logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

« L’acteur public ne joue pas le jeu »

À la une | publié le : 01.02.2023 | Murielle Wolski

Image

« L’acteur public ne joue pas le jeu »

Crédit photo

À la tête de la Fédération des entreprises de propreté depuis 2019, Philippe Jouanny tire le signal d’alarme et interpelle le secteur public, responsable en partie, selon lui, de la situation inquiétante dans laquelle sont aujourd’hui les entreprises du secteur.

Dans quel état d’esprit abordez-vous cette année 2023 ?

Philippe Jouanny : Je suis vraiment inquiet. C’est un vrai cri d’alarme que je veux pousser aujourd’hui pour évoquer le contexte de crise qui est le nôtre. On parle d’inflation, des hausses de salaires, mais il ne faut pas oublier non plus l’achat au juste prix des prestations, et notamment émanant du secteur public. Cela n’est pas négligeable. Il pèse 25 % dans le chiffre d’affaires. L’acteur public ne joue pas le jeu, avec l’évolution du coût des matières premières. En 2022, trois accords de revalorisation salariale ont été signés, soit une progression de 11 % en deux ans – nous, on a joué le jeu. On a toujours été 3 % au-dessus du Smic horaire. Pour autant, notre secteur est toujours considéré comme la variable d’ajustement des comptes d’exploitation. J’ai d’ailleurs interpellé Élisabeth Borne et Gabriel Attal à ce sujet.

En quoi l’État ne joue-t-il pas le jeu ?

P. J. : Les coûts au contrat sont revus à la baisse. Les indices de prix pour 2023 sont basés sur les données de 2020 ou 2021. Il y a un décalage qui nous est préjudiciable. Je milite pour développer un indice propreté, avec une vraie reconnaissance à la clé du coût réel, en temps réel. Notre objectif est de pouvoir indexer le prix sur le salaire minimal conventionnel. Si tel n’est pas le cas, des entreprises sont mises à mal, ces très petites entreprises ou petites et moyennes entreprises qui composent notre secteur. Le contexte est tel que les délais de paiement de nos clients, cette fois-ci publics et privés, de la même manière, s’allongent. De quoi pousser nos entreprises vers la cessation de paiements. Certaines sont en souffrance pour rembourser leur prêt garanti par l’État (PGE).

Souffrez-vous d’un déficit d’attractivité ?

P. J. : Comme beaucoup d’autres. Avec une pyramide des âges vieillissante. Beaucoup de nos salariés ont plus de 50 ans. Les tensions sur les jeunes sont palpables. Pourtant, sur les dix dernières années, 100 000 emplois nets ont été créés. Notre secteur offre des réelles opportunités d’insertion, avec des carrières à proposer. La notion d’ascenseur social prend tout son sens. 90 % de nos chefs d’entreprise sont d’anciens salariés.

Pourtant, l’image de marque du secteur reste encore difficile. Que faites-vous pour l’améliorer ?

P. J. : Les difficultés rencontrées ? Ce n’est pas qu’une question de salaires. Même si on augmentait les salaires de 50 %, des files d’attente ne se formeraient pas ! Depuis 2009, des solutions sont travaillées. Ainsi, la Fédération des entreprises de la propreté promeut-elle la journée en continu, pour une meilleure qualité de vie de nos collaborateurs. On rencontre les mêmes difficultés que le secteur de l’hôtellerie, des cafés et de la restauration (HCR). Mais, pour quelles raisons cette organisation serait impossible dans des locaux destinés à des activités tertiaires quand c’est une pratique quotidienne dans le champ de la santé ? Le nettoyage des locaux s’effectue bien en présence des personnels médicaux, paramédicaux et des patients hospitalisés, sans déranger les utilisateurs. On ne peut pas l’imposer aux clients, à commencer par la sphère publique. Moins de 4 % de nos contrats, pour les quelque 13 000 entreprises du secteur, et 52 000 salariés (dont 70 % de femmes, car cela répond à un besoin d’organisation) sont développés sur cet autre modèle que l’on pousse. La marge de progression existe dans la santé, dans l’habitat… Avec des interventions qui commencent à 6 heures dans les bureaux, nos salariés doivent se lever à 4 heures, quand les transports fonctionnent, pour revenir le soir, tard. La qualité de vie au travail est une vraie problématique. Mais, c’est culturel. Dans les pays scandinaves, ce pourcentage frôle les 95 %.

La Covid n’avait-elle pas bouleversé les habitudes du secteur ?

P. J. : Pendant la crise sanitaire, nos clients ont exigé que les interventions des équipes se fassent en continu, en journée. Les trois parties étaient satisfaites : les clients ; nos salariés, qui pouvaient créer des relations humaines sur site ; nos entreprises. Aussi peut-on dire qu’une parenthèse heureuse a été vécue pendant la pandémie. Mais, depuis, les vieux réflexes ont repris le dessus. Casser cette culture latine est important pour voir nos clients s’approprier le travail en journée. Casser l’image puisque le métier évolue, avec le recours à la domotique, à l’intelligence artificielle. On le voit dans nos neuf centres de formation des apprentis, avec des formations qui vont du certificat d’aptitude professionnelle au bac + 5. Notre objectif est d’étoffer le maillage du territoire national, quand les Régions jouent le jeu. C’est le cas en Occitanie, c’est moins vrai dans les Hauts-de-France, qui n’ont pas la culture des CFA, mais davantage des lycées professionnels. Et, d’ailleurs, des aides sont mobilisées pour redorer l’attractivité, comme les fonds d’aide aux jeunes en alternance (FAJA), avec un million d’euros la clé, en les logeant gratuitement.

La parole à Alexandre Bellity, fondateur de Cleany, service de nettoyage responsable

Ce tout jeune patron ne mâche pas ses mots. S’il dit d’entrée de jeu ne pas être mélenchoniste, il a la punchline facile. Il revendique. La petite entreprise d’Alexandre Bellity est loin de connaître la crise, avec 150 recrutements dans les tuyaux en 2023, et des effectifs qui atteignent déjà les 500 collaborateurs. Sitôt son cursus au sein de Skema business school achevé, il s’est lancé dans l’aventure de Cleany. « Comme un choc des cultures. J’avais un peu de mal à expliquer ce que je faisais. » Depuis, ça va mieux ! Le sujet des horaires le pousse dans une colère contenue. C’est l’un de ses chevaux de bataille. 35 % de ses contrats sont signés sur le créneau de 8 heures-18 heures ; zéro travail de nuit. « Aujourd’hui, le marché est structuré pour organiser les interventions de nettoyage en dehors du temps de travail des cols blancs. Avec ce sous-jacent social de « je ne veux pas les voir ». Difficile de changer l’état d’esprit. Ça a tendance à me déprimer. » Ce petit-fils de femme de ménage vit pleinement son discours. Il le ressent. « Pour casser la fracture entre le bureau et le terrain, donner des perspectives à des gens qui n’ont plus l’habitude d’en avoir est essentiel. On récupère des gens dans un état psychologique dégradé… » La présidence de Philippe Jouanny ? « Ces générations sont axées sur les marges, au détriment du social. Si Philippe Jouanny essaie de faire bouger les lignes, la Fédération des entreprises de propreté est aux mains des grosses corporations, avec des acteurs comme Onet, qui la financent à hauteur de 95 %. Avec 60 000 salariés, ces derniers ont l’agilité d’un grabataire en fin de vie. Mais, depuis la fin de la crise sanitaire, une petite évolution est perceptible, avec le critère de la RSE qui prend plus de poids dans les appels d’offres. Si les grosses entreprises du secteur ne changent pas, elles vont avoir du mal à recruter une génération qui cherche du sens. »

Auteur

  • Murielle Wolski