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Décodages

Après la bise, où est passée la politesse en entreprise ?

Décodages | Société | publié le : 01.05.2023 | Lucie Tanneau

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Après la bise, où est passée la politesse en entreprise ?

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Plus de bonjour, ni d’au revoir : où est passé le b.a.-ba se demande-t-on à la fin des réunions en visio ? La politesse aurait-elle disparu des entreprises dans le sillage de la bise, indésirable depuis la Covid ? Est-ce un signe d’une montée des tensions ? D’un malaise grandissant dans les relations professionnelles et humaines ?

Bras d’honneur, insultes et propos racistes ont été entendus comme jamais à l’Assemblée nationale ces derniers mois. Depuis six ans, 25 sanctions ont ainsi été prononcées contre des députés, soit plus que durant les 59 années précédentes (23 entre 1958 et 2017). Au service après-vente d’une grande enseigne de bricolage, des mots préviennent que « les insultes ne rendent pas meilleur bricoleur ». Des répondeurs téléphoniques de médecins précisent aussi « que les secrétaires ne sont pas responsables des agendas » trop pleins. Mis bout à bout, ces signes semblent rendre compte d’un manque fréquent de la courtoisie élémentaire, qui permet pourtant le vivre-ensemble (lire l’interview du chercheur Bruno Bachimont page 25). Qu’en est-il en entreprise ? Alors que la bise a disparu suite aux restrictions sanitaires liées à la Covid 19 (et à la période post me-too), la politesse serait-elle aussi une espèce menacée ?

« Quelque chose s’est cassé au niveau du collectif. »

La psychologue du travail Sophie Morin « entend souvent un ressenti de moins de respect » lors de ses entretiens en entreprise. « Les gens disent qu’il manque le B.A-ba de la part de collègues et managers », rapporte-t-elle. « Ils n’utilisent pas le mot politesse, mais quand on creuse, il manque des merci et des « bonjour », insiste-t-elle. Un constat partagé par une de ses consœurs. « Je vois un manque de respect dans le commerce, ou à l’hôpital de la part des patients vis-à-vis des soignants, et en entreprise, un manque de tolérance qui s’accroît entre les collègues », confirme Diane Rakotonanahary. L’ancienne directrice d’établissements médico-sociaux aujourd’hui psychologue du travail a ainsi poussé un coup de gueule sur le réseau Linkedin à la mi-2022 : « Bonjour, merci, s’il vous plaît… sont des formules élémentaires de politesse. Ça me choque quand des collègues/collaborateurs/responsables arrivent sans dire bonjour. Ça m’énerve quand des managers donnent des consignes sans dire SVP », liste-t-elle dans son post. Pour elle, ces comportements sont exacerbés par la distance installée dans les organisations depuis la Covid. « On voit un manque d’égard, moins de formes derrière les écrans, qui cassent le côté humain, la proximité. Les gens osent dirent des choses, les critiques sont plus violentes. Elles n’auraient pas été formulées de la même manière en présentiel », analyse-t-elle. « Quelque chose s’est cassé au niveau collectif. Je suis choquée du manque d’égard quand quelqu’un a un problème de connexion pendant une réunion à distance : tout le monde poursuit comme si de rien n’était ! Quand le collectif disparaît, on devient une somme d’individualité, et on accorde moins d’égards aux autres… La politesse en fait partie », croit-elle.

« Avec le développement du travail hybride, on assiste à des interactions encore moins riches. »

Et même si le concept marketing SBAM pour « Sourire, bonjour, au revoir et merci » prôné par Auchan ne date pas de la Covid (mais des années 1980, NDLR), Jean-François Foucard note aussi une détérioration ces dernières années. « Avec l’usage de l’e-mail, la communication est plus sèche, plus directe, la politesse a changé », note-t-il. « Avec le développement du travail hybride, on assiste à des interactions encore moins riches : les gens veulent être plus courts pour ne pas déranger donc le lien ne se fait pas », poursuit le secrétaire national de la CFE-CGC en charge de l’emploi. Pour lui, plus que la Covid, la charge de travail est responsable de cette baisse d’intérêt à l’autre. « Quand les gens sont préoccupés par des délais ou des échéances, ils sont obnubilés, centrés sur eux-mêmes », constate-t-il. « Et quand on a des œillères, quelqu’un peut venir pleurer dans le bureau, on ne le voit pas. » Un constat qui empire à distance. « On ne donne pas un mouchoir en visio », résume-t-il. « Dans les tchats on voit aussi des gens qui arrivent, posent leur question et disent au fait, bonjour ! », rapporte le syndicaliste. « Plus les gens prennent l’habitude de ces modes de communication sans critères de politesse, et plus ça se généralise », regrette-t-il. Pour lui, la politesse est pourtant à la fois un prérequis, « une civilité », et un marqueur « de l’interaction et de la qualité du travail ». « Dans le dialogue social, la forme prime sur le fond », raconte-t-il à titre d’exemple. « En négociation interprofessionnelle, avant d’entamer la discussion tout le monde se faisait la bise, ça a disparu, même si ça revient à dose homéopathique, et on sait que les échanges seront meilleurs ainsi, dans une grande salle, bien aérée… C’est comme à l’Assemblée nationale, la forme a été perdue, du coup les échanges ne produisent plus rien », regrette-t-il, constatant qu’à la fin de réunions en visio productives et/ou intéressantes, les gens restent dire « merci ». « Les gens qui se déconnectent sans plus de politesse sont un marqueur de la non-pertinence des échanges », défend-il.

Mais comment retrouver ces bases, si importantes à la vie en communauté ? Pour Sophie Morin, les « chartes de bien vivre ensemble » peuvent aider à nommer « les comportements inadmissibles et attendus ». Elle a aidé la filiale d’une entreprise de l’énergie, en région dijonnaise, dans la rédaction d’un document de ce type. « Les collaborateurs ont été soulagés d’écrire ce qu’ils attendent, c’est-à-dire bonjour, merci, et au revoir avec un regard direct », rapporte-t-elle. Diane Rakotonanahary a apprécié l’efficacité de charte pour les réunions à visio lorsqu’elle était en outre-mer et croit que le vivre-ensemble peut se réapprendre si « l’impulsion vient de l’organisation ». « Le manque de politesse est un signal que l’on a laissé pourrir une situation, qui se transforme en conflit interprofessionnel. Or, en entreprise, on n’est pas là pour bien s’entendre, mais pour travailler ensemble : les conflits peuvent porter sur des dossiers, pas sur des personnes, et c’est aux managers de le rappeler ». Sa solution : « Des sanctions ». « Je suis choquée de voir que les gens qui ne disent pas bonjour ne sont jamais sanctionnés », tranche-t-elle. « Le top manager doit être exemplaire au niveau de la politesse, qui pourrait aussi devenir un critère de recrutement », complète Sophie Morin. Si le sens du collectif, l’intelligence émotionnelle et l’empathie sont parmi les soft skills à la mode, la politesse est parfois indiquée par des candidats dans leur CV, notamment sur Linkedin. Quand un code social élémentaire devient une compétence utile, voire recherchée…

Auteur

  • Lucie Tanneau