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“On parle de dialogue social pour ne plus parler de syndicats”

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2023 | Judith Chetrit

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“On parle de dialogue social pour ne plus parler de syndicats”

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Dans une note intitulée « Que peut l’État pour renforcer le syndicalisme », rédigée pour le think-tank Intérêt Général, proche des idées de la France insoumise, les chercheurs Baptiste Giraud, Maxime Quijoux et Karel Yon, tous deux interrogés ci-après, partent du constat d’une représentation syndicale affaiblie et de l’influence des dernières réformes sur le paysage social pour esquisser ensuite des propositions d’action publique afin d’accroître l’attractivité de l’engagement syndical et sa capacité d’action.

Estimez-vous que les syndicats n’exercent plus un rôle de contre-pouvoir ?

Karel Yon : Les syndicats sont toujours un contre-pouvoir. Seulement, ils occupent avant tout ce rôle dans les entreprises et lorsqu’ils sont sollicités par les pouvoirs publics, c’est au titre d’accompagnateurs du dialogue social. L’intention de départ de cette note est bien de réhabiliter les organisations syndicales dans la plénitude de leurs rôles.

Maxime Quijoux : Nous rappelons aussi le diagnostic, déjà bien documenté, du recul du pouvoir syndical sur les quarante dernières années si l’on observe la baisse du taux de syndicalisation ou la faible participation aux élections professionnelles.

Lorsque nous avons été sollicités pour rédiger cette note, nous devions répondre à la problématique suivante : que pourrait faire un pouvoir progressiste pour améliorer les conditions de l’émergence syndicale ? Car l’affaiblissement du syndicalisme est un mauvais signe pour le travail et la démocratie. Certes, le syndicalisme n’a pas besoin de l’État mais le déploiement de son action a été affaibli par l’État et ce qui a été défait peut être refait. Il a un rôle important à jouer dans le renforcement du syndicalisme.

De quoi l’État est-il responsable plus exactement ?

K. Y. : Il s’agit de montrer comment le positionnement et l’intervention de l’État peuvent également changer la nature de l’action syndicale et ses capacités d’action. Prenons l’exemple du droit du travail, à partir notamment des travaux du sociologue Laurent Willemez. Si le droit du travail a été initialement pensé comme une sorte de correction du droit de la subordination en faisant de l’intervention de l’État un moyen d’apporter des garanties aux salariés et aux organisations syndicales sur la détermination des conditions de travail, son évolution actuelle tend plutôt à accompagner une logique de compétitivité. La négociation collective promue va plutôt limiter les risques et aménager des concessions plutôt qu’organiser des progrès collectifs pour le monde du travail. S’assurer des moyens dévolus à l’inspection du travail et à la prévention plus contraignante des risques professionnels serait une action complémentaire. Avec la réforme de la représentativité syndicale et la transformation des règles qui cadrent les relations professionnelles, nous observons aussi un recentrage de l’action syndicale sur l’entreprise comme le lieu principal de l’expression syndicale et de la négociation collective. Quand l’État organise le dialogue social, il n’a pas un rôle purement procédural d’autorisation ou d’interdiction, il en change aussi le périmètre.

M. Q. : J’ajouterai que l’État a lui-même intérêt à réhabiliter les syndicats parce que, comme on a pu l’observer lors des conflits de décembre à la SNCF, cela a aussi des effets délétères sur la régulation sociale au sein des entreprises avec des formes d’action collective plus éruptives et protestataires.

K. Y. : Même si l’on ne peut pas réduire le mouvement des « gilets jaunes à cette dimension, il illustre ce phénomène d’échappée de la confrontation des intérêts en dehors des arènes institutionnalisées qui existent dans l’entreprise. La mobilisation a émergé dans des secteurs où il n’existait pas de capacité de structuration de l’action collective par des organisations syndicales. Les syndicats doivent pouvoir aller plus facilement à la rencontre des salariés, d’où notre proposition de la création d’un mandat d’organisateur syndical interprofessionnel, capable d’accéder à des lieux dépourvus de présence syndicale.

Au-delà du déclin des effectifs syndicaux, vous abordez aussi la dépolitisation du champ syndical. Comment l’articulez-vous avec vos observations et propositions ?

K. Y. : Historiquement, le mouvement syndical a su rayonner sur le monde social grâce à des propositions de réformes en relation, plus ou moins étroites, avec des formations politiques – et pas uniquement de gauche. Lorsqu’on regarde l’édification de l’État social, comme les nationalisations, la Sécurité sociale ou les comités d’entreprise, ce sont des projets portés par les organisations syndicales qui ont pu trouver des relais au cœur de l’État et dans la sphère politique. La dépolitisation du syndicalisme est certes le résultat de revirements stratégiques des syndicats qui ont souhaité prendre leurs distances avec les partis mais l’institutionnalisation croissante de la négociation collective a aussi accru leur distance à la politique, en faisant de la démocratie sociale une sorte d’univers qui est censé fonctionner de manière autonome.

M. Q. : C’est un éloignement réciproque. Comme on peut le relever sur la mobilisation autour du pouvoir d’achat, les organisations syndicales sont extrêmement frileuses, voire réticentes à s’aligner sur un agenda politique. C’est comme s’il y avait un redoublement de la charte d’Amiens avec une relecture actualisée de cette autonomie syndicale qui reste précieuse. En interne, si l’on prend l’exemple de la CGT, il y a aussi le souci d’éviter des conflictualités face à une plus grande variété d’appartenances politiques.

Le renforcement du syndicalisme passerait-il d’abord par un changement de vocable ? Vous mettez entre guillemets le terme de “dialogue social”

K. Y. : Je préfère parler de confrontation des intérêts plutôt que d’un dialogue social dont la promotion est devenue omniprésente. Ce n’est pas anecdotique si le principal indicateur de la direction générale du travail pour jauger l’état des relations collectives soit le nombre d’accords collectifs signés annuellement. Cela traduit une hantise du conflit, ce qui nourrit par exemple les velléités d’encadrement du droit de grève, alors que toutes les études montrent qu’il y a rarement négociation sans conflit et vice versa. En créant des obligations de négociation, l’État a sans doute oublié que, pour aboutir à une négociation, il faut déjà un collectif syndical fort et autonome. A fortiori depuis les ordonnances de 2017, il y a une sorte de dissociation paradoxale entre le dialogue social qui serait une fin en soi et des organisations syndicales dont les ressources et les moyens d’action sont réduits. On parle de dialogue social pour ne plus parler de syndicats. La notion de dialogue social vient englober des situations de conformité légale et réglementaire, voire des monologues menés par les employeurs.

En vous écoutant, on pourrait même penser que le syndicalisme est lui-même en train de devenir un acquis social ? Quels sont les leviers d’action à la portée des centrales ?

M. Q. : Si nous évitons de nous mêler des stratégies élaborées à la tête des confédérations, on voit que dans les conditions à créer pour le renouveau syndical, les syndicats pensent davantage leur action en sortant du strict cadre des relations professionnelles et de la représentation des salariés en faisant davantage porter leur parole dans l’espace public sur des enjeux plus transversaux, aussi bien sur le champ de l’économie que de la transformation sociale. Cela rééquilibrerait l’impression que l’on a d’un syndicalisme de défense au profit d’un syndicalisme proactif et de propositions. L’engagement syndical, dont on mesure encore trop mal le frein de la discrimination, doit être réhabilité dans les discours publics. Parmi les mesures à mettre en place, on pourrait parler de citoyenneté sociale dès le lycée et faciliter la sensibilisation au droit du travail et au fait syndical dans l’enseignement supérieur, quelle que soit la discipline.

Karel Yon et Maxime Quijoux

Karel Yon Sociologue au sein du laboratoire de recherche Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHES) à l’université Paris-Nanterre et chargé de recherche au CNRS, Karel Yon est le coauteur de “Sociologie politique du syndicalisme” (éditions Armand Colin, 2018) avec Sophie Béroud et Baptiste Giraud.

Maxime Quijoux Sociologue et politiste, Maxime Quijoux est chargé de recherche au CNRS et membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE) du Conservatoire national des arts et des métiers. Il est l’auteur du livre « Adieux au patronat » (Éditions du Croquant, 2018).

Auteur

  • Judith Chetrit