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Dans les plateformes logistiques, la transformation des conditions ouvrières

À la une | publié le : 01.10.2021 | Judith Chetrit

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Dans les plateformes logistiques, la transformation des conditions ouvrières

Crédit photo Judith Chetrit

 

Les plateformes logistiques et autres entrepôts connectés illustrent le changement d’environnement du travail ouvrier peu qualifié, mais n’ont rien amélioré en matière de pénibilité.

Avec les chauffeurs-livreurs et les agents de tri de colis, c’est le quinté gagnant des agences d’intérim, des missions locales et de Pôle Emploi. Un peu partout en France, on ne compte plus le nombre d’annonces quasi quotidiennes à la recherche de préparateurs de commandes, de caristes ou de magasiniers. Peu de qualifications requises, mais une grande motivation, du savoir-être, un sens de la débrouille et une flexibilité dans les horaires de travail pour démarrer dans la logistique, créatrice d’emplois. « Par nécessité et manque de choix », résume Adélaïde, mère célibataire de 40 ans qui travaille dans la filiale logistique de Maisons du Monde près de Marseille. « C’est répétitif, une trentaine de gestes à mémoriser pour la journée de travail mais je savais que cela embauchait en intérim et que je pourrai avoir des horaires compatibles avec la garde de ma fille ». Plus en amont, les ateliers découverte des métiers ou les centres de formation professionnelle qui délivrent les indispensables certificats d’aptitude à la conduite en sécurité (Caces) font le plein d’inscrits, surtout lorsqu’ils sont implantés à proximité de zones d’activité maillées de plateformes en série. En février 2021, un des mastodontes du secteur, Amazon, annonçait la signature d’une convention avec Pôle Emploi pour programmer des sessions exclusives de recrutement afin d’embaucher 3 000 salariés en CDI d’ici la fin de l’année.

À la faveur du développement économique de territoires désindustrialisés situés au bord d’autoroutes et de nationales, des millions de mètres carrés accueillent des centaines de milliers de cols-bleus, dont la force de travail assure la croissance exponentielle du secteur, encore accélérée par la crise sanitaire.

15 % des ouvriers français

« Après s’être rationalisé avec la grande distribution, le commerce en ligne bouscule l’ensemble du circuit d’entreposage et de distribution avec une nouvelle intensification du travail dans des entrepôts intermédiaires proches des consommateurs en centre-ville », détaille Mathieu Hocquelet, chargé d’études au Centre d’études et de recherche sur les qualifications (Cereq). La cartographie est tout aussi révélatrice : en une décennie, la surface dédiée aux entrepôts en France est passée de 32 à 78 millions de mètres carrés, notamment autour de la dorsale Lille-Paris-Lyon-Marseille. L’externalisation de l’entreposage et la progression de la sous-traitance font désormais intervenir une multitude d’acteurs de petite et de grande taille dans ce secteur. Avec 800 000 salariés, la logistique hors transport compte 700 000 ouvriers, soit un peu moins de 15 % des ouvriers français selon l’Insee. L’Institut évalue que la moitié de cette catégorie, certes en repli, travaille à présent dans le tertiaire et les services. Les intitulés indiqués dans les fiches de poste jouent aussi sur cette ambiguïté, privilégiant les noms de « manutentionnaires » et « opérateurs ». À rebours des représentations sociales des lignées de production dans les usines, ceux-ci ne produisent pas, ce sont « des travailleurs des flux » qui emballent, conditionnent, trient, vérifient la qualité d’un article, scannent ou étiquettent d’après l’expression du sociologue David Gaborieau. Ces flux ne désignent pas seulement les flux de marchandises à réceptionner et à injecter sur des tapis roulants, mais renvoient aussi à la circulation des informations traitées par les travailleurs. « Sans pour autant que cela n’entraîne une hausse du niveau de qualifications, c’est un secteur qui se modernise avec différentes vagues d’innovation technologique comme l’automatisation progressive, les tapis mécaniques, les exosquelettes, les écrans tactiles et les progiciels de gestion », poursuit-il. Si certains salariés structurent leurs itinéraires à partir de feuilles de commandes, d’autres, comme au sein des centrales d’Aldi et des entrepôts Leader Price, ont vu leur quotidien se transformer avec le développement de la cobotique et d’un système de guidage vocal. Un casque les informe de la position des produits à prélever et chaque pesée sur la palette doit être confirmée vocalement. La direction y voit, elle, un levier pour réduire les erreurs et les déplacements inutiles.

Avec des environnements de travail très hétérogènes d’un entrepôt à l’autre en fonction de la taille et du type de produit à manipuler, l’évolution de la logistique raconte les changements du contenu du travail ouvrier peu qualifié. Seulement, le glissement de figure n’en a pas fait disparaître les conditions dégradées d’exercice. Proche de celui du bâtiment, le taux de fréquence d’accidents de travail est le double de la moyenne nationale – et une usure progressive des corps à partir de quelques années d’emploi. « Ça ne se voit pas encore nettement sur mon physique, à part mon dos qui est très sollicité. Ça se verra à 50 ans », présume Romain, cariste spécialisé en grande hauteur et employé dans la logistique depuis une douzaine d’années en région parisienne. La pénibilité, les cadences de travail et les faibles perspectives d’évolution salariale et professionnelle entachent déjà l’attractivité du secteur où peu de reclassements sont envisageables. Le turn-over y est banalisé : près de 40 % des salariés ont moins d’un an d’ancienneté dans leur entreprise, pointe une enquête emploi de l’Insee, et les moins de 30 ans représentent la moitié des embauches. « Le vivier est tel que le tri ne se fait pas au moment des candidatures mais une fois embauché dans les entreprises, car c’est un métier qui demande une bonne résistance physique et une certaine autonomie dans la gestion de sa charge de travail », affirme Romain. Petits produits type industrie pharmaceutique, palettes pour l’agroalimentaire, BTP, cosmétique, il a tout connu, surtout en intérim par choix. En mars dernier, il a finalement signé un CDI à 2 300 euros brut. « La fourchette haute », précise-t-il. Lui regrette que son univers soit devenu associé à des « métiers bas de gamme sans ambition » et « pressurisés », dépourvus d’une prime de risque. « Beaucoup jouent sur un gros volume d’heures supplémentaires, de travail en heures de nuit ou le dimanche car c’est majoré », confirme Richard Mouclier, délégué central FO chez ITM LAI, la filiale intégrée des Mousquetaires en pleine restructuration d’activités sur certains de ses sites.

Intérim structurel

Avec un taux de recours à l’intérim qui dépasse les 20 % contre 4 % pour le reste de l’économie, la précarisation des ouvriers est liée au poids de l’intérim structurel dans la gestion des effectifs. Au-delà de l’intérêt économique, ce dernier illustre aussi les difficultés de fidélisation rencontrées par les employeurs malgré le développement du CDI intérimaire ou des groupements d’employeurs. « Dans le département, des agences d’intérim ne travaillent que pour la logistique », décrit Patrick Masson, secrétaire général de l’Union départementale CGT en Seine-et-Marne, où un flux continu de camions dessert une importante activité logistique, notamment concentrée dans les secteurs de Sénart, Châtres et Combs-la-Ville. L’autre conséquence est la fragmentation du collectif de travail, qui nuit également aux efforts de syndicalisation. Dans le secteur, le taux de syndiqués est estimé à 4 % contre un peu de moins de 10 % dans le reste du monde ouvrier. « Le syndicalisme est encore très concentré sur les grands groupes et les énormes entrepôts », avance David Gaborieau. Selon lui, la faible identification des salariés à leur travail joue beaucoup sur ce déficit de représentation et de mobilisation, encore illustré par l’échec de création d’un syndicat dans une usine d’Amazon aux États-Unis. « Les discours sur un métier pathogène, provisoire et en voie d’obsolescence contribuent aussi à invisibiliser ces catégories et ces trajectoires ». Une minorité de ces salariés atteint l’encadrement de proximité. « L’organisation du travail crée des entreprises à deux vitesses avec des différences dans l’intensité du travail en fonction du contrat et des tâches déléguées », complète Francesco Sabato Massimo, doctorant au Centre de sociologie des organisations (Sciences Po). Ancien intérimaire d’Amazon près d’Orléans, il mène une thèse comparée sur l’organisation du travail et les conflits syndicaux dans la logistique du commerce en ligne en France, en Italie et aux États-Unis. Fin mars, il a suivi la première journée de grève nationale organisée par un peu plus de 20 000 travailleurs directs et indirects d’Amazon en Italie, rassemblant aussi bien les syndiqués des entrepôts que les chauffeurs-livreurs externalisés. « En France comme en Italie, sur un même lieu de travail, les salariés peuvent être régis par différents niveaux de classification et conventions collectives : logistique, commerces et services ou bien transport routier ». Les primes individuelles associées à la productivité alimentent aussi le statu quo. Hormis la négociation d’équipes suppléantes, ou un treizième mois, les demandes de revalorisations salariales font souvent chou blanc et les acquis syndicaux restent encore maigres, ajoute-t-il, faute de coordination entre les différentes catégories de salariés et la distinction juridique entre les entrepôts et les achats.

Auteur

  • Judith Chetrit