logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“La précarité n’est pas une fatalité”

Actu | Entretien | publié le : 01.09.2022 | Laurence Estival

Image

“La précarité n’est pas une fatalité”

Crédit photo

Pour Philippe et Valérie Bazin, dirigeants d’entreprise et inspirateurs du « contrat d’employabilité », les besoins de main-d’œuvre et le choix du Gouvernement de viser le plein-emploi devraient doper ce dispositif trop mal connu pour en finir avec la précarité. Explications.

Après avoir créé ensemble votre entreprise « Mon CDI » dans laquelle vous avez expérimenté avant même son existence légale le CDI à des fins d’employabilité, vous venez d’écrire avec votre femme un vibrant plaidoyer1 en faveur de ce dispositif, véritable arme selon vous contre la précarité. En quoi est-il si révolutionnaire ?

Philippe Bazin : Cette idée de CDI à des fins d’employabilité est directement issue de notre propre expérience en tant que chefs d’entreprise. En 2008, avec ma femme, nous avons créé des groupements d’employeurs pour accompagner les retraités et plus largement les seniors, qui souhaitaient poursuivre ou reprendre une activité tout en étant embauché en CDI. Nous avions à notre disposition la possibilité de leur proposer des contrats de travail à temps partagé entre plusieurs employeurs. Mais nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il y avait de nombreuses contraintes : organisés sous une forme associative, ces CDI supposent une solidarité des employeurs en cas de dettes qui freinait leur développement. De plus, pour des raisons historiques, ce mécanisme était surtout utilisé dans l’agriculture et ne répondait pas à la demande des salariés potentiels. Nous avons alors, dès 2011, cherché à lever ces obstacles tout en nous rapprochant du législateur pour aboutir à ce nouveau contrat à des fins d’employabilité introduit dans la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » votée en 2018.

Quelles souplesses apporte ce contrat ?

Valérie Bazin : D’abord, il sécurise le salarié, mais aussi les employeurs car c’est un CDI de droit commun. Pour les salariés, c’est la sécurité de l’emploi car ils ne sont pas directement recrutés par l’entreprise mais par des tierces structures comme la nôtre, et nous nous engageons à les former, en accord avec l’entreprise, pour leur permettre de remplir les tâches qui leur sont confiées, mais aussi pour maintenir et développer leur employabilité. Ceci est possible, car quand on parle d’emploi partagé, ce n’est pas forcément une succession de petits boulots, mais, au contraire, c’est la possibilité de rester un certain temps dans une entreprise, puis soit de l’intégrer si l’emploi est pérennisé, soit d’évoluer chez un autre employeur sans rupture professionnelle. Ces périodes de transition pouvant être un moyen de réfléchir à son projet professionnel dans la durée. Nous accompagnons d’ailleurs ces CDI dans cet objectif. Pour les employeurs, c’est un levier supplémentaire pour faire face à leurs problèmes de main-d’œuvre sans courir le risque de requalification.

N’est-ce pas ce que permet déjà le CDI intérimaire ?

P. B. : Dans le CDI intérimaire, il y a l’idée de travail non pérenne, par définition. Depuis 40 ans, l’intérim est synonyme de précarisation ! D’ailleurs, il y a un quota autorisé et les partenaires sociaux veillent au grain. De plus, le contrat d’intérim s’accompagne d’une clause de mobilité de 100 kilomètres aller-retour par rapport à son domicile qui peut être un handicap pour certains bénéficiaires. Dans le contrat d’employabilité, cette clause a été supprimée. Nous avons introduit à la place l’obligation de proposer au bénéficiaire trois parcours de formation – et nous abondons le CPF en ce sens – en cas de rupture avec un employeur pour lui permettre au plus vite et dans de meilleures conditions de repartir du bon pied. Pour l’entreprise, cette idée de précarisation n’incite pas les salariés à être engagés dans leur travail. Les études ont montré que sans engagement des collaborateurs, la productivité chute de 15 %. Les études de l’OCDE ayant montré par ailleurs que 70 % des intérimaires travaillent en moyenne dans les mêmes entreprises, la possibilité de les pérenniser et qui plus est avec des risques limités est pour les employeurs un avantage certain. Enfin, ce contrat permet de proposer aux plus fragiles un dispositif qui existe déjà pour les cadres avec la prestation de services. C’est pour toutes ces raisons un moyen de lutter efficacement contre la précarité.

C’est la raison pour laquelle il est proposé aux seules personnes les plus éloignées de l’emploi ?

V. B. : Oui, en effet, car la précarité n’est pas une fatalité ! Surtout à l’heure des départs massifs à la retraite alors qu’il y a 5 millions de personnes précaires dans notre pays. Les critères d’éligibilité sont fixés par la loi : être âgé au moins de cinquante ans, être en situation de handicap, être inscrit à Pôle emploi depuis six mois au moins, ou bénéficier des minima sociaux. Il vise aussi les demandeurs d’emploi ayant une faible qualification inférieure au bac quand la hausse du niveau demandé par les employeurs ne cesse, elle, de progresser. Sans parler des demandes en matière de compétences transversales…

Pourtant, le nombre de CDI d’employabilité reste encore anecdotique…

P. B. : Il progresse, même si, en effet, cela ne se voit pas encore. Nous sommes à 4 000 CDI d’employabilité et le dispositif est encore expérimental. Mais l’engagement de grandes entreprises, à l’image de La Poste, mais aussi de Renault ou de Paprec à y recourir est un signal très positif. Nous visons 10 000 CDI d’employabilité d’ici un an et nous estimons le potentiel à un million. De plus, notre propre expérience, conduite en relation étroite avec le ministère du Travail, montre que ça marche : 60 % des bénéficiaires se voient proposer un emploi par leur entreprise utilisatrice et si 44 % sont en poste, c’est parce que les autres ont choisi de continuer à acquérir de nouvelles compétences en souhaitant avoir une autre mission.

Au-delà de l’effet de levier que représente l’engagement de ces grandes entreprises, comment entendez-vous accélérer ce mouvement ?

V. B. : Il y a un véritable problème de communication. C’est pourquoi nous avons rédigé notre ouvrage Un CDI pour tous, c’est possible, préfacé par Nicole Notat, qui est devenue administratrice de notre société. Ce n’est pas rien ! Nous avons aussi ouvert notre site à tous les demandeurs d’emploi correspondant aux critères d’éligibilité qui ont la possibilité de s’inscrire sur notre plateforme pour découvrir nos offres, mais aussi se faire accompagner dans la réalisation d’un CV en vidéo. Nous comptons déjà 98 000 inscrits. Nous encourageons aussi toutes les personnes qui sont en CDD ou qui sont en recherche d’emploi à parler du CDI d’employabilité à leur employeur ou futur employeur afin de voir comment nous pourrions les aider à pérenniser son emploi en entrant en contact avec les services des ressources humaines.

Concernant le dispositif lui-même, y aurait-il selon vous des améliorations à y apporter pour participer à son décollage ?

P. B. : L’expérimentation, d’abord prévue sur trois ans, a été prolongée jusqu’à fin 2023 en raison de la Covid. Nous attendons son inscription dans le Code du travail pour le sécuriser. Mais il est effectivement possible d’y apporter des modifications pour rendre le CDI d’employabilité plus attractif. D’abord, pourquoi ne pas l’étendre à la fonction publique qui emploie un million de contractuels en CDD ! Ensuite, concernant la durée des missions, nous aimerions l’entériner à cinq ans car cette durée permettrait de mieux prévoir l’évolution de carrière des bénéficiaires en leur laissant le temps de bien utiliser leurs compétences et de réfléchir à la prochaine étape. C’est un moyen en outre de s’assurer de l’efficacité de la formation car, souvent, nous devons d’abord, pour ramener les personnes vers l’emploi, dispenser des cours de français, revoir les bases… Mettre d’autant plus de chances du côté des salariés, mais aussi des employeurs est d’autant plus judicieux que cela ne coûte pas un centime aux finances publiques, tout en favorisant le bien-être chez les premiers et la compétitivité chez les seconds. Nous sommes à un moment charnière : soit on trouve des dispositifs innovants pour former et offrir un travail aux plus précaires, soit il va falloir recourir massivement à l’immigration. C’est pourquoi il faut utiliser la nouvelle réforme du travail annoncée la Première ministre Élisabeth Borne et les changements attendus en matière de formation professionnelle pour trouver de nouvelles marges de manœuvre. La bonne nouvelle, c’est que le message commence à passer…

Philippe et Valérie Bazin, dirigeants de Mon CDI

Diplômé de Kedge Business School, Philippe Bazin, qui a fait ses armes dans le domaine des achats, a, avec sa femme Valérie, ingénieure chimiste, créé en 2011 l’entreprise d’intérim « Mon CDI ». Ensemble, ils viennent de publier l’ouvrage « Un CDI pour tous, c’est possible », aux Éditions de l’Aube, qui retrace leur cheminement vers le CDI à des fins d’employabilité et les premiers résultats de leur expérimentation.

(1) « Un CDI pour tous les salariés, c’est possible », Philippe et Valérie Bazin, collection « Paroles d’acteurs », éd. L’Aube, préface de Nicole Notat.

Auteur

  • Laurence Estival