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Peur, moi ? Jamais !

Idées | Recherche | publié le : 01.03.2023 |

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Peur, moi ? Jamais !

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Dans le monde du travail, les émotions sont bien souvent considérées comme indésirables et nécessitent un travail émotionnel de la part de nombreux salariés1. Un réceptionniste d’hôtel ou un conducteur de bus doivent ainsi toujours garder le sourire face à un client mécontent. Ou encore, un surveillant pénitentiaire doit masquer sa peur face à des prisonniers récalcitrants.

L’étude des émotions sur le lieu de travail apparaît dans les années 1930 principalement aux États-Unis, avec la production d’un certain nombre de travaux académiques réalisés notamment par l’école des relations humaines. Parmi ces émotions, certaines apparaissent comme positives et acceptables (joie, satisfaction, fierté…), alors que d’autres sont considérées comme négatives2, comme les émotions de colère, de tristesse, de honte, de culpabilité et de peur. Malgré un travail émotionnel certain, les émotions ne peuvent pas complètement disparaître. C’est la raison pour laquelle la gestion des ressources humaines s’est récemment saisie de ce sujet3. Et cela d’autant plus dans un contexte de crise et de bouleversements dans le monde du travail, qui a accru les émotions négatives comme la peur dans les organisations.

La peur : une émotion taboue dans le monde du travail

La peur est considérée comme taboue dans le monde des entreprises qui érigent la passion, le courage et l’excellence en valeurs organisationnelles. Pourtant, la philosophie, et notamment la philosophie du portique, souligne que la peur est un phénomène naturel et légitime, éprouvé par tous : « Il arrive au plus brave de pâlir, quand il s’arme pour le combat, de sentir quelque peu ses genoux trembler au signal du carnage ; le cœur peut battre au plus grand capitaine, quand les deux armées vont s’entrechoquer ; l’orateur le plus éloquent éprouve un tremblement dans tous ses membres, quand il se dispose à prendre la parole » (Sénèque, De Ira).

À l’instar du grand capitaine évoqué par Sénèque, les managers éprouvent parfois de la peur dans leur activité, comme en témoigne une recherche qualitative menée auprès de 29 managers des secteurs industriel ou bancaire4. Quatre types de peur sont ainsi rencontrés par les managers : la peur de mal faire, la peur du risque, la peur de perdre les acquis ou statuts sociaux, et la peur de l’exil.

Quatre types de peur éprouvée par les managers

1. La peur de mal faire

Face à un certain nombre de décisions à mettre en œuvre, les managers peuvent éprouver la peur de ne pas savoir faire ou de mal faire. Ils craignent de ne pas adopter la bonne conduite et doutent de ne pas appréhender correctement les conséquences de leurs actions.

« Un jour, j’ai pris un poste… Il s’agissait en l’occurrence de fermer un site d’essais importants. On m’avait dit : lui, attention, par définition pour lui, un chef est un homme à abattre. Il est hyper hargneux, limite violent. À la limite malade. Je me rappelle très bien, la première fois que j’ai rencontré ce mec-là, j’ai pris l’ascenseur qui m’a mené à son bureau, c’était un ascenseur très lent qui prenait beaucoup de temps… Je me rappelle, j’avais vraiment la trouille. Je me disais : comment est-ce que cela va se passer avec ce type-là ? Et puis finalement, ce type-là, j’ai géré sa carrière, j’ai géré la fin de son poste, le fait que l’on ferme son site, qu’on lui trouve un nouveau boulot. Cela n’a pas été facile, mais finalement, je l’ai fait. Maintenant, je me dis : un mec comme cela, cela ne me fait même plus peur. » (Manager, entreprise d’électricité).

Cette peur de mal faire est particulièrement éprouvée par les managers de proximité, « hommes du milieu », fréquemment soumis à des tiraillements résultant d’injonctions organisationnelles contradictoires5. Cette peur peut paralyser l’action et les conduire à différer leurs décisions. C’est pourquoi cette peur peut parfois être perçue par les collaborateurs comme un manque de courage managérial.

2. La peur du risque

Les managers sont confrontés à un environnement moins prévisible que dans le passé et naviguent désormais dans un univers de risque6 (Durand, 2021). Il devient difficile d’anticiper tous les mouvements à l’avance et cette situation peut être angoissante, que ce soit lors de décisions opérationnelles liées au business ou lors de décisions plus personnelles et relatives à la carrière :

« Moi, j’ai toujours été très stressée quand j’ai changé de poste. Au début… Tant qu’on ne se sent pas à l’aise, tant qu’on ne sait pas si on va y arriver… Il y a une part d’angoisse et de stress. » (Manager, entreprise électricité).

Cette peur du risque renvoie à la peur plus profonde de perdre les acquis en cas d’échec.

3. La peur de perdre les acquis

Avouer ses faiblesses ou ses doutes, aller demander de l’aide, reconnaître ses erreurs (même devant ses pairs) n’est pas aisé. Les managers redoutent le jugement, qui peut conduire à la peur de perdre des acquis : légitimité, respect, reconnaissance, responsabilités, perspectives d’évolution de carrière… Ainsi, cette manager malentendante a choisi de ne pas révéler son handicap par peur d’être déconsidérée et de perdre sa légitimité professionnelle dans l’organisation.

« J’ai la chance d’avoir un handicap qui ne se voit pas et j’ai fait le choix de ne pas le dire par peur d’être jugée. […] Quand j’ai intégré le groupe, j’ai dû mettre au moins cinq ans à le dire et j’ai attendu que ma responsable s’en rende compte pour lui en parler… » (Responsable RH, banque). La peur de perdre les acquis renvoie à celle encore plus profonde de l’exil : peur d’être ostracisé et peur d’être mis « hors-jeu ».

4. La peur de l’exil

Dans un environnement ultra-compétitif, la peur de ne pas tenir le rythme, de ne plus être dans la course et de se retrouver hors du jeu organisationnel, notamment en raison de l’âge, du handicap ou du genre est une peur souvent éprouvée. Avouer une telle crainte pourrait conduire à des mises à distance dans l’organisation, à des placardisations, voire à la perte de l’emploi, comme le relate ce cadre dirigeant.

« On est dans un monde où l’horizon s’est singulièrement raccourci. Trop souvent la question n’est plus la carrière, mais la survie. » (Cadre dirigeant, secteur bancaire).

Cette peur du déclassement, de l’oubli, de la marginalisation, en somme de l’exil, afin de rester dans la course organisationnelle, pourrait conduire à une lutte permanente entre les personnes au sein de l’organisation.

La fonction RH pour montrer le chemin ?

Il est probable que ces quatre types de peur perdurent dans les organisations tant que celles-ci n’auront pas compris qu’il est nécessaire de se saisir de ce sujet et de parvenir à une « régulation émotionnelle collective et organisationnelle » (Monier, 2022). Mettre en œuvre dans les organisations des outils de gestion des RH permettrait aux salariés de pouvoir mieux vivre les émotions qu’ils éprouvent au travail. Des formations ou des accompagnements de coaching gagneraient à être introduits sur ce sujet.

In fine, la question de la peur des managers questionne la nécessité d’une philosophie organisationnelle bienveillante. Comment la fonction RH pourrait-elle donner l’exemple en la matière ? Les professionnels RH pourraient-ils montrer le chemin en reconnaissant et en travaillant sur leurs propres peurs ? Cette démarche réflexive pourrait ensuite les conduire vers un meilleur accompagnement différents types de peur des salariés et à la construction de pratiques de régulation émotionnelle dans les organisations.

(1) Berthe B., Chédotal C. (2021). Émotions et bien-être au travail des professionnels des ressources humaines. Bien-être, questions de gestion, p. 129-149.

(2) Tran V. (2019). Les émotions dans le monde de l’entreprise et du travail. Dans : David Sander éd., Traité de psychologie des émotions, chapitre 2, 333-357

(3) Giacomel A. (2019). Les enjeux du travail émotionnel individuel et collectif dans les groupes hôteliers multinationaux : la complexité de l’équilibre émotionnel au service de l’homéostasie organisationnelle. Thèse de doctorat, université d’Angers

(4) Monier, H. (2022). La GRH est-elle alexithymique ? Étude des régulations des émotions dans des métiers à incidents émotionnels. Revue de gestion des ressources humaines, 124, 45-57. Maizeray, L., & Janand, A. (2015). Seneca : Appeasing the Sting of Management Fears. Insights into management based on Seneca’s dialogues with Lucilius, Marcia and Helvia. Society and Business Review, voL. 10, n° 2, p. 170-177

(5) Bellini, S. (2005). Éviter le marteau, glisser sur l’enclume. Comment les managers de proximité ajustent leurs rôles face aux contraintes de l’organisation. Les cahiers internationaux de Psychologie sociale, (1), 13-25.

(6) Durand, X. (2021). Oser le risque. Le management dans un monde incertain. Hermann Éditeurs.