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Les frontières du disciplinaire

Idées | Juridique | publié le : 01.04.2022 |

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Les frontières du disciplinaire

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Un arrêt remarqué du 2 février 2022 requalifiant en avertissement un compte rendu d’évaluation invite à s’interroger sur les frontières du disciplinaire, avec des enjeux pratiques majeurs tant pour le salarié que pour l’entreprise.

Des problèmes d’étanchéités

Le législateur a adopté, faute de mieux, une définition subjective de la faute, et donc de la sanction disciplinaire. Selon l’article L. 1331-1 du Code du travail, « constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération ».

Au vu de cette définition, ce qui importe pour le droit n’est pas de savoir si l’agissement du salarié est objectivement fautif mais si l’employeur l’a considéré comme tel. La réponse de l’employeur (un avertissement) à un fait qui n’est pas objectivement fautif (un fait de vie personnelle) sera ainsi, pour le droit, une sanction disciplinaire. Inversement, si l’employeur arrive à convaincre qu’en dépit d’une faute avérée du salarié, sa décision n’est pas dictée par une volonté de le sanctionner mais seulement par des raisons de sécurité, elle n’aura pas de caractère disciplinaire. C’est ce qui a conduit la Cour de cassation à juger, le 6 janvier 2012, à propos d’un conducteur de tramway qui avait roulé à contresens, que sa réaffectation à la conduite des autobus, commandée par la sécurité des usagers, ne nécessitait pas la consultation du conseil de discipline.

Bien circonscrire le champ du disciplinaire est essentiel, puisque de la qualification disciplinaire de tels agissements dépend l’obligation de consulter ou non la commission disciplinaire, lorsque celle-ci est prévue, la possibilité ou non pour l’employeur de sanctionner deux fois les mêmes faits, ce que l’on décrit à travers l’adage « non bis in idem » et au-delà l’ensemble des prescriptions légales en la matière.

Rappel à l’ordre ou avertissement ?

L’article du Code du travail cité plus haut dispose expressément que les observations verbales ne constituent pas des sanctions disciplinaires. Cette affirmation ne lève pas toutes les difficultés car, a contrario, des reproches faits par écrit ne sont pas nécessairement disciplinaires. Le simple rappel à l’ordre, même par écrit, n’est pas une sanction disciplinaire. Il ne nécessite donc aucune procédure, et n’épuise pas le pouvoir disciplinaire de l’employeur. Les rappels à l’ordre ne sont pas pour autant anodins. Un employeur qui multiplie les observations verbales, rappels à l’ordre, mises au point injustifiées s’expose à une qualification de harcèlement moral. Du point de vue du salarié, les rappels à l’ordre, qu’ils soient écrits ou oraux (il faudra qu’existent des témoins pour qu’ils puissent être invoqués à l’appui d’une sanction) pourront être utilisés en cas de sanction ultérieure, sans que le délai maximal de trois ans s’applique.

Reste à voir comment distinguer le rappel à l’ordre de la sanction disciplinaire, ce qui est une tâche délicate ! Typiquement, le salarié à qui l’on indique qu’il utilise un peu trop son téléphone (la jurisprudence tolère un usage raisonnable) pour des appels personnels subit un rappel à l’ordre. La clé de partage, éminemment subjective comme il a été rappelé plus haut, se trouve dans les termes de l’article L. 1331-1 : l’employeur sanctionne-t-il un « agissement considéré par lui comme fautif » ? Quelques exemples tirés de la jurisprudence de la Cour de cassation permettent, autant que faire se peut, d’aider à tracer la frontière. Constitue un avertissement une lettre de mise en garde contenant une série de reproches et indiquant qu’elle sera portée au dossier de l’intéressé ou un courrier mettant le salarié en demeure d’apporter plus de soin à son travail, alors que le courrier de l’employeur se limitant à relever une insuffisance de travail et à demander une prise en compte des remarques faites ne caractérise pas un avertissement, de même que des courriers adressés par l’employeur au salarié qui se bornent à lui demander de « faire un effort pour se ressaisir sous peine de sanctions à venir en cas de réitération » n’ont pas d’objet disciplinaire. Attention : si le rappel à l’ordre est requalifié en avertissement, le licenciement postérieur sera déclaré sans cause réelle et sérieuse, sauf à ce qu’il soit fondé sur une réitération du comportement objet de l’avertissement ! Inversement, rien n’empêche l’employeur qui a engagé une procédure disciplinaire de finalement se contenter d’un rappel à l’ordre s’il estime, après avoir le cas échéant échangé avec son salarié, que celui-ci ne mérite pas d’être sanctionné.

Insuffisance professionnelle ou faute ?

La frontière entre insuffisance professionnelle et faute constitue une autre difficulté. Il est acquis que l’insuffisance professionnelle n’est pas une faute. L’employeur qui se situe sur le terrain disciplinaire pour sanctionner des erreurs ou des lenteurs dans l’exécution du travail sera immanquablement condamné pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Au vu de la jurisprudence, il y a faute si la mauvaise performance du salarié est due à une abstention volontaire ou à une mauvaise volonté délibérée, autrement dit si le salarié « l’a fait exprès »,n’a pas agi simplement par incompétence ou maladresse. La difficulté à tracer la frontière explique sans doute qu’il ait été jugé que la circonstance d’une sanction disciplinaire qui a été notifiée au salarié pour des faits liés à l’exercice de ses fonctions ne prive pas l’employeur de la possibilité de le licencier en invoquant son insuffisance professionnelle pour des faits nouveaux de même nature.

Évaluation ou sanction ?

À première vue, rien ne prédestinait l’entretien d’évaluation à épuiser le pouvoir disciplinaire de l’employeur ! L’évaluation relève en principe de son pouvoir de direction, non de son pouvoir disciplinaire. Le compte rendu d’évaluation peut se transformer en avertissement, vient de le juger la Cour de cassation le 2 février 2022. Dans le compte rendu écrit de l’entretien, transmis au salarié, l’employeur lui reproche une attitude dure et fermée aux changements, à l’origine d’une plainte de collaborateurs en souffrance, des dysfonctionnements graves liés à la sécurité électrique et le non-respect des normes réglementaires, et l’invite « de manière impérative et comminatoire et sans délai à un changement complet et total ». Pour ces mêmes faits, le salarié sera licencié pour faute grave un mois plus tard. Il invoque avec succès la règle « non bis in idem », puisque le compte rendu d’évaluation avait la valeur juridique d’un avertissement. Eu égard aux éléments évoqués plus haut, la solution ne surprend qu’à première lecture, le fait pour l’employeur d’énoncer des griefs précis assorti de l’obligation pour le salarié d’agir pour y répondre ayant tout du disciplinaire. Ce qui perturbe, à commencer par les responsables des ressources humaines, est qu’elle a été adoptée dans le cadre d’un dispositif qui n’est pas conçu comme ayant une finalité disciplinaire : l’entretien d’évaluation. Il faut désormais prendre acte du fait que si l’entretien a servi à « sanctionner un comportement considéré comme fautif », le disciplinaire prendra le dessus. On comprend que, dans un arrêt du 27 mai 2021, les hauts magistrats ont jugé que ne constitue pas un avertissement un compte rendu d’entretien de suivi établi par le supérieur hiérarchique d’une salariée listant divers manquements fautifs, dès lors que l’auteur du compte rendu a expressément indiqué qu’il se limitait à demander une sanction et qu’une telle décision relevait exclusivement de la direction des ressources humaines.

Vie privée et discipline

La frontière entre le disciplinaire et la vie privée n’est pas non plus parfaitement étanche, même si la règle est de prime abord très claire : un fait de vie privée ne peut pas être une faute, énonce avec constance la Cour de cassation. Il reste cependant possible, même si la voie est très étroite, de sanctionner le salarié si le fait de vie personnelle se rattache à la vie professionnelle, de sorte qu’il constitue une violation du contrat de travail : utiliser le véhicule de fonction pour transporter des amis alors que l’employeur l’a formellement interdit ou commettre un vol dans un hôtel réservé par son employeur. Autre possibilité pour l’employeur, fonder le licenciement non pas sur l’agissement du salarié mais sur les conséquences que ce fait a occasionnées sur le fonctionnement de l’entreprise, ce qu’on appelle parfois le trouble objectif caractérisé. Il est possible sur ce fondement de licencier le salarié condamné pénalement dès lors que la publicité faite à cette condamnation a perturbé le fonctionnement du service dans lequel il travaillait. Quelle que soit la voie suivie, les enjeux sont ici particulièrement lourds car un licenciement fondé sur un fait de vie personnelle est un licenciement nul !

Même si le tableau qui vient d’être tracé peut donner l’impression insatisfaisante de frontières imprécises, tout au moins de zones de flou (entre faute et insuffisance professionnelle, entre rappel à l’ordre et avertissement, entre vie personnelle et vie professionnelle), il ne faut pas escompter de la règle de droit une précision telle qu’elle efface tout aléa dans sa mise en œuvre. La richesse du droit tient aussi dans sa souplesse, fut-ce au prix d’une certaine insécurité juridique. Les résistances, y compris judiciaires, au barème des indemnités de licenciement l’illustrent parfaitement (voir la dernière chronique de Jean-Emmanuel Ray, parue dans « Liaisons sociales magazine » n° 230).