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Faut-il requalifier la relation de travail entre plateformes et travailleurs indépendants en contrat de travail salarié ?

Idées | Débat | publié le : 01.03.2022 |

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Faut-il requalifier la relation de travail entre plateformes et travailleurs indépendants en contrat de travail salarié ?

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À quelques jours de l’ouverture des premières élections professionnelles qui verront les travailleurs des plateformes – du moins les chauffeurs VTC et les livreurs dans un premier temps – élire leurs premiers représentants chargés tout d’abord de négocier un premier socle de droits sur leurs conditions de travail et leur protection sociale, les esprits s’échauffent. Car une proposition de directive de la Commission européenne de décembre 2021 présentant un certain nombre de critères définissant ce qui relève du travail indépendant et de l’emploi salarié vient rebattre les cartes. Pour certaines organisations syndicales et même patronales – comme l’U2P qui a toujours vu dans les plateformes une concurrence déloyale pour ses adhérents artisans – ces élections n’ont plus lieu d’être, la question devenant celle du changement de statut pour ces travailleurs.

Anthony Streicher Président de l’Association GSC, l’assurance perte d’emploi des dirigeants d’entreprises

Qu’est-ce qu’un travailleur indépendant ? La grande difficulté du sujet est traduite dans les acceptions très diverses du terme d’indépendant qui n’a pas la même réalité selon celui qui l’envisage. Bien nommer c’est déjà comprendre la réalité et nous en sommes encore loin. Micro-entrepreneur, entrepreneur individuel, indépendant « classique » ou des plateformes, les aspirations et besoins des uns ne sont pas ceux des autres. Mais tous démontrent l’inadaptation sur le plan juridique et de la compétitivité économique de notre droit du travail pour répondre aux besoins des entreprises et des individus. Tous deux doivent composer et se comporter en contorsionnistes dans un cadre trop exigu.

L’augmentation du nombre d’indépendants est la traduction sans doute d’un souhait d’autonomie des individus mais il est également et surtout le reflet et d’une complexité du marché du travail et d’une rigidité du droit du travail. La dichotomie entre salariat et entreprenariat montre ses limites jusqu’à l’absurde : elle a longtemps gêné la fluidité du marché du travail, ankylosé les entreprises, obéré la capacité des salariés à trouver facilement un emploi. Désormais, elle pousse les individus vers un entreprenariat qui n’est pas toujours choisi et une absence de protection qu’il est tout autant. La protection sociale, attachée au statut, de salarié ou d’indépendant, et à la forme juridique, est probablement à dépasser.

À l’actualité du moment qui est de savoir s’il est légitime de renforcer la protection sociale des travailleurs des plateformes, il l’est plus encore de s’interroger sur le soutien que l’on doit à tous les indépendants, les entrepreneurs, chefs d’entreprise, qui font la croissance et l’emploi en France.

Régis Debroise Avocat au cabinet Cornet Vincent Ségurel

Si le législateur français avait déjà timidement instauré un statut « hybride » au profit des « travailleurs indépendants recourant aux plateformes » (articles L 7341-1 et suivants du Code du travail), la présomption de salariat en projet créerait une nouvelle ligne de fracture entre les indépendants « faibles » et les autres, qui devront toujours prouver l’existence de leur contrat de travail.

S’il n’est pas contestable que l’irruption des plateformes a tordu jusqu’à la dénaturation le travail indépendant, il semble préjudiciable de renverser la charge de la preuve du contrat de travail pour un secteur délimité. Ce nouveau paradigme créerait un cadre juridique spécifiquement contraignant pour une industrie identifiée, ce qui poserait à notre sens une question fondamentale d’égalité devant la loi propice à sanction devant le Conseil Constitutionnel.

Comment en effet justifier que les plateformes ne soient pas jugées selon les mêmes règles que d’autres secteurs qui sont tout autant consommateurs de travailleurs indépendants (formation/consulting, construction, publicité, design etc.) ? Il est de plus douteux de vouloir traiter tous les acteurs de la « gig economy » comme suspects de travail dissimulé, ce qui découragerait ceux souhaitant promouvoir des process plus vertueux.

Dans un cadre français qui présente déjà une jurisprudence fournie et protectrice, les leviers d’action pertinents reposent ailleurs : accès au juge plus rapide, amélioration de la qualité des Jugements prud’homaux et actions concertées des administrations du travail et de l’Urssaf. Soit des outils pouvant être mis en place rapidement sans attendre la transposition en droit national de l’usine à gaz annoncée par la Commission.

Stéphane Chevet Président d’Union-Indépendants CFDT

Union-Indépendants est la première plateforme de revendication sociale pour les travailleurs indépendants, réunissant plusieurs centaines d’indépendants intermédiés par des plateformes de la mobilité.

Depuis la mission Frouin jusqu’à la task force Mettling, Union a été très active dans les discussions sur la construction d’un dialogue social au sein du secteur. L’élection des représentants des livreurs et des VTC qui aura lieu du 9 au 16 mai, sera un rendez-vous important pour la démocratie sociale. Il s’agit d’une avancée pour l’ensemble des travailleurs concernés.

Depuis plusieurs années, la question de la requalification de ces indépendants en salariés est posée. Le 8 décembre dernier, la Commission européenne a présenté un projet de directive portant sur l’amélioration des conditions de travailleurs de plateforme, avec la notion d’inversement de la charge de la preuve : aux plateformes de prouver que les travailleurs sont bien indépendants. Mais il s’agit d’une proposition de directive et le parcours parlementaire européen, puis dans les pays membres, prendra du temps (plusieurs années) et rien ne dit que le texte restera inchangé !

En attendant, que faut-il faire ? Attendre que les législations changent ? Ou faire pression de l’intérieur pour traiter l’urgence : les conditions de travail, la rémunération des courses, la protection sociale ? D’autant que le statut ne répond pas à tout. La situation des salariés livreurs chez Just Eat le montre et les dernières manifestations sur leurs conditions de salaire en sont un exemple. Pour Union, la question du statut ne règle pas tout, le partage de la richesse créée, sur l’ensemble de la chaîne de valeur, intégrant évidemment la DATA créée et valorisée, doit être au cœur des débats à venir. Vouloir dénoncer la situation de travailleurs indépendants pauvres et se satisfaire de les « transformer » en salariés pauvres n’est pas une option. Pour Union, l’objectif est donc bien de s’inscrire dans le rendez-vous de démocratie sociale qui aura lieu en mai, de peser dans les négociations à venir et de faire que les indépendants trouve une voix qui portera.

Ce qu’il faut retenir

//Travailleurs ubérisés

Selon les chiffres de la Commission Européenne, 28 millions de personnes travaillent pour quelque 500 plateformes numériques d’emploi dans l’Union, qu’il s’agisse de mastodontes internationaux comme Uber ou de petites structures plus locales. Et à l’horizon 2025, ce sont près de 43 millions de travailleurs qui pourraient dépendre de cette économie. 90 % de ces plateformes travailleraient avec des indépendants. Officiellement des free-lances libres de leurs horaires et conditions de travail. Officieusement des précaires pouvant espérer une rémunération d’environ 1 600 euros par mois à condition de travailler 45 heures par semaine – souvent plus – à la merci des algorithmes d’une application qui créé un véritable lien de sujétion entre le travailleur et la plateforme. Comme l’ont reconnu de nombreux tribunaux européens en Grande Bretagne ou aux Pays-Bas, mais aussi sur d’autres continents comme aux États-Unis.

//5,5 millions de requalifiés ?

Le 9 décembre dernier, la Commission européenne, suivant l’avis de plusieurs syndicats, a présenté un projet de directive proposant d’instaurer une présomption de salariat pour les travailleurs réguliers des plateformes comme Uber afin de les doter d’une couverture sociale. La mesure pourrait concerner 5,5 millions d’entre eux. Dans un secteur aussi concurrentiel, certaines plateformes, comme Just Eat, ont même fait du recrutement en CDI un avantage comparatif pour attirer les talents. La France a fait le choix du maintien du statut d’indépendant (autoentrepreneur le plus souvent) pour les travailleurs des plateformes, mais a choisi, suite aux préconisations du rapport Frouin, d’organiser les premières élections professionnelles pour les livreurs et les chauffeurs VTC du 9 au 16 juin prochains ouvertes aux syndicats et collectifs disposant d’une certaine ancienneté. Si certaines organisations comme la CGT ne vont au scrutin que dans le but d’aboutir à une requalification des contrats, d’autres comme la CFDT veulent surtout ouvrir des négociations en vue d’aboutir à un socle de droits sans modifier la nature de la relation légale entre travailleurs free-lances et plateformes.