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Le modèle grande école est-il à revoir ?

Décodages | Formation initiale | publié le : 01.06.2021 | Lucie Tanneau

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Le modèle grande école est-il à revoir ?

Crédit photo Lucie Tanneau

Ces dernières années, des étudiants de grandes écoles avaient osé critiquer les frais de scolarité ou la formation de clones. Sans qu’une remise en question globale ne soit à l’ordre du jour. La crise de la Covid-19 a, elle, obligé chaque établissement à se réinventer. Pour passer au digital, resserrer la relation avec ses étudiants et ses diplômés et réinventer son identité internationale. De quoi interroger fortement le modèle très français des grandes écoles.

« Transformer les contraintes en opportunités, pour accomplir une métamorphose durable. » Cette phrase tirée du livre blanc de l’école nantaise de management Audencia, qui s’est penchée sur les grandes écoles résume, à elle seule, les interrogations et défis des grandes écoles pour préparer l’après crise. Dans l’ouvrage « Des études à l’emploi, les grandes écoles se réinventent », rédigé un an après le début de la crise sanitaire (72 pages en libre accès) les grandes écoles interrogées reconnaissent que « la pandémie n’a fait qu’accélérer des processus de mutation que tous jugeaient inéluctables ». le président de la République a annoncé, en mars dernier, que l’ENA allait disparaître. Les grandes écoles françaises, elles, préfèrent tenter d’évoluer avec leur temps. Longtemps écoles de formation des élites, réservées à un public restreint, vantées notamment à l’étranger pour leur sélection, l’excellence pédagogique et leurs affinités avec les grandes entreprises, elles doivent désormais se réinventer. Pour s’ouvrir à une population plus large, s’appuyer sur une pédagogie différente, présenter des modèles d’entreprises plus variés…

La crise peut être, pour elles, une opportunité. « Souvent, on oppose les universités qui seraient ouvertes à tous et les grandes écoles qui seraient réservés aux élites. C’est faux », commente Laurent Champaney, directeur général de l’École nationale supérieure d’arts et métiers (Ensam) et vice président de la Confédération des grandes écoles (CGE), qui regroupe 229 grandes écoles en France, soit 40 % des diplômes de grade master délivrés chaque année dans l’Hexagone. « Les universités forment les étudiants qui travailleront dans la société (professeurs, avocats, médecins…) et nous offrons un modèle pédagogique qui prépare l’entrée en entreprise », résume-t-il. « Les grandes écoles sont sélectives car les entreprises sont sélectives, c’est cohérent », balaie-t-il, avant de reconnaître que les entreprises évoluent (sur la manière de gagner de l’argent, sur la place des femmes, sur le rapport à l’environnement…). « Les écoles changent aussi », souligne-t-il.

Ne plus se cantonner aux grandes écoles parisiennes.

Un premier exemple de changement est celui du numérique. « Les méthodes de travail digitales ont changé en entreprise. Mais les grandes écoles ont des statuts et des typologies assez différentes, avec la notion forte de liberté pédagogique des enseignants : le système est lourd à changer », reconnaît Laurent Champaney. En clair : la révolution digitale prenait du temps, même si une école comme l’Edhec, par exemple est équipée d’un campus virtuel depuis cinq ans. « Les contraintes de la situation sanitaire nous ont obligé à bouger sur les formats pédagogiques, les relations avec les étudiants, l’interactivité », reconnaît-il. « Tout le monde a appris et on s’est amélioré », renchérit Anne Zuccarelli, directrice de la relation entreprises et carrières à l’Edhec. « En mars 2020 on a dû se mettre au distanciel et on a préparé l’année suivante pendant l’été avec des formats hybrides de « blended learning ». Les profs se sont investis et les étudiants remarquent maintenant que la distance n’est pas synonyme de perte de qualité », note-t-elle. « La crise sanitaire aura été éclairante », remarque aussi le directeur général d’Audencia, Christophe Germain : « Certains s’interrogeaient pour savoir si les Mooc allaient se substituer au présentiel. Nous avons la réponse : les étudiants veulent revenir dans les écoles. Mais nous réfléchissons à un équilibre pour proposer des formats hybrides, même si le numérique ne remplacera pas tout. »

« Nous avons hâte de sortir de la bimodalité, en inventant des nouveaux formats avec une présence une semaine sur deux par exemple », indique Jean Charouin, directeur de l’Essca, déjà projeté dans le monde d’après… tout en reconnaissant que l’expérience Covid aura eu un avantage. La distance a montré une envie différente des étudiants de ne plus se cantonner aux grandes écoles parisiennes ou urbaines, mais de pouvoir étudier et vivre partout sur le territoire, et d’être plus près de leur famille pour faciliter leur installation personnelle. « Notre modèle, avec six campus en France, nous sert », se félicite le DG de l’Essca. « 80 % de la population française est à moins de trois heures de route et 50 % à moins d’une heure. Ça permet d’envisager des grandes études avec un coût moindre », encourage-t-il, arguant d’une autre facette mise en avant dans la géographie des études 2021… Le rapport à l’international est bouleversé. Les frontières fermées de l’année 2020 ont obligé à revoir les priorités. « Il y a une méconnaissance du voisin que la crise peut corriger », analyse Jean Charouin. « Les échanges internationaux vont rester réduits jusqu’en 2022 voire 2023 », anticipe-t-il. « C’est une bonne chose : cela va permettre de redécouvrir l’espace social et économique européen, et de diminuer l’impact carbone de nos étudiants. » D’autant qu’aller sur un campus à Budapest ou faire un stage en Grèce offre également une confrontation culturelle et une adaptation à des fonctionnements différents de société. « Avoir un état d’esprit international, ce n’est pas nécessairement chercher l’exotisme. C’est savoir réaliser des formalités administratives dans un pays qui n’est pas le sien, et savoir s’adapter aux us et coutumes différentes », ajoute Jean Charouin. « Il y avait un phénomène où il fallait aller le plus loin possible, mais ce n’était pas toujours pour des raisons académiques ! », reconnaît-il.

Quête de sens et enjeux sociétaux.

« 50 % de nos étudiants qui devaient partir à l’international sont partis, en Europe surtout », rappelle, de son côté, Anne Zuccarelli. L’expérience change, mais pour elle, l’apprentissage reste. « Ces jeunes qui auront peut-être moins développé des profils internationaux, ont façonné une résilience et fait preuve d’une agilité, notamment dans la vie associative, qui sont des compétences recherchées en entreprise. » Le digital leur a offert l’autonomie, le confinement la résilience. Un monde idéal pour favoriser leur insertion en milieu professionnel donc ?

Si les stages ont connu une période de creux juste après le premier confinement, toutes les écoles interrogées assurent que leur taux de placement n’a pas pâti de la crise. « Nous avons 100 % d’insertion en stage et d’après nos enquêtes auprès des derniers diplômés, 98 % des étudiants sont satisfaits de leurs opportunités de carrière », chiffre Jérôme Troïano, directeur carrières et programmes de masters de l’Edhec. « C’est grâce au modèle des grandes écoles, c’est-à-dire à l’accompagnement carrières et marché du travail qu’elles apportent et au fait qu’elles favorisent les relations entre étudiants et entreprises et entre étudiants et diplômés de l’école », dit-il, en reconnaissant que les écoles se sont améliorées sur une chose : la réponse apportée aux souhaits plus divers de leurs étudiants. « Les besoins des étudiants sont changeants : de plus en plus recherchent un emploi qui répond à une quête de sens et à des enjeux sociétaux. L’Edhec évolue par rapport à ça. » Avec le programme Stakeholder capitalism lancé cette année, l’école lilloise apporte à ses étudiants des notions sur l’impact sociétal de nos sociétés, sur la remise en cause du capitalisme…

Changement de paradigme.

« Nous nous adaptons aux questions environnementales, aux questions d’ouverture sociale (grâce au programme post-bac Brio de quatre écoles nantaises notamment), mais surtout au marché », résume Christophe Germain, d’Audencia. Pour lui, le gros avantage des grandes écoles est bien le suivi individualisé des étudiants. « Les dispositifs de mentorat avec les anciens diplômés, les webinaires mis en place sur la recherche d’emploi, l’équipe de coachs mise sur pied, sont autant d’éléments qui favorisent l’insertion professionnelle. Nous avons redoublé d’attention vis-à-vis de nos étudiants », assure-t-il, en se félicitant de la solidarité dont ont fait preuve les anciens des écoles en faveur des étudiants actuels.

« Le modèle avait déjà commencé à changer », analyse Françoise Marcus, directrice des relations entreprises et diplômées d’Audencia. « On a travaillé pour que la première brique d’accompagnement soit le travail sur soi-même et sur les questions de sens. On a vu des étudiants en panique parce qu’ils avaient choisi des voies qui n’étaient pas en accord avec leurs valeurs : celui qui veut faire du marketing événementiel est forcément touché par cette crise, mais il doit savoir ce qui a du sens pour lui dans ce secteur pour rebondir ailleurs et revenir plus tard à ce premier choix s’il le souhaite », cite-elle en exemple. « Historiquement, on dit que les écoles de management mènent à tout, mais il manquait la réflexion sur ce qui va convenir à chacun des étudiants. En période de crise, il est important d’avoir cette réflexion, qui rend plus fort, au-delà de l’aspect stage », encourage-t-elle.

D’autant que les étudiants sont plus enclins à changer de job, de carrière. Il y a encore dix ans, le Graal à la sortie d’une grande école était d’intégrer une entreprise du CAC 40 ou une multinationale. Aujourd’hui, les aspirations sont plus variées et les écoles doivent s’adapter. Seuls 30 % des diplômés intègrent désormais des entreprises de plus de 5 000 salariés. 30 % rejoignent quant à eux des ETI et 40 % des structures de moins de 250 personnes.

« Ça n’existait pas avant », confirme Laurent Champaney de la CGE, qui refuse d’y voir un « effet start-up ». « Les petites structures organisent le travail différemment. Elles sont innovantes et le choix géographique de ne pas rejoindre Paris compte de plus en plus », détaille-t-il. « On constate que de plus en plus de jeunes refusent désormais les conditions « endurantes » exigées par de grands commissaires aux comptes », cite-il en exemple, en notant le « ras-le-bol par les conditions de vies imposées par ces métiers-là ». « Clairement les choses bougent », valide Anne Zuccarelli qui accompagne les diplômés de l’Edhec. « Les étudiants sont en demande de coconstruction, chaque association propose un modèle RSE et ça nous oblige à bouger, nous, en tant qu’école », apprécie-t-elle, citant la « start-up valley » lancée, il y a quatre ans, ou l’incubateur réparti entre Lille, Nice et la Station F à Paris. « Les jeunes ont besoin de sens et d’espace où entreprendre. En matière de placement, cela attire des structures différentes et diversifie les secteurs dans lesquels nos jeunes vont s’intégrer. Notre façon de les préparer au marché de l’emploi a changé : on les expose à tout ce qui existe, et si beaucoup rejoignent des grands groupes aussitôt après l’école, ils sont aussi nombreux à les quitter à 30 ans pour créer leur propre business », note-t-elle. C’est le défi majeur des grandes écoles : accompagner les carrières, même non linéaires, et rester en contact avec les anciens, pour entretenir ce réseau qui fait leur force et les différencie des universités.

La crise rebat les cartes et, en interne, les grandes écoles, comme toutes les entreprises, sont confrontées à un défi organisationnel entre télétravail, aspirations nouvelles, demande de conciliation des vies… « Les grandes écoles étaient sur des schémas « très classiques » de gestion du personnel », reconnaît Jean Charouin, de l’Essca. « La crise a permis de changer la polarité entre le corps professoral qui avait de la flexibilité, et l’administratif, rivé à son bureau. Le télétravail pour tous a permis de travailler de façon plus déconcentrée et a remis de la confiance dans la relation. Cela resserre les liens entre les corps de métiers et répond à une attente formulée par nos étudiants : l’autonomie dans le travail », analyse le directeur de l’Essca, qui organise des cafés entre des membres de la direction et des étudiants (en présentiel). « Les étudiants sont en attente de moins de hiérarchie dans la relation apprenant-enseignant, et ils nous poussent à évoluer de manière plus horizontale. On apprend avec eux. » Ou comment la jeunesse transforme le monde ?

Auteur

  • Lucie Tanneau