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L’individu, nouvel étalon social de l’entreprise ?

Décodages | Relations de travail | publié le : 01.02.2023 | Muriel Jaouën

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L’individu, nouvel étalon social de l’entreprise ?

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Confrontés à une montée des aspirations individuelles chez les salariés, DRH et managers s’inquiètent d’un délitement des collectifs de travail.

« Peut-on encore agir en collectif à l’ère de l’individu roi ? » C’est en ces termes qu’en novembre 2022, à l’université Paris Dauphine-PSL, l’Observatoire de l’engagement conviait un parterre d’étudiants, de chercheurs et de DRH à prendre connaissance des résultats d’une grande étude quantitative et qualitative sur les nouveaux ressorts du lien entre salariés, entreprises et travail. « Nous sommes partis d’un sentiment assez largement partagé, selon lequel la crise Covid-19 a minoré la place du travail et le poids du collectif au profit des intérêts individuels », explique Serge Perrot, professeur des universités à Paris Dauphine-PSL, directeur du master conception et innovation en management et coauteur de l’étude.

« Grande démission », « quiet quitting » : les médias ont largement relayé le désengagement qui sédimente depuis plusieurs mois le monde professionnel. Un phénomène d’autant plus tangible qu’il puise au-delà des frontières de l’entreprise. La société tout entière est traversée par de multiples lignes de fracture, entre tentation conspirationniste, horizontalisation de la légitimité cognitive et expressive, suspicion à l’égard de l’expertise, domination du langage émotionnel sur la démonstration argumentée… Un peu partout, les fondements de l’universalisme se trouvent grignotés par un certain relativisme identitaire. L’entreprise, que les sciences sociales présentent souvent comme une figure métonymique de la société, pourra-t-elle rester perméable à l’érosion des institutions de représentation et de régulation sociales ? Et les salariés ? Sauront-ils imprimer un contrepied au mouvement diffus de retrait civique, d’apathie politique et aux expressions de colère et d’émotion qui gagnent les citoyens ?

« C’est compliqué pour les DRH. Jamais ils n’ont eu à gérer de telles évolutions que celles que nous connaissons aujourd’hui », lâche tout de go Audrey Richard, présidente de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines. Et de citer dans la foulée une enquête BCG de 2022, montrant que pour 56 % des DRH, les salariés attendent davantage d’individualisation et de personnalisation dans les organisations du travail. Une étude, menée par Havas People en 2022, va dans le même sens : 62 % des salariés disent aspirer à plus de liberté dans leur travail, ratio qui grimpe à 82 % chez les moins de 25 ans.

Glissement du grand au petit collectif.

« On assiste à un resserrement du grand au petit collectif. Les gens se reconnaissent dans des équipes restreintes, des tribus, des clans qui les protègent, plutôt que dans l’entreprise », soutient Stéphane Lefebvre-Mazurel, directeur général adjoint d’OpinionWay. Cette montée du marqueur de proximité dans l’échelle de reconnaissance des salariés traduit sans nul doute une légitime défiance face à des organisations devenues trop distantes, désincarnées et abstraites. Elle porte aussi le risque d’une dilution de toute vision d’ensemble, de refus de confrontation à la complexité et de renoncement face à l’intérêt général. « Il faut toujours se poser la question du pourquoi du travail. Si l’on n’exerce un travail que pour ses proches, on participe d’un certain rétrécissement du monde, propice au diktat de l’émotionnel », souligne Sophie Péters, psychanalyste et consultante spécialisée dans les sujets de qualité de vie au travail.

Les DRH sont préoccupés. Mais doivent-ils pour autant s’étonner ? Après tout, voilà des années que les entreprises défendent une individualisation des pratiques managériales et des politiques RH. « À force de penser parcours, stratégies de hauts potentiels, personnalisation des rémunérations, à force de clamer que le salarié est roi dans une entreprise à la fois diverse et inclusive, à force de revendiquer la prise en compte de chaque collaborateur comme un acteur singulier, les organisations du travail ne doivent pas s’étonner de devoir composer avec une montée des expressions individuelles », soutient Michel Barabel, maître de conférences à l’université Paris-Est et professeur affilié à Sciences Po Executive Education.

Les managers ont répondu au besoin d’autonomie des travailleurs en les invitant à exprimer leur subjectivité, et ce, à tous les niveaux, de l’ouvrier au cadre. Cet encouragement a même ouvert une brèche à ce qui fut longtemps un impensé dans l’entreprise : l’affirmation de l’identité religieuse. Il y a un siècle, les syndicalistes luttaient pour décrocher les crucifix des murs des entreprises. Aujourd’hui, certains salariés revendiquent leur droit à la prière. « On peut considérer que l’affirmation de soi, de ses besoins, envies ou attentes constitue à bien des endroits une nouvelle norme sociale », note Serge Perrot.

Des salariés « consommateurs » de leur entreprise.

Confrontés à ces nouvelles postures d’individualité, de nombreux dirigeants et managers se désolent de devoir gérer ce qu’ils considèrent comme une inversion de la subordination, où le rapport de force bascule en faveur de salariés devenus de stricts « consommateurs » de leur entreprise.

L’individualisme peut revêtir des formes diverses : expression des attentes en matière de salaires, de conditions de travail, de lieu de travail, mais aussi besoin de reconnaissance individuelle, ou encore affirmation d’une identité multiple, professionnelle et extraprofessionnelle (familiale, sportive, culturelle, religieuse, etc.). « Ces diverses attentes ou revendications ne peuvent pas se gérer de la même manière et ne sont pas porteuses des mêmes enjeux selon les modes de fonctionnement en place », souligne Serge Perrot. « Les DRH jouent la carte des “Perks”, ces avantages qualitatifs liés au bien-être : salle de sport, ostéopathe qui se déplace en entreprise, récompenses qui marquent la reconnaissance, améliorations de la QVT. Mais le problème appelle une réponse plus profonde », constate Audrey Richard.

L’Observatoire de l’engagement met en évidence trois grands types de gestion de l’articulation, entre montée de l’individualisme et sauvegarde des référents collectifs. Le modèle « business as usual » caractérise des entreprises peu profondément touchées, qui adaptent plutôt facilement leurs processus à la demande des salariés en matière de télétravail et de flexibilité, tout en parvenant à consolider le collectif autour d’un projet auquel les collaborateurs adhèrent assez spontanément. Le modèle « équilibriste » peine à concilier attentes individuelles et projet collectif, ne parvenant pas à étouffer l’émergence de tensions, ni à endiguer une certaine usure du management. Enfin, le modèle « people first » renvoie à des organisations très agiles (notamment présentes au sein des PME et TPE), capables d’adapter leur fonctionnement, voire leur stratégie ou leur proposition de valeur aux aspirations et compétences des collaborateurs.

Le travail, lieu de confrontation à l’autre.

S’il questionne la capacité des organisations à jongler entre souplesse et ténacité, le phénomène de débordement individualiste interroge aussi profondément la notion de travail. Là aussi, d’une certaine façon, les entreprises se trouvent prises au piège d’une grammaire qu’elles ont défendue avec une certaine ardeur durant ces vingt dernières années. La compression des budgets se comprimant et les lignes hiérarchiques s’affaissant, il leur a fallu chercher des leviers de reconnaissance ailleurs que dans les salaires ou le galon. Elles ont cru pouvoir les trouver dans l’identité. En se prenant à reconnaître chez chacun la légitimité de constituants particuliers, à partir desquels elles pouvaient actionner de nouveaux critères de reconnaissance, les entreprises ont peu à peu occulté les éléments constitutifs du travail : la qualité du travail, de la vie au travail et du produit du travail. Pour Sophie Péters, il faut impérativement veiller à ne pas perdre de vue l’importance du travail comme vecteur de protection des entreprises contre la conflictualité identitaire de plus en plus anomique, spontanée, éphémère et violente, qui couve dans la société : « Si l’on ne s’ouvre plus que sur son propre besoin, on oublie l’intérêt du travail, lieu par excellence où l’on se confronte à l’autre, à des épreuves, à des contraintes. »

Affirmation individuelle et dynamique collective ne sont certes pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Pour autant, la question posée par l’Observatoire de l’engagement – « Peut-on encore agir en collectif à l’ère de l’individu roi ? » – soulève de vrais enjeux d’ajustement, notamment sur le partage de la responsabilité. Les organisations du travail pourront-elles demeurer responsables sur tous les fronts dans un contexte de dilution des frontières collectives ? L’atomisation de la symbolique contractuelle entre salariés et entreprise n’implique-t-elle pas que les premiers soient davantage engagés dans le partage de certains risques ?

Vers une réhabilitation du collectif ?

S’il enregistre chez les salariés une aspiration à davantage d’autonomie dans l’organisation de leur travail, notamment depuis la crise sanitaire, Dominique Laurent, DRH de Schneider Electric France, exprime ici un avis nuancé. « Je ne nie pas qu’il existe dans la société une montée des expressions d’individualisme. Mais l’entreprise n’est pas la société. Sur les réseaux sociaux, l’avis de l’un pèse au même titre que celui de l’autre, l’opinion d’un béotien vaut celle d’un expert. Pas dans l’entreprise. Une entreprise est un espace très organisé, encore très contractualisé, avec des codes, une hiérarchie qui viennent nourrir et encadrer la régulation sociale », affirme le dirigeant.

Le DRH constate que certains collaborateurs expriment des velléités de mobilité géographique, plutôt pour s’éloigner des grandes métropoles. Il doit également prendre en compte la réalité d’un phénomène de cafeteria pay, qui encourage les packages individuels de rémunération : untel préfère un variable plus important, un autre un budget mobilité, une voiture de fonction, des jours de congés supplémentaires. « Il y aura sans doute demain davantage d’arbitrages à opérer dans ce sens. Mais je ne vois rien qui remette en cause le ciment collectif de l’entreprise. Le télétravail est sans doute un faux ami, car il laisse à penser que les organisations ont été davantage soumises à des forces centrifuges que centripètes. Or, je dirais même que la crise sanitaire a acté le triomphe de la cohésion sociale et du collectif », remarque Dominique Laurent.

Observation partagée par Michel Barabel : « Depuis trois à cinq ans, je constate plutôt un recentrage vers des références plus collectives. Fini les excès de la compétition, recherche de davantage de coopération. Prenons le cas d’une entreprise comme Vuitton : on y dit aujourd’hui que la vraie performance, c’est celle de celui qui renvoie à des métriques collectives. Il y a seulement quelques années, c’était proprement impensable. »

Auteur

  • Muriel Jaouën