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« Réduire le temps de travail : oui mais à certaines conditions »

À la une | publié le : 01.12.2021 | Irène Lopez

 

Les 32 heures peuvent-elles constituer la panacée anti-chômage ? Attention au miroir aux alouettes, préviennent les économistes Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et Philippe Waechter, directeur de la recherche économique chez Ostrum Asset Management. Comme hier pour les 35 heures, les 32 heures peuvent avoir leurs gagnants et leurs perdants.
 
La réduction du temps de travail sera-t-elle un thème de la campagne présidentielle ?

Philippe Waechter : Non, pour l’instant, ce n’est pas une préoccupation de campagne. Cela pourrait le devenir. Pour LR, il faut travailler davantage, on ne connaît pas la position de l’extrême droite et la gauche est inaudible sur ces questions. Ce n’est pas un sujet immédiat car le marché de l’emploi est porteur. Ceux qui ont envie de travailler, trouvent un emploi et sont contents. Ils n’en sont pas à parler de réduction de temps de travail.

Éric Heyer : Je ne crois pas que ce soit un sujet de la campagne. En ce moment, ce sont plutôt LR, LREM et le RN qui choisissent les sujets et cela m’étonnerait qu’ils parlent de la réduction du temps de travail. Aujourd’hui, même EELV évoque davantage la sortie du nucléaire que la réduction du temps de travail.

Il y a vingt ans, on ne cessait de parler des 35 heures. Qu’est-ce qui a changé ?

E. H. : Il faut se souvenir que le passage aux 35 heures a fait l’objet de très longues négociations. Les débats étaient fortement médiatisés. Ce que l’on ne constate pas aujourd’hui. En outre, le passage aux 35 heures a engendré la création de 350 000 emplois. Je reconnais que c’est une avancée mais ce n’est pas non plus la panacée. Il y a tout de même 2,5 millions de chômeurs. Au vu du bilan, cela explique peut-être aussi pourquoi les 32 heures sont moins attendues.

P. W. : La réduction du temps de travail n’est pas une revendication comme pouvait l’être le passage aux 35 heures. Nous n’avons plus la même perception. Dans les années 1990, nous avions l’idée d’un basculement de la société. Aujourd’hui, nous ne sommes pas aussi revendicatifs ni enthousiastes. Les personnes qui travaillent moins aujourd’hui voudraient travailler plus pour gagner plus. Même des personnes qui sont à taux plein voudraient travailler davantage. Ces derniers sont plus nombreux que les personnes qui veulent réduire leur temps de travail. Nous sommes dans une situation moins monolithique qu’il n’y paraît. Le temps de travail des cadres a tendance à augmenter par en raison des forfait jours. Ils travaillent naturellement un peu plus. C’est l’inverse de ce qu’on avait l’habitude d’imaginer.

La réduction du temps est-elle pertinente pour les entreprises ?

E. H. : Oui, c’est même une arme anti-crise formidable. C’est la meilleure façon de limiter la casse sociale dès que le temps de travail devient une variable d’ajustement. En période de crise, on le réduit. Et inversement, on l’augmente en période de forte croissance économique. Pour des entreprises à fort investissement capitalistique comme les industries, cela peut être une bonne chose si, en réduisant le temps de travail, nous arrivons à faire augmenter le temps de production des machines. Conséquence : la productivité horaire et par salarié augmente. Cela permet de gagner des parts de marché et de créer des emplois. L’idée est la suivante : nous réduisons le temps de travail mais les salariés doivent être flexibles, parfois en travaillant à des horaires atypiques. L’organisation repose alors sur des roulements pour accroître le recours aux équipements. La productivité augmente, non pas parce que les salariés travaillent davantage mais parce que les équipements fonctionnent de plus en plus. Les machines sont plus fortement rentabilisées. Pour être compétitives, les entreprises industrielles ont donc tout intérêt à le faire. Et ce, même si la loi ne le prévoit pas encore. Il suffit de souscrire des accords de branche.

P. W. : Nous sommes face à une équation à trois paramètres : la productivité du travail, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée. Si nous bougeons un des paramètres, cela se répercute ailleurs. C’est mécanique. Si nous diminuons le temps de travail, que se passe-t-il sur la productivité et le partage entre profit et salaires ? La vraie question n’est pas tant la réduction du temps de travail que le ralentissement presque permanent de la productivité auquel nous avons du mal à échapper en dépit des innovations technologiques. C’est une contrainte très forte qui est complètement absente du débat. La croissance de la productivité du travail a tendance à être relativement faible. Prenez les données utilisées par le Conseil d’orientation des retraites (COR). Les quarante dernières années sont marquées par un taux de croissance de 1,8 % par an. Entre la crise financière et la crise sanitaire, le taux de croissance n’a atteint que 0,7 %. Dans ce contexte, la réduction du temps de travail est de plus en plus difficile.

La réduction du temps de travail peut-elle se conjuguer aux 32 heures ?

E. H. : La problématique des 32 heures est différente. Tout dépend si elles sont payées 32 heures ou 35. Je ne pense pas que le passage aux 32 heures soit une solution pour réduire le chômage. Cette mesure est très discutable. Si nous imposons les 32 heures, pour que la mesure ne détruise pas d’emplois, il faut qu’elles soient payées 32. Mais alors, travailler moins, c’est aussi avoir moins de pouvoir d’achat. Les salariés sont-ils prêts à gagner moins d’argent ? Si les 32 heures sont payées 35, il y a un surcoût pour l’entreprise. Sauf si elle reçoit des aides de l’État. Ce qui engendrera un déficit public. Et, si les finances publiques augmentent, ce sont les impôts qui augmenteront. Je reviens sur mon raisonnement précédent. La contrepartie de travailler trois heures de moins au même salaire est une grande flexibilité. C’est donnant-donnant. C’est comme dans le cas des 35 heures : il y a eu des perdants et des gagnants. Le dispositif a créé un peu d’emplois mais il a créé du déficit. En outre, le temps de travail des salariés a été annualisé, victoire du patronat lors des négociations. Les salariés doivent désormais 1 607 heures par an à leur employeur. Or, cette annualisation, en lissant l’activité, a rendu quasiment impossible les heures supplémentaires. Les perdants ont été les salariés avec un revenu faible. La perte de leur pouvoir d’achat a été compensée par des prestations sociales et par conséquent… des impôts payés par les contribuables. À l’opposé, les cadres ont gagné des RTT. Mais ils ont aussi gagné davantage de stress puisqu’ils doivent faire le même travail en moins de temps. D’ailleurs, certains cadres seraient enclins à accepter une baisse de salaire pour travailler moins.

La réduction du temps de travail peut-elle se conjuguer à la semaine des quatre jours ?

P. W. : La semaine des quatre jours, ce n’est pas pareil. Nous pouvons très bien nous libérer un jour de plus dans la semaine. Cela ne correspond pas forcément à davantage de loisirs. Ce temps peut être utilisé pour s’occuper d’un proche dépendant. C’est d’ailleurs actuellement un champ exploré par le Gouvernement. Nous pouvons également imaginer des salariés fatigués en bénéficier. Sur les quatre jours, le salarié travaillera suffisamment pour maintenir la productivité. Il aurait alors trois jours pour se reposer. C’est une façon de se prémunir du burn-out, par exemple. Avec des outils de surveillance du travail, nous sommes en mesure de moduler le temps de travail. Si le travail est réalisé en quatre jours, il est terminé. Point. C’est ce que font d’ores et déjà les cadres. Prenez l’exemple d’un cadre qui a un un appel d’offres à terminer. Il travaille jusqu’à 21 heures pour en venir à bout et, le lendemain, il ne vient pas travailler. Il faudrait que cet ajustement soit plus fortement reconnu.

La crise sanitaire a eu pour conséquence de réduire le temps de travail. La compétitivité n’a pas pour autant été fortement dégradée. C’est donc possible ?

E. H. : Oui, c’est toute la différence entre la crise économique actuelle et celle de 2008 qui a détruit des emplois. Mais attention, la mesure n’est pas applicable à toutes les entreprises. Les plus grosses, celles qui peuvent réorganiser le temps de travail des salariés, s’en tireront mieux que les petites. En conclusion, réduire le temps de travail dépend de la taille, de la conjoncture, de l’investissement capitalistique et des négociations salariales.

Auteur

  • Irène Lopez