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Entreprise à mission : unstatut qui engage

À la une | publié le : 01.03.2022 | Dominique Perez

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Entreprise à mission : unstatut qui engage

Crédit photo Dominique Perez

Intégrée dans la loi Pacte de 2019, la qualité d’entreprise à mission, inscrite dans les statuts, ne se prend pas à la légère. Loin d’un simple affichage, elle conduit les entreprises, et leurs dirigeants, à rendre des comptes. Bien au-delà de politiques RSE souvent moins contraignantes.

Interroger la place de l’entreprise dans la société dans un contexte de désastre écologique annoncé, de désamour vis-à-vis d’un monde économique soupçonné de se focaliser essentiellement sur la course aux profits pour les actionnaires, du manque de sérieux « de certains engagements » RSE qui prennent parfois l’apparence d’un « ripolinage » de bon ton… Les promoteurs du statut de l’entreprise à mission ne mâchent pas leurs mots quand il s’agit de justifier l’urgence, pour les entreprises, de prendre de la hauteur pour se poser les bonnes questions. Ces réflexions ne sont pas sorties du chapeau du jour au lendemain, mais furent longuement peaufinées au sein du Collège des Bernardins et du labo de Mines ParisTech, par des chercheurs et des dirigeants engagés dans une transformation de leur modèle (lire aussi l’interview page 16). Pour Martin Richer, fondateur du cabinet Management &RSE, associé aux travaux, et qui a notamment accompagné des groupes de parlementaires lors de l’élaboration de la loi Pacte, il était temps d’agir et de passer à la vitesse supérieure. « J’ai créé ma société de conseil en 2012, justement parce que je pensais que la RSE était un peu comme la cerise sur le gâteau, dont on parle et qui fait joli… Il fallait aller plus loin en incluant ses principes dans la stratégie de l’entreprise. J’accompagne les dirigeants et les équipes dans cette voie. Au sein du Collège des Bernardins, pendant deux ans nous nous sommes posé des questions en apparence un peu naïves, c’est-à-dire qu’est-ce qu’une entreprise, à qui appartient-elle, quelle est sa finalité ? Cela rejoignait les travaux des chercheurs de Mines ParisTech… » Pousser le sujet dans le cadre de la loi Pacte en préparation supposait un intérêt au plus haut de l’État. Emmanuel Macron lui-même cherchait alors à apporter à l’entreprise une nouvelle définition, en introduisant son intérêt social dans ses statuts. C’est chose faite dans la loi Pacte, votée en 2019, qui introduit deux modifications du Code civil.1

« Nous avons eu l’oreille du ministère du Travail, puis celle du ministère de l’Économie, même si le projet de société à mission a été retoqué en première lecture au Sénat », se souvient Anne-France Bonnet, secrétaire générale de la Communauté des entreprises à mission, association d’intérêt général fondée en 2018. « Les sénateurs craignaient que la compétitivité n’en pâtisse, mais la disposition a été finalement réintroduite dans la loi Pacte. Chercheurs, consultants, entrepreneurs… Un « lobbying » vertueux s’est en effet formalisé au sein de cette communauté suite à la rencontre de six personnes », relate Anne-France Bonnet. Trois entrepreneurs et trois chercheurs, « concepteurs du concept de l’entreprise à mission tel qu’il est défini aujourd’hui. Ils militent pour un modèle qui, à leur avis, est le seul en mesure de faire évoluer l’entreprise vers des changements en profondeur, avec des engagements juridiquement opposables. »

Une démarche bien pensée en amont

Première étape : l’incitation à se pencher sur la « raison d’être », en incluant l’avis de toutes les parties prenantes de l’entreprise : fournisseurs, clients, collaborateurs… Un premier pas nécessaire, mais insuffisant selon Bris Rocher, patron d’Yves Rocher, dans un rapport remis à Bruno Le Maire en octobre 2021, deux ans après la loi Pacte. « Si l’engouement pour ces nouveaux modèles de gouvernance a été fort, le basculement franc et massif n’a pas eu lieu. Peu d’ETI ou de grands groupes ont franchi le pas de la société à mission, et si la moitié des sociétés du CAC 40 ont défini leur raison d’être, peu l’ont inscrite dans leurs statuts », regrette-t-il. En effet, sur les quelque cinq cent dix entreprises aujourd’hui recensées comme sociétés à mission, une majorité sont des TPE et PME. « Pour une entreprise de moins de 50 salariés, déjà engagée dans une démarche RSE solide, il est certainement plus aisé de choisir ce statut, admet Anne-France Bonnet. Engager parfois des centaines de milliers de personnes, les réaligner sur le nouveau cap avec la conviction que le profit de l’entreprise n’est pas sa finalité, mais un moyen, cela peut effrayer. Cependant, le mouvement est lancé : des ETI et des grandes entreprises nous rejoignent. »

La Communauté des entreprises à mission (CEM) compte aujourd’hui environ quatre cents membres, dirigeants de société à mission, ou « en chemin », chercheurs, experts et « corporate activists ». Parmi les pionniers, Emery Jacquillat, patron de la Camif et président de la CEM, pour lequel l’engagement vers ce nouveau modèle d’entreprise a été une condition de la survie de son groupe. Arrivé dans une société au bord de la faillite, qu’il parvient à redresser, il travaille avec ses parties prenantes pendant deux ans et demi, à la définition d’une raison d’être, ainsi formulée : « Proposer des produits et services pour la maison, conçus au bénéfice de l’homme et de la planète. Mobiliser notre écosystème (consommateurs, collaborateurs, fournisseurs, actionnaires, acteurs du territoire), collaborer et agir pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d’organisation, assortis d’actions mesurables. » « Quand je suis arrivé pour redresser l’entreprise, j’ai pris conscience que je n’arriverais à rien si je n’incluais pas une réflexion sur son impact positif, social, environnemental et économique. Or, aucun banquier ne voulait nous suivre, et en 2013 les fonds d’investissement ne valorisaient pas l’impact social et environnemental, ils me disaient « revenez quand vous serez rentables » ! J’ai fini par rencontrer Citizen Capital, qui souhaitait justement investir dans les sociétés à enjeux environnementaux et qui est entré au capital. J’ai rencontré les chercheurs de l’École des Mines, je me suis associé à leur travail sur l’entreprise à mission. La Camif est en quelque sorte devenue un cas d’école pour mettre en œuvre les théories des chercheurs. « Un travail de longue haleine, dans lequel sont associées, au sein d’un groupe nommé « Cellulose », les parties prenantes de l’entreprise : fournisseurs, salariés, acteurs locaux, pour se pencher sur des questions à la fois « simples et très complexes » : « à quoi on sert, pourquoi on existe, ce qui serait différent si on n’existait pas… » L’entreprise était déjà sur le chemin, en 2017, la transformation est actée, l’entreprise devient statutairement société à mission. »

« Aligner » les actionnaires

Convaincre les détenteurs du capital constitue l’un des enjeux essentiels à lever pour les entreprises, qui justement partent de la conviction « que la seule raison d’être n’est pas leur profit », comme l’affirme Arnaud Naudan, président du directoire du cabinet d’audit et de conseil BDO depuis janvier 2021. Lui n’est pas arrivé masqué face à ses interlocuteurs : « J’avais mis la mission au cœur du projet d’entreprise, avec la certitude que le changement de notre économie était indispensable, doublée d’une conviction personnelle : les enjeux écologiques et la transition écologique devaient être considérés. Les experts-comptables, les auditeurs, les avocats avaient un rôle déterminant à jouer auprès des dirigeants d’entreprise qui allaient devoir se transformer. » Arrivé avec des perspectives fortes de croissance, il y associe pleinement la démarche d’entreprise responsable : « Je suis persuadé que les entreprises qui l’adoptent sont plus performantes que celles qui ne le font pas et que cela va s’accentuer dans le temps, notamment pour des questions de recrutement. Les jeunes attendent autre chose que la seule quête de rentabilité, la question du sens est pour eux un véritable sujet, plus qu’un effet de mode. Notre propre objectif est de doubler de taille d’ici à cinq ans, c’est également un enjeu pour nous. » Aligner et convaincre les actionnaires de l’intérêt, à moyen et long terme, de choisir le statut de société à mission est « certainement un sujet qui peut rendre plus complexe le processus, reconnaît Arnaud Naudan. Dans notre cas, les associés détiennent la société, donc il a fallu les convaincre que la démarche est vertueuse ».

Des entreprises qui ont déjà une politique RSE

Si, pour toutes les entreprises, rien ne peut se faire sans engagement fort du dirigeant, se lancer du jour au lendemain dans un changement de statut est difficile. Pour la plupart d’entre elles, l’engagement est venu comme une suite presque logique d’un engagement de longue date. Nombre d’entre elles disposaient déjà du label RSE Lucie. Cependant, « nous rencontrons de plus en plus de dirigeants non engagés dans une véritable démarche RSE jusqu’alors et qui souhaitent être accompagnés. Mais l’effort est beaucoup plus important pour ces dernières sociétés », explique Saliha Mariet, directrice des opérations de l’Agence Lucie, la structure propriétaire du label. L’agence accompagne les chefs d’entreprise et forme également sur la méthodologie pour définir sa raison d’être, d’une part, mais également sur les étapes pour devenir société à mission. « Nous avons ajouté ces deux données dans notre référentiel, pour fusionner l’habilitation Lucie et la reconnaissance du statut d’entreprise à mission. » Pour Cetih (Compagnie des équipements techniques et industriels pour l’habitat), basée à Machecoul (Loire-Atlantique) et engagée depuis 2008 dans des plans d’action RSE, le statut de société à mission venait « dans la suite logique d’un engagement RSE que nous avions pris en 2008, impulsé par le dirigeant de l’époque », précise Anne-Claire Perin, DRH et responsable RSE de l’entreprise. « Au départ, nous avons choisi des actions relativement faciles, avec des choix d’investissements qui ne bousculaient pas véritablement l’équilibre financier de l’entreprise. Des actions autour du tri des déchets par exemple… qui étaient à la portée de tous. Au fur et à mesure des années, ces plans d’action nous engageaient de plus en plus dans des choix sociétaux. Dans le dernier plan en date, nous avions défini cinq grands enjeux avec des plans d’action élaborés non par des membres du Comex ni les responsables RSE, mais par des collaborateurs intéressés dans chaque activité de l’entreprise, qui ont organisé des groupes de travail. » Elle prend le statut d’entreprise à mission en juillet 2021, le travail s’intensifie encore. La feuille de route stratégique est élaborée, avec un impératif : inscrire les objectifs de la mission notamment dans « tous les budgets, sans investissements supplémentaires ». « Par exemple, pour un patron d’usine, cela signifie privilégier un investissement dans la réfection d’une toiture avec des panneaux photovoltaïques, ou servir la réduction des ports de charge, objectif inscrit dans l’axe santé de la mission », explique Anne-Claire Perin. Une matrice d’indicateurs est élaborée, permettant de suivre le respect des objectifs. La démarche touche aussi le capital de l’entreprise : « Nous dynamisons fortement l’actionnariat salarié, et l’actionnaire majoritaire de l’entreprise a cédé une partie de ses titres, est resté au capital à hauteur de 30 %, les dividendes étant versés à un fonds de dotation philanthropique. »

Des engagements forts, qui diffèrent selon les activités de l’entreprise, mais allient des enjeux sociaux et environnementaux. Prioritairement montrées du doigt pour leur impact écologique, les entreprises du secteur de l’énergie sont actuellement peu présentes dans le panel des sociétés à mission. Une des exceptions notable, la PME Cros, 65 salariés, titulaire du label Lucie depuis 2013 et basée à Échirolles (Isère), qui a clairement inscrit dans sa raison d’être cette préoccupation : « Au cœur des Alpes, œuvrons ensemble pour une transformation et un usage frugal des énergies, afin de préserver l’air et l’eau. » Pour Alexandre Mauriès, coordinateur RSE, directeur marketing et communication, la crise sanitaire a été un accélérateur de changement : « L’arrêt brutal de 2020 a montré la fragilité du système et l’illusion de stabilité et de croissance dans laquelle nous sommes. Les actionnaires se sont remis en question, en se demandant quels sont aujourd’hui les fondamentaux ? De quoi pourrait-on se passer ? C’est une réflexion quasi philosophique, dans laquelle nous engageons tous les collaborateurs, chacun avec sa personnalité et ses questions, ses propositions. » Sans implication des salariés dans la démarche, aucune chance d’aboutir… D’autant qu’ils peuvent eux-mêmes se retourner juridiquement contre une entreprise qui ne respecterait pas sa mission. Une épée de Damoclès qui est encore un frein pour nombre d’entreprises.

(1) Deux articles du Code civil ont ainsi été modifiés :

• Article 1833 : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

• Article 1835 : « Les statuts d’une entreprise, quelle que soit la forme de celle-ci, pourront définir une raison d’être constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. »

Auteur

  • Dominique Perez