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Pologne : Solidarnosc n’inspire plus les Français

Décodages | Syndicat | publié le : 01.05.2023 | Catherine Abou El Khair

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Pologne : Solidarnosc n’inspire plus les Français

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Le syndicat polonais Solidarnosc a exaspéré les syndicats français, après la parution, dans son magazine, d’articles valorisant l’extrême droite. Aujourd’hui proche du parti Droit et justice, le syndicat polonais Solidarnosc a perdu son aura du passé, liée à son rôle d’opposant au régime communiste.

« Nous ne reconnaissons pas ce qu’il est advenu de Solidarnosc ». L’auteur de cette phrase sévère n’est autre que Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT. Une semaine après cette première lettre, adressée en novembre 2021 à Piotr Duda, le président de l’organisation syndicale polonaise, il en rajoute une couche, accompagné cette fois-ci de la CGT, de FO, de la CFTC et de l’Unsa. Dans ce second courrier, les leaders syndicaux français réclament de leur homologue polonais le respect des « valeurs fondamentales ». Et dans un troisième courrier, envoyé au même moment par la seule CGT, son secrétaire général, Philippe Martinez écrira même : « Les choix que vous faites aujourd’hui […] éclairent d’une lumière particulièrement brune l’image et la réputation de Solidarnosc ».

À l’origine de l’affaire ? La publication, à quelques mois de l’élection présidentielle en France, d’une interview de Marine Le Pen et d’« articles élogieux » sur Éric Zemmour dans un magazine financé par le syndicat, « Tygodnik Solidarnosc ». Autre mauvaise surprise : l’ouverture d’un site en français (tysol.fr), un média à la ligne ultraconservatrice qui se voulait « non politiquement correct », vantait son rédacteur en chef français, Patrick Edery. Les organisations syndicales françaises refusent de voir là des sorties de route isolées. Heurtées par cette ingérence et la légèreté avec laquelle ces publications traitent l’extrême droite, elles font remonter le sujet à la Confédération européenne des syndicats (CES). Une procédure d’exclusion à l’encontre de Solidarnosc est engagée, mais le leader de la CES de l’époque, Luca Visentini, pousse au compromis. Après avoir voulu rester droit dans ses bottes, Solidarnosc fait supprimer la version française de son portail d’information.

La brouille a laissé des traces. Plutôt que de coopérer avec Solidarnosc, les Français s’appuieront sur l’autre grand syndicat polonais, l’OPZZ, pour expédier de l’aide humanitaire en Ukraine après l’invasion du pays par les forces russes, en février 2022. Le temps de la grande amitié entre la CFDT et Solidarnosc semble bien lointain. La centrale française soutenait alors très activement le mouvement d’opposition au régime communiste dans les années 1980, n’hésitant pas à lui expédier des valises de billets, du matériel d’imprimerie mais aussi à la former à l’action syndicale. « La CFDT s’était identifiée à Solidarnosc, qui incarnait une troisième voie, ni communiste, ni capitaliste. Et qui parlait d’autogestion, un thème porteur. Soutenir Solidarnosc, c’était aussi mettre la CGT dans le coin du ring », se rappelle le Polonais Marcin Frybes, mathématicien et sociologue francophone qui a documenté les relations entre les deux organisations.

Conflit de valeurs.

Aujourd’hui, les nouvelles générations de cédétistes peinent à comprendre les sentiments de leurs aînés quant au premier syndicat indépendant d’Europe de l’Est. Solidarnosc fait figure de repoussoir. La neutralité carbone en 2050 ? « Une catastrophe pour l’économie polonaise », tranche sa commission nationale en 2019, critiquant au passage la « propagande et la désinformation concernant l’influence humaine sur le changement climatique ». À propos de l’homosexualité, son président, Piotr Duda, n’hésite pas à déplorer à la télévision polonaise que « la propagande LGBT pénètre dans les lieux de travail », à la suite du licenciement, par Ikea, d’un salarié ayant tenu des propos homophobes. Solidarnosc ne plaisante pas non plus avec l’avortement : en 2016, la direction attaque en justice les organisateurs de la « manifestation noire » contre le projet de loi anti-IVG, pour avoir utilisé le célèbre logo rouge de Solidarnosc dans les cortèges.

Au niveau européen, les divergences sur les sujets de société s’étalent aussi au grand jour. Le comité des femmes de la CES, dont Solidarnosc est membre depuis 1995, ira jusqu’à soutenir les nouvelles vagues de manifestations polonaises contre le durcissement de l’accès à l’avortement en 2020. Un progressisme qui met très mal à l’aise l’organisation polonaise. « Il y a vingt ans, la confédération européenne des syndicats n’affirmait pas autant les droits fondamentaux qu’aujourd’hui. La question des femmes, par exemple, n’était abordée que par le prisme du travail, c’est-à-dire là où nous pouvions jouer un rôle », avance l’un des anciens poids lourds du syndicat polonais, Józef Niemiec, qui fut secrétaire confédéral (2003-2011) puis secrétaire général adjoint (2011-2015) à la CES. « Solidarnosc est d’accord pour dire que les droits des gays sont importants, mais elle ne veut pas non plus tourner en boucle sur ce sujet, qu’elle ne considère pas comme étant majeur », résume une source interne de Solidarnosc.

À cet égard, le prochain congrès de la CES, qui doit se tenir à Berlin du 23 au 26 mai prochains, risque une fois de plus de mettre Solidarnosc dans l’embarras. « On veut rappeler les valeurs fondatrices du syndicalisme dans des temps bousculés », résume Maher Tekaya, responsable du bureau international de la CFDT. L’organisation syndicale française mise sur l’adoption d’une charte qui réaffirme une série de principes, et en particulier le combat contre les partis et idées d’extrême droite. Encore un sujet qui fait grincer des dents chez Solidarnosc, qui revendique plutôt la lutte « contre tous les extrêmes ». « Dans notre histoire, ce n’est pas l’extrême droite qui a posé problème, mais l’extrême gauche, réagit Mateusz Szymanski, le chef du bureau international, qui pointe là une erreur stratégique. Le mouvement syndical doit être pluriel, inclusif, et tenir compte de la diversité de sa base », soutient-il.

Soutien à Jean-Paul II.

Solidarnosc ne cherche pas à gommer ses différences, au contraire. « Solidarnosc veut affirmer son identité de syndicat chrétien et conservateur, mais n’a guère d’alliés sur cette ligne au niveau européen », reconnaît une source interne du syndicat. Pas le choix : cette orientation correspondait, au fond, aux convictions de la base. « Les Polonais sont conservateurs, et les adhérents de Solidarnosc sont attachés au catholicisme, même de manière symbolique », fait-elle valoir. Une fibre religieuse que le syndicat n’hésite à raviver en Pologne. La parution d’une enquête journalistique accusant Jean-Paul II d’avoir dissimulé des cas de pédophilie dans les années 1970 a ulcéré la commission nationale de Solidarnosc, qui a dénoncé « une attaque contre les catholiques polonais ». La centrale a même décidé d’utiliser la caisse nationale de grève pour financer les déplacements vers la marche en honneur au pape qui s’est tenue le 2 avril 2023, rapporte le quotidien d’opposition libéral, « Gazeta Wyborcza », marqué au centre gauche.

Le syndicat détonne aussi dans le concert européen en raison de sa proximité avec le parti Droit et justice, au pouvoir depuis 2015. « Solidarnosc est la seule organisation syndicale d’envergure à soutenir un gouvernement de droite en Europe », remarque le sociologue du travail Guglielmo Meardi, spécialiste des relations industrielles à l’École normale supérieure de Florence. Cette alliance avec un parti nationaliste qui remet en question les normes européennes relatives à l’État de droit dérange à l’Ouest. Beaucoup moins au-delà de l’Oder, le fleuve qui sépare en aval le pays de l’Allemagne. « On a tendance à occulter la dimension nationale des révolutions de 1989. Or, la Pologne a intégré l’Union européenne dans le cadre d’un projet national et non pour faire partie d’une communauté », analyse l’universitaire.

Ce constat d’un syndicat droitisé peut surprendre pour qui n’a pas observé de près Solidarnosc. Et pourtant, le spécialiste de la Pologne et chercheur en sciences politiques, Frédéric Zalewski rappelle la présence de cette sensibilité dès les débuts du mouvement. « Au début des années 1980, on associait Solidarnosc aux mouvements dits parapluie qui opéraient de vastes regroupements de l’opposition démocratique. On y trouvait à la fois une composante intellectuelle, urbaine, issue de la gauche antitotalitaire au côté d’une autre plus populaire », souligne le maître de conférences à l’université Paris Nanterre.

Pacte avec le Gouvernement.

Afin de se démarquer des ex-communistes jouant le jeu démocratique, Solidarnosc constituera une coalition de partis de droite en 1997 afin de remporter les élections parlementaires. Et si l’organisation décide en 2002 de se retirer de l’action politique en interdisant l’apposition de son nom à tout parti ainsi que le cumul des mandats syndicaux et politiques, elle jette rapidement son dévolu sur le Droit et justice, créé en 2001 par les frères Kaczynski. Un parti dont elle soutiendra chaque candidat à l’élection présidentielle depuis 2005.

Le retour au pouvoir du parti en 2015 a été préparé par Solidarnosc qui avait scellé une alliance avec le candidat désigné par le parti, Andrzej Duda, en contrepartie d’un programme de réformes. Tournant la page de sept années de gouvernement par Donald Tusk, peu à l’écoute des demandes syndicales, une collaboration étroite s’installe entre la centrale et le pouvoir conservateur, au détriment d’une logique d’alliance avec les deux autres grandes organisations syndicales du pays que sont l’OPZZ – classée à gauche – et le Forum ZZ – qui tient à rester apolitique. L’attitude trop conciliante du syndicat vis-à-vis du gouvernement est pointée du doigt, à l’image de la grève illimitée des enseignants lancée en avril 2019 pour obtenir des hausses de salaire. Solidarnosc conclut un accord avec le gouvernement jugé insuffisant par le ZNP, le syndicat enseignant affilié à l’OPZZ, également impliqué dans le mouvement social. Bien que clivant, ce positionnement conservateur et en proximité du pouvoir n’affecte pas la popularité de la centrale, relativement stable ces dernières années. En mars 2023, Solidarnosc recueillait 32 % d’opinions positives, selon la dernière enquête de l’Institut CBOS. C’est 10 points de plus que l’OPZZ et 14 de plus que le syndicat FZZ.

Indifférente aux critiques sur son manque d’indépendance, Solidarnosc met à son crédit les acquis des dernières années : rétablissement de l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les femmes (contre 67 ans tous sexes confondus sous le gouvernement de Donald Tusk), hausse du salaire minimum à 745 euros (+ 64 % depuis 2017 d’après Eurostat), ou encore la régulation des « contrats poubelle » une forme d’emploi ultra-flexible et moins-disante échappant au Code du Travail… Le programme d’allocations familiales 500+ mis en place par le gouvernement, accordant 500 zlotys (106 euros) par enfant et par mois jusqu’à la 18e année – et ce dès le 1er enfant depuis 2019 – résonne avec l’objectif de renforcement de la famille inscrit dans les statuts du syndicat.

Un partenariat solide, donc. Mais jusqu’à quand ? L’heure de vérité approche avec les prochaines élections législatives, prévues cet automne. Depuis 2015, Solidarnosc réclame le droit à la retraite anticipée à partir de 35 annuités pour les femmes et 40 annuités pour les hommes. Une promesse renouvelée en 2020 par le président Andrzej Duda, mais bloquée par le gouvernement pour des raisons financières. Solidarnosc a déjà prévenu : d’un accord sur le sujet dépendra le sort que l’organisation réservera à son allié. Ainsi que la réputation du syndicat, qui, en cas de victoire, pourrait se prévaloir d’une avancée majeure. À contrecourant, une fois de plus, de nombre de ses voisins d’Europe de l’Ouest.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair