un coût personnel acceptables. C’est justement dans ces moments difficiles que l’on mesure vraiment l’intérêt d’être socialement responsable.

Certaines politiques RH, que l’on voit parfois dans des banques, vont plus loin. Elles visent à favoriser l’employabilité interne et externe des salariés. Le principe est relativement innovant : rendre ses collaborateurs plus employables, ce n’est pas seulement prendre le risque de les voir partir. C’est aussi et surtout se donner plus de chances de maintenir ceux qui restent plus en phase avec eux-mêmes, plus épanouis et plus performants. Et de telles politiques sont évidemment beaucoup plus vertueuses pour le rayonnement de la marque employeur et pour attirer les talents, sujet devenu aujourd’hui fondamental pour l’entreprise.

Là encore, pour réussir cela, la transparence sur les enjeux stratégiques à long terme est essentielle.

Laurent Pfeiffer : Aujourd’hui encore, demander à certains actionnaires trop financiers d’accepter de partager les éléments financiers de l’entreprise et de leur faire admettre les bienfaits sur la politique sociale reste parfois très difficile.

Le dialogue social

Pierre-Laurent Seguin : Partager ces informations stratégiques, pour les dirigeants, c’est accepter d’en faire un objet de débat, donc de voir critiqués et challengés leurs projets ou leurs décisions. Par les salariés et leurs représentants, bien sûr, mais aussi par les médias, l’État, les collectivités territoriales… « Pourquoi faites-vous comme ça ? Ne pourriez-vous pas faire autrement ? ».

Au sujet de la transparence de l’employeur à l’égard des IRP, il a souvent été brandi le spectre de la « cogestion » et son corollaire supposé, le partage du pouvoir de décision par l’employeur. Il me semble qu’il s’agit là d’un faux débat.

Pour moi, ce partage d’informations n’entrave en rien les prérogatives et le pouvoir de décision du dirigeant. En revanche, il le contraint à être convaincant. À être plus « responsable » …

C’est d’ailleurs bien là le sens que confère le Code du travail à l’avis donné par le CSE lors d’une consultation : on n’attend pas du CSE, lorsqu’il donne son avis, qu’il soit en accord ou en désaccord avec le projet qui lui est présenté. Par l’avis, on s’assure qu’il l’a suffisamment compris intimement pour en restituer la logique et les conséquences aux salariés qu’il représente. Il lui faut pouvoir disposer de tous les éléments pertinents pour en prendre toute la mesure. Pour pouvoir le challenger réellement. Or, pour cela, il est essentiel qu’il partage avec ceux qui décident au moins l’état des difficultés du moment, la situation à laquelle tout le monde est collectivement confronté et la logique qui préside au projet. Car faire une restructuration, ça ne fait plaisir à personne. Et, pourtant, parfois, il faut en passer par là. Et dans ce cas, l’enjeu, c’est de le faire bien, dans le respect, l’écoute et la transparence, avec sérieux et engagement. Pour ma part, je pense que c’est fondamentalement dans ces moments-là que les représentants du personnel peuvent vraiment jouer leur rôle et exercer pleinement les prérogatives que leur confère le Code du travail.

Ce que je veux dire, c’est que la responsabilité sociale renvoie aussi à la notion de concertation. Aujourd’hui, on n’accepte plus que des décisions soient prises sans concertation. Pour revenir à ce que vous disiez tout à l’heure et que je partage, il me semble que la concertation sociale et la négociation sociale sont des dimensions nouvelles qui ont pris un réel essor au cours des vingt dernières années. Il y a vingt ans, la loi Fillon 2004, marquait le tout début de la négociation collective. Aujourd’hui, il est possible de négocier dans quasiment toutes les entreprises, y compris les petites et sur des sujets totalement divers. La négociation dans l’entreprise a explosé. Certes, la négociation paritaire a existé bien avant 2004, mais elle se situait assez loin des entreprises.

Il me semble que la responsabilité sociale d’une entreprise implique sa capacité à savoir embarquer les salariés, par l’intermédiaire de leurs représentants ou de tiers, dans la compréhension de la mécanique des décisions. Pas dans la prise des décisions elle-même. Cette capacité est d’autant plus essentielle lorsque ladite concertation – ou la négociation – concerne des enjeux sur lesquels les salariés se considèrent comme légitimes à exprimer un point de vue, l’absence de sollicitation risquant en effet de les amener à se sentir dépossédés de leurs droits.

En résumé, la concertation, c’est-à-dire consulter les gens concernés avant de prendre sa décision, me semble une méthode vertueuse dans un processus de restructuration, car elle ne dépossède personne. Le pouvoir de l’employeur reste dévolu à l’employeur, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas de comptes à rendre.

Laurent Pfeiffer : C’est intéressant parce que vous avez travaillé dans des entreprises de taille importante. Le travers des grandes entreprises c’est trop souvent de ne pas tenir informé le corps social, si bien que les choses arrivent par effet de surprise.

Sandrine Martel : Je ne dirais pas tout à fait cela. Un grand nombre d’entreprises disposent de service ou directions de la communication interne, et communiquent régulièrement sur leurs résultats et situations économiques auprès de leurs salariés.

Malheureusement, lors de la mise en œuvre de réorganisations importantes, le dialogue social se « juridise » des deux côtés. Les DRH peuvent privilégier la tenue de leur agenda social et le respect de leurs obligations sur l’entretien de la communication interne. Dans ces périodes, la difficulté est donc de continuer à communiquer. Par ailleurs, pour réussir à impliquer et à concerter de manière efficace, il faut accepter de ne pas tout maîtriser et s’autoriser de vraies marges de manœuvre. C’est en effet la capacité à rester ouvert et à l’écoute des idées ou propositions nouvelles, qui peut faire la différence.

Je dis souvent que l’on ne peut pas discuter l’objectif, mais que nous pouvons négocier le chemin. S’entendre sur ce préalable évite par ailleurs un certain nombre de déconvenues au moment des négociations. Il n’est pas rare en effet que les réactions et la réceptivité de chacun évoluent en période de crise, même lorsque l’entreprise a régulièrement communiqué en amont sur les difficultés rencontrées. À partir du moment où des emplois sont menacés, l’émotionnel prend légitiment le pas sur le rationnel.

Néanmoins, la négociation peut apporter de réelles avancées et pistes de réflexion sur la manière d’appréhender un objectif contraint et difficile.

Dans ce contexte, comment peut-on négocier sans arrière-pensée ? Pour ma part, je me refuse à aborder une négociation en ayant déjà en tête une quelconque certitude sur les moyens et mesures à proposer. J’accepte que la négociation joue pleinement son rôle, ce qui signifie accepter d’ébranler certaines convictions et challenger les dispositifs déjà « pensés ».

Il s’agit ainsi d’éprouver modestement et de chercher à rendre concrète cette implication, car, on le sait, la concertation est trop souvent vécue comme un exercice de style où une obligation à honorer.

Pierre-Laurent Seguin : Ce n’est pas socialement responsable mais c’est souvent le cas, malheureusement.

Sandrine Martel : Il n’y a en effet pas toujours le choix. C’est pourquoi, lorsque l’on pense avoir quelques marges de manœuvre, il faut les recenser en amont. C’est le rôle du DRH d’identifier ces leviers et de chercher à les actionner au mieux. Il s’agit pour lui de faire en sorte que le cadre soit posé, pour réussir à naviguer à l’intérieur en mobilisant toutes les ressources et moyens disponibles.

J’aimerais souligner un autre point qui me paraît important. Entre la phase d’anticipation et la phase de mise en œuvre d’une restructuration, il existe des étapes qui résident notamment dans un éventail de choix et d’actions possibles pouvant favoriser l’agilité sociale.

J’ai travaillé dans des groupes très différents et me suis souvent rendu compte que cette notion de marge de manœuvre était très inégale, car les cultures d’entreprise et les cultures sociales ne se ressemblent pas selon les organisations. L’entreprise peut parfois se priver de souplesses lui permettant de faire face à des aléas économiques et pouvant s’avérer socialement plus difficiles in fine.

Pour un employeur, disposer d’alternatives, c’est aussi se laisser le temps de voir si les emplois d’aujourd’hui seront les emplois de demain et de travailler à leur transition. En ce sens, la GEPP fait incontestablement partie des dispositifs qui peuvent y aider.

La responsabilité sociale, induit de gérer le mieux possible les éventuels départs auxquels on peut être confrontés, mais c’est aussi, et surtout, tout faire pour les éviter.

Émilie Ducorps-Pouvost : les dispositifs légaux nous enserrent dans des délais qui sont préfixés, c’est notamment le cas pour la consultation des CSE. Si les négociations n’ont pas abouti à l’issue du délai légal, on sait tous que cela n’empêchera pas le projet d’être mené à son terme puisque l’avis du CSE est simplement consultatif. Cela peut donner l’impression que la concertation n’est qu’un jeu de faux-semblants et que la discussion est vaine car, finalement, une fois les délais expirés, l’entreprise n’en fera qu’à sa tête.

J’ai toutefois vécu l’expérience d’un très bel exemple de concertation réussie chez un de mes clients, en 2021. Lorsqu’elle me contacte, cette PME de près de 400 salariés m’explique que les conséquences de la Covid ne lui laissent pas le choix, elle doit passer par une démarche de downsizing. Elle envisage déjà un PSE et projette de licencier près de 60 personnes. Au cours de notre échange, il apparaît qu’un certain nombre de postes sont en doublon et que certaines tâches sont effectuées par des intérimaires. J’informe mon client sur l’existence et les possibilités offertes par différents dispositifs de restructuration, tels que l’accord de performance collective (« APC ») et l’activité partielle longue durée (« APLD »). La PME se situe dans le secteur de l’industrie lourde, elle embauche en effet beaucoup d’intérimaires sur des postes de manutention, alors j’interroge : « Vos salariés permanents ne pourraient-ils pas reprendre les tâches aujourd’hui réalisées par les intérimaires ? » J’explique à cet employeur que, grâce à l’accord dérogatoire que constitue l’APL, il disposerait d’un formidable levier pour imposer à ses ouvriers d’être polyvalents et qu’il peut les former. Il n’est pas contre ce scénario, mais cela nécessiterait également de déplacer les salariés sur des sites clients et il craint que cela ne constitue un frein important. Je lui précise que l’accord de performance collective permet également d’imposer une mobilité géographique aux salariés de l’entreprise. Enfin, je lui indique que grâce à l’APLD et sous réserve qu’il prenne des engagements de maintien de l’emploi, il peut mettre en place des heures chômées et ainsi réduire l’horaire de travail de ses salariés sur une durée de trois ans tout en percevant une compensation par l’État.

Nous préparons malgré tout le livre II et le livre I du PSE, puis le dirigeant convoque le CSE pour la réunion 0, durant laquelle il leur annonce le projet. Le lendemain de cette réunion, il me recontacte et m’explique : « Nous avons discuté toute la journée. Je pense que je vais renoncer au PSE et nous allons essayer de mettre en place l’accord de performance collective et l’APLD. »

Nous avons donc complètement changé le plan initial, enterré le livre II et le livre I, et cela a été un vrai succès qui a permis de sauver des emplois et de redonner un élan à cette entreprise touchée, comme beaucoup d’autres, par la pandémie. Ce cas pratique souligne aussi la place fondamentale du dirigeant dans le processus de restructuration : c’est l’effet Pygmalion du dirigeant, ce dernier constitue un maillon essentiel dans la communication vis-à-vis des salariés. Il joue un rôle clé pour générer de la motivation, mobiliser les troupes et recréer de l’engagement autour du nouveau projet. Dans ce cas précis, son message était extrêmement fort pour l’entreprise.

Les contraintes des outils juridiques de la restructuration

Laurent Pfeiffer : D’une certaine façon, le Code du travail nous empêche d’être socialement responsables. Lorsque nous mobilisons un dispositif tel que le PSE, nous sommes tenus par des délais et par un cadre très strict. Ne pas respecter parfaitement ces contraintes, c’est prendre le risque de créer une faille dans laquelle certains n’hésiteraient pas à s’engouffrer. Plus précisément, c’est prendre le risque d’exposer l’entreprise à une multitude de procédures, et donc de la mettre en danger. Pourtant, l’exemple d’Émilie Ducorps-Pouvostillustre bien le fait qu’un cadre repensé, plus libre, qui permet aux gens de réfléchir ensemble – par le biais d’un accord d’entreprise notamment – permet de belles réussites.

En cela, le PSE est certes un véritable outil juridique, mais il apparaît également comme un dispositif très contraignant. C’est un cadre juridique qui ne laisse pas libre de penser la restructuration sociale en profondeur, d’imaginer des choses, de façon responsable et avec l’ensemble des parties prenantes.

Pour ma part, je trouve que les accords d’entreprise constituent un outil fantastique. Je trouverais d’ailleurs formidable que l’on puisse établir des accords d’entreprise systématiquement, qu’il y ait des dizaines d’accords correspondant chacun aux besoins de l’organisation et à la volonté des parties sur un ensemble de points. C’est un excellent dispositif qui permet de construire un modèle socialement responsable de l’entreprise en impliquant toutes les parties prenantes. À cet égard, le témoignage illustre parfaitement en quoi il est possible de s’approprier un itinéraire initial apparemment contraint, pour le modifier et tracer les lignes d’un tout nouveau chemin, lequel empruntera des routes totalement différentes. Ce tout nouveau chemin n’est possible que parce qu’il y a concertation et réflexion : c’est la présence et l’implication de toutes les parties prenantes qui ont permis de le dessiner. Au fond, c’est comme au football, vous pouvez jouer seul ou à onze mais vous n’obtiendrez pas le même le résultat à la fin.

Se restructurer c’est se transformer : les répercussions sur le corps social

Pierre Audierne-Garnier : la réglementation porte une dimension à la fois contraignante et solennelle qui impose de nombreuses ruptures aux projets de restructurations. Je partage également l’idée qu’il est possible de trouver d’autres solutions.

Pour ma part, je préfère parler d’ailleurs de « transformation ». L’univers de l’écosystème start-up est un peu différent. Il apporte aussi sans doute plus de flexibilité au niveau de l’impact RH. Par nature, nous sommes un peu « couteau suisse », donc se transformer, pour nous comme pour l’ensemble de l’écosystème start-up, c’est quasiment la norme.

En outre, s’engager dans une démarche de concertation, et la réussir, nécessite une bonne communication, je vous rejoins tous là-dessus. Il me semble également que cela s’appuie sur une habitude à communiquer au sein de l’organisation qui soit préexistante au processus de transformation lui-même. Voici un exemple pour illustrer la question liée à la transparence des chiffres, que nous évoquions tout à l’heure : nous avons l’habitude de rencontrer le board tous les mois et de leur communiquer tous les chiffres. Ainsi, non seulement le principe de communication est profondément inscrit dans notre culture d’entreprise, mais il s’adresse à tous, avec les mêmes données. Une fois par mois, nous réunissons l’ensemble des collaborateurs à qui nous expliquons tout, y compris les endroits où cela risque de pêcher.

Cela fait aussi partie du rôle d’un dirigeant que de dire : « Oui, nous avons choisi d’aller dans cette direction mais nous nous rendons compte aujourd’hui que ce n’est peut-être pas la bonne. » Assumer cette vulnérabilité, c’est aussi montrer que l’on est capable d’évoluer, de se transformer et, in fine, de réussir à fédérer plus facilement sur le nouveau projet. Cela réduit les risques de désaveu à l’égard d’une communication qui serait perçue comme insincère ou de décisions vécues comme prises en cercle fermé, puis imposées.

Lorsque l’on annonce une restructuration, cela génère des crispations et l’absentéisme peut alors considérablement augmenter. Or, l’entreprise doit tout de même continuer à faire tourner son activité car, au fond, la vie ne s’arrête pas avec la transformation : nous ne sommes ni enfermés dans ce processus, ni figés par l’idée qu’il faudrait d’abord le finaliser avant de pouvoir passer à autre chose. Concrètement, le business continue et il faut réussir à mobiliser durant toute cette période, ce qui passe aussi par de la communication. Il devient alors nécessaire de rappeler la nécessité de poursuivre les activités, voire d’alerter sur les impératifs associés à un gros contrat, le cas échéant. Prendre en compte ces différentes temporalités est essentiel. C’est d’ailleurs le rôle du RH que d’opérer des mises en garde sur ce sujet. Une restructuration peut impliquer davantage d’absentéisme, parfois dans un contexte où l’entreprise s’apprête à accueillir ou à finaliser un nouveau contrat. Sera-t-on en capacité de mobiliser suffisamment de personnes pour assurer la prestation prévue par ce contrat ? C’est un point qu’il me semble important de prendre en considération.

Je pense que la dynamique managériale doit également mobiliser toute notre attention. Ainsi, fédérer autour du nouveau projet nécessite que les managers soient présents et puissent comprendre la trajectoire souhaitée par l’organisation. Il faut donc prévoir le temps nécessaire à ce qu’ils digèrent cette nouveauté et puissent jouer leur rôle de managers de proximité. De cette manière, ils contribueront à fédérer les équipes autour du projet et sauront attirer notre attention sur certaines personnes, si besoin. Il y a parfois une certaine tendance à oublier cette dimension d’accompagnement du manager, à se dire qu’il a forcément compris ce qui se passe qu’il jouera naturellement ce rôle fédérateur.

Or, ce n’est pas toujours si simple, je parle d’expérience vécue : qu’il n’ait pas la volonté d’embarquer les autres dans le nouveau projet et de les aider à comprendre, voire qu’il les incite à ne pas vouloir comprendre, le manager peut aussi s’inscrire dans un rôle très perturbateur. J’ai travaillé sur mon premier cas de fusion le premier jour du confinement, c’est-à-dire dans un contexte où personne n’était habitué au télétravail. Nous avons été amenés à gérer simultanément plusieurs enjeux importants alors que je venais juste d’arriver sur ce type de projet. Je citerai Moses Isegawa : « Une seule orange pourrit tout un panier », pour illustrer mes propos. Nous ne nous sommes pas rendu compte tout de suite qu’une seule personne, un manager, polluait la situation. Nous avons finalement fait aboutir le projet, mais cela a été très compliqué. C’est pourquoi j’insiste sur ce point : fédérer, cela se fait par étapes.

La confiance : pierre fondatrice

Pierre-Laurent Seguin : À mon sens, la responsabilité est impossible sans confiance. J’aimerais illustrer cette idée en partageant moi aussi une belle histoire avec vous. Cela se passe dans un grand groupe, qui prépare son vingt-deuxième PSE et vient de connaître un changement de direction générale et un renouvellement du comex. Le groupe souhaite fermer un site, décision qui m’apparaît alors comme une véritable erreur économique qui aura par ailleurs de graves conséquences sociales et un impact important sur l’économie locale. En outre, je suis rapidement convaincu que les économies espérées, de court terme, ne seront jamais au rendez-vous sur le long terme.

Dans le même temps, le représentant du syndicat majoritaire refuse de saisir les opportunités de dialogue que lui offre la nouvelle direction. Sur le moment, je ne comprends pas cette position. D’un point de vue rationnel, on est dans une configuration de type « pari de Pascal » : en acceptant la main tendue, il ne perdrait rien de plus que s’il la repousse. Le gain qu’il obtiendra peut s’avérer faible finalement, mais il sera toujours plus élevé que celui de la posture de refus (« de la chaise vide »). Nous sommes donc dans un état de blocage qui semble nous conduire tout droit vers une conclusion où tout le monde sera perdant. Cela semble n’avoir aucun sens ! Je fais part de mon incompréhension au délégué syndical en question. Voici ce qu’il me répond : « C’est le vingt-deuxième PSE, j’en ai déjà vécu vingt et un avant et ça s’est toujours passé de la même manière. La direction fait toujours ce qu’elle a décidé et se fiche pas mal de nos propositions. Pourquoi cela serait-il différent cette fois-ci ? Pourquoi ferais-je confiance à la direction cette fois-ci ? »

J’en fais part aux dirigeants qui me demandent de préparer une déclaration disant que la direction s’engage formellement à être loyale dans la négociation et à lancer un processus devant aboutir à un diagnostic partagé de la situation économique. C’est cet engagement de loyauté qui emporte l’acceptation du CSE d’entrer dans la démarche. Finalement, un diagnostic partagé est conduit et permet d’aboutir à une solution totalement différente de celle qui avait été initialement prévue : d’un projet de fermeture de site de production, nous sommes passés à un investissement de 15 millions d’euros sur le site. Rien à voir, donc !

Et pourtant, je me souviens que tout aurait pu échouer pour de simples postures culturelles pavloviennes : à chaque fois que le DRH prend la parole en réunion, c’est moi qu’il regarde, et pas les représentants du personnel. Lorsque c’est au tour des délégués syndicaux de s’exprimer, c’est toujours moi qu’il regarde, mais en riant. Comme si tout cela n’était pas sérieux, comme si c’était du théâtre, où chacun joue son jeu indépendamment de l’autre. Comme si, par principe, ce que dit le délégué syndical n’a aucune chance d’avoir une quelconque valeur. C’est quelqu’un de bien ce DRH, quelqu’un d’estimable même, mais formaté par un ensemble de préjugés sur les syndicalistes.

Que les préjugés soient confirmés ou non, ce n’est pas le sujet, les gens sont comme ils sont. On les prend en considération et on les écoute, point. Sinon, aucun dialogue n’est possible. Je discute alors avec le DRH afin de lui expliquer que lorsqu’il me regarde plutôt moi que le syndicat, les signaux envoyés sont catastrophiques et il est strictement impossible de négocier quoi que ce soit de vertueux.

Finalement, les choses ont fini par se faire, bon an mal an, et nous avons obtenu des résultats satisfaisants. Selon ce même DRH, les relations sociales ont même totalement changé après cet épisode. Il y a eu une sorte de déclic collectif. Et ce déclic, c’est l’idée partagée que je peux vraiment échanger avec l’autre, avec une certaine confiance, et que cet échange peut être utile, même si on a de profonds désaccords. La responsabilité sociale ne peut s’exercer qu’à force d’accumuler de la confiance.

En conclusion, il me semble que la responsabilité sociale ne se décrète pas. Le Code du travail propose des outils mais rien ne nous empêche de nous inscrire dans des démarches plus larges, plus ambitieuses et de plus long terme, quitte à travailler cinq ans en amont du projet, comme vous l’évoquiez tout à l’heure. Les outils, c’est à nous d’en faire ce que nous en voulons. Ils ne produisent en eux-mêmes rien de socialement responsable ou de socialement non responsable. Ils ne produisent que de la conformité légale.

Laurent Pfeiffer : Je suis d’accord, il faut les aider et les considérer. Ils font partie du tour de table, quelle que soit leur étiquette syndicale, ou autre. Nous sommes tous autour de la table, la seule chose qui compte, c’est de réfléchir ensemble.

Il nous est arrivé d’opérer sur des fermetures de site industriel en amont de procédure collective. Ce sont des PSE extrêmement contraints puisque l’entreprise peut finir en plan de cession ou de liquidation, c’est humainement très difficile. Sur deux situations de ce type, nous avons réussi à ce que les salariés forment un groupe et reprennent certaines activités de leur outil industriel, via un mécanisme qui s’appelle le « prepack cession ». Créé par l’ordonnance du 12 mars 2014, le prépack cession consiste à préparer pour sa société une cession totale ou une cession partielle dans le cadre d’une procédure préventive, c’est-à-dire avant l’ouverture d’une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire). Cette préparation, orchestrée par le mandataire ad hoc ou le conciliateur, est organisée sous le signe de la confidentialité, ce qui en fait un atout certain, Ce dispositif permet de présenter au tribunal un plan de reprise par les salariés. L’entreprise est totalement apurée de toute ou partie de ses dettes, charge à eux de monter les équipes commerciales et de reprendre l’activité. Ce que l’on observe, c’est que les salariés avancent main dans la main, chacun dans sa fonction. C’est une véritable bande organisée qui se met en marche !

De tels dispositifs permettent à l’entreprise de sortir par le haut de situations difficiles comme peuvent l’être les liquidations judiciaires. Cela fonctionne parce que les gens ont l’envie, et qu’ils ont compris le rôle du collectif.

La dimension renouvelée du CSE

Émilie Ducorps-Pouvost : Il est vrai que le rôle du CSE a pris énormément d’ampleur pendant la période Covid. Il fallait prendre des décisions en urgence, ce qui a conduit à mettre de côté la rigidité du cadre juridique et, en quelque sorte, à oublier les places des uns et des autres. Employeur et CSE étaient devenus un collectif, avec un problème à traiter et des solutions à trouver ensemble rapidement. Finalement, la nécessité de trouver des solutions en urgence a été très vertueuse pour les relations sociales dans les entreprises.

Laurent Pfeiffer : les personnes ne s’opposent pas au fait d’analyser la situation, elles s’opposent à des analyses jusqu’au-boutistes qu’elles ne comprennent pas forcément, dont elles ne font pas partie et dans lesquelles elles n’ont pas confiance.Ces personnes se sentent exclues parce qu’elles le sont ! Or, si elles sont exclues, ce n’est pas par manque d’intelligence, c’est par manque de confiance. Cette réaction est presque naturelle, nous l’aurions tous. Personne n’accepte de se voir imposer quelque chose qu’il ne comprend pas. Cette confiance est donc indispensable. Je m’aperçois que nous avons partagé des mots très forts, ici tous ensemble.

Auteur

  • Lucy Letellier