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« Tout se négocie au zinc, avant le service ! »

À la une | publié le : 01.10.2022 | Maxime François

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« Tout se négocie au zinc, avant le service ! »

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Arnaques sur les additions des clients, méthodes illégales de paiement. Pour les garçons de café encore payés au pourcentage, une vieille tradition des brasseries parisiennes, les conditions de travail se dégradent. On a testé pour vous.

« Allô ? Vous cherchez du boulot ? Êtes-vous disponible dans une demi-heure ? » Le téléphone a sonné seulement deux heures après avoir postulé dans une brasserie parisienne. Le genre d’affaire qui tourne à plein régime, très bien située, au beau milieu du boulevard Rivoli, en plein Marais (4e arrondissement). Ambiance chic, interlope, internationale et cosy pour des clients aisés et des touristes. On peut y voir, jour et nuit, les garçons de café élégamment vêtus virevolter entre les tables bondées. Une aubaine en plein mois d’août, au plus fort de la saison touristique. On cherchait du boulot, alors « oui » : notre réponse a été immédiate.

On était aussi curieux de connaître le métier, de voir ce qui avait changé dans le secteur après la crise Covid – d’autant que syndicats et patronat se sont accordés au début de l’été sur une revalorisation de 16 %, en moyenne, des salaires, une refonte de la grille de classification des métiers. Mais surprise ! La nouvelle grille n’est pas vraiment appliquée. Les conditions de notre employeur, une grosse tête, propriétaire de plusieurs affaires bien en vue dans la capitale, et en plein investissement ? « Un salaire au portefeuille », c’est-à-dire au pourcentage du chiffre d’affaires du rang, dont la taille et la rentabilité varient selon le nombre de tables octroyées par le responsable en début de service. Une vieille tradition – légale – dans les brasseries, autrefois recherchée par les professionnels mais aujourd’hui sur le déclin. Et pour cause : « Vous gagnez 7 % de la caisse que vous rendez à la fin du service. C’est à prendre ou à laisser. Il n’y a pas de salaire fixe mais les pourboires sont pour vous, vous verrez, ça rapporte », a promis un responsable. Le but du jeu (dangereux) : « Faire tourner les tables et bien surveiller les clients, s’ils partent sans payer ou laissent un titre-restaurant périmé, c’est pour votre poche. » De quoi laisser dubitatif, car un salaire minimum équivalent à celui inscrit dans la grille est obligatoire, même pour les salariés au portefeuille. On aurait aussi préféré toucher 15 %, ce qui est inscrit sur l’addition (cela se pratiquait autrefois). Et les nouvelles grilles des métiers, et des salaires ? : « On n’en a pas entendu parler. » Mais on a tout de même accepté, seulement après avoir vérifié que tous les garçons de la maison travaillaient au même tarif et parce que les conditions étaient pires chez la concurrence.

Les dernières exigences de la brasserie ? « Des chaussures de ville, un pantalon noir, une chemise blanche, une cravate noire, un portefeuille de garçon de café ainsi qu’un fond de caisse de 50 euros en pièces et petites coupures pour rendre la monnaie. » La maison fournit le tablier blanc – porté à la taille – le plateau – à bout de bras – et le liteau de service, ce tissu blanc posé sur l’avant-bras.

Autre obligation : être disponible pour des services de dix heures d’affilée « à partir de 7h 30 du matin ou en début de soirée, de 18 heures à l’aube. Pause non payée. Un contrat a tout de même été signé, sur la base de la première version de la convention collective de 1997. Avant d’entrer en piste, on ne s’est pas non plus laissé déstabiliser par le dernier commentaire laissé sur le site TripAdvisor par un client (très) mécontent : « Service déplorable, serveur désagréable et nourriture sans intérêt. Le serveur racole des passants en même temps qu’il prend notre commande. Nous avons redemandé du pain car il était si dur qu’on pouvait assommer quelqu’un avec. » Au contraire, on était prévenu des méthodes appliquées pour dégager du bénéfice.

Les premiers jours : « Monsieur, êtes-vous dans le jus ? »

« Chaud derrière ! Chaud devant ! » Première mission : garder un œil sur notre plateau (qui tangue dangereusement), un autre droit devant nous pour esquiver les collègues qui arrivent les bras chargés de boissons. On s’affaire, avec l’entrain et la maladresse des débutants, profitant de la place laissée par les anciens professionnels qui ont fui le métier. C’est dur, il fait chaud, la cravate serre le cou… On étouffe. Pire : le premier jour est synonyme de bizutage car le premier rang qui nous a été attribué est mal placé, éloigné du bar, de l’office – où les garçons récupèrent les plats » – mais aussi des « consoles », où sont rangées couteaux, fourchettes, sets de table…

Bref, tout commence par de belles cloques aux pieds. Qu’importe, il faut assurer un service à peu près normal. « Monsieur, vous ne seriez pas dans le jus ? » Limonadier à la ceinture, plateau à la main, cheveux coupés court, visage glabre, un confrère bien intentionné balance sec devant un responsable. On serre les dents : son constat est réel, les gouttes de sueur qui ruissellent sur le front trahissent notre fébrilité. Le chef nous aurait-il gardés s’il n’y avait pas une pénurie de main-d’œuvre ? On évite la question car on connaît la réponse. Ici, c’est « chacun pour soi, chacun sa thune à la fin de la journée. La maison n’est jamais perdante ! » prévient un loufiat. Tandis qu’il fuse avec des plateaux de plus de 2 kg, bossant avec sa force « pour gonfler le portefeuille », mais aussi avec sa tête « pour que les jambes n’avalent pas trop de kilomètres » explique-t-il. On se contente de faire nos gammes : servir sans rien faire tomber, apprendre la carte par cœur, ne pas oublier « l’eau ! », « le sel ! » « le poivre ! », « la vinaigrette de la salade biquette » ! On évite de montrer que le poignet flanche sous le poids du plateau tout en rassurant ces touristes québécois qui réclament depuis un quart d’heure un « spritz avec du Campari, pas avec de l’Aperol » ! Objectif : éviter de devoir courir après un client parti sans payer, et faire un maximum d’« accueil » pour attirer dans ses filets les gros consommateurs.

Bilan de neuf heures de travail ? Une caisse de 900 euros au total, soit à peine 60 euros dans notre poche. Avec les pourboires, on arrive à 75 euros. Une misère mais « c’est le métier qui rentre » assure le « boss ». Au moins, on a perdu quelques kilos et appris certaines ficelles. Au deuxième jour, heureusement, une tablée nous a réconfortés. Les jours suivants, on est parti avec un peu plus d’argent et des encouragements griffonnés sur une serviette en papier laissée sous une assiette vide : « Bon courage, la fin de soirée approche ! Les débuts sont les plus durs mais vous êtes au top ! » Alors on a continué, et appris.

Les conseils des anciens pour avoir des caisses aux montants plus élevés

« Le bon rang se négocie au zinc, avant le service ! » nous a glissé, le regard rieur, un ancien de la maison plutôt bon camarade. Mieux vaut arriver « avec quelques minutes d’avance », a-t-il insisté, « la chemise bien repassée », « la cravate déjà nouée ». Bilan des courses : après avoir dérouillé les premiers jours, constaté les hématomes provoqués par le poids du plateau, il est temps de parlementer pour obtenir un « bon rang », « plus gros », avec « de meilleures tables », celles idéalement situées : devant l’entrée principale, non loin de la cuisine, du bar, histoire de ne pas perdre son temps, et son argent ! Mieux vaut le savoir : pour les employés, le service « au pourcentage » est intéressant le soir, de préférence en fin de semaine, lorsque l’alcool coule à flots et que les montants des additions s’envolent. Entre les garçons, la concurrence est rude et le barman a tous les pouvoirs. « Il a un rôle central, peut t’aider à vite sortir les boissons ou au contraire te plomber ton service. Si tu veux bien bosser, il faut le payer de la main à la main, c’est la règle d’or », explique un jeune collègue.

Pour s’en sortir, une multitude de règles tacites existent entre l’employeur et les employés ; il faut « tordre les clients » pour qu’ils « consomment beaucoup et vite ». C’est « le strike s’ils laissent un pourboire ». Chacun y trouve son compte, sauf, peut-être, les clients. Pour y arriver, tout un art subtil qui combine tact, bagou et diplomatie afin d’éviter les incidents est déployé par les professionnels. Leurs « cibles » préférées ? Les touristes, avec une préférence pour les Américains et les Anglais. Avec eux, « c’est la totale », qu’importe la nature de leur commande, « les cocktails et les bières version XXL à 10,50 euros » leur sont systématiquement portés à table. Lorsqu’ils ont trop bu, l’arnaque se poursuit : mousseux payé le prix du champagne, suppléments divers et variés appliqués sur les plats. Si les entourloupes sont constatées ? « Il suffit de s’excuser. » En revanche, s’ils sont contents, des dollars pleuvent pour les « hard workers ! » qu’ils apprécient. Une monnaie « of course accepted » à Paris, depuis qu’elle est devenue plus forte que l’euro !

Auteur

  • Maxime François