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Ceux qui ne télétravaillent pas

Décodages | Modes de travail | publié le : 01.04.2021 | Lucie Tanneau

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Ceux qui ne télétravaillent pas

Crédit photo Lucie Tanneau

Applaudis les premiers mois de la crise, les professions essentielles, et tous les métiers qui ne peuvent pas s’effectuer à distance, sont, depuis, oubliés. Le télétravail est devenu la mode, presque une norme. En tout cas une nouvelle manière de travailler devenue très tendance. Comment le vivent ceux qui ne peuvent pas travailler à distance, les oubliés de ce nouveau mode d’organisation du travail ?

Pour Martine1, agent administratif dans la fonction publique, « il y a les cadres, et les autres ». Comprendre ceux qui peuvent effectuer leur travail depuis chez eux avec « PC portable et Smartphone », sans une hiérarchie pour les contrôler. Pas elle, qui ne peut pas transporter ses piles de dossiers dans son salon, alors qu’elle habite pourtant un logement de fonction à deux pas de son bureau. Le télétravail, pour cette cinquantenaire, c’est clairement pour les autres, les jeunes, les cadres, les favorisés. Du télétravail, Martine en a pourtant fait pendant le premier confinement. Mais la situation a exacerbé les conflits existants dans son service. Car les agents territoriaux (qui tondent les pelouses par exemple) ne pouvaient pas en faire, les agents de ménage non plus. Et parmi les agents administratifs, si elle s’y est mise « par conscience professionnelle », tous ne sont pas aussi appliqués. Certains de ses collègues ont avancé des problèmes de connexion, une impossibilité de travailler seul, ou des « raisons personnelles » pour ne pas télétravailler et cesser de travailler. Et, selon Martine, « ils ne s’y sont jamais vraiment remis depuis un an » ! Bref, le télétravail, très peu pour elle. De toute façon, elle n’aime pas ça.

La pandémie de Covid-19, en obligeant tous ceux qui le peuvent à travailler de chez eux, a aussi révélé une autre catégorie de travailleurs : ceux qui ne peuvent pas télétravailler. Parmi eux les infirmiers, les caissiers ou les éboueurs applaudis pendant le premier confinement. Mais aussi les ouvriers et leur encadrement direct, les commerçants, les transporteurs routiers, les enseignants, les maçons, agents de sécurité ou boulangers… Tous ne vivent pas de la même façon le fait d’être de l’autre côté de la barrière, du côté de ceux qui travaillent « en présentiel » comme on le dit désormais.

Pas de télétravail pour l’industrie.

Dans l’usine de la Manufacture Tismail, à Troyes, les ouvriers fabriquent des chaussettes. « On ne peut pas déplacer les machines dans leur garage, donc ils sont obligés de travailler sur place », résume leur patron, Benoit Seguin. L’activité a nettement repris, avec « un investissement massif » dans les masques, les parois de plexiglas et le gel, et de nouvelles habitudes, gestes barrières et consignes sanitaires. « On pourrait mettre deux ou trois postes en télétravail et encore, c’est compliqué car ils ont besoin de voir la production et la qualité au quotidien », souligne le dirigeant qui est fier de continuer à travailler. « On est dans l’industrie et l’industrie ne peut pas se faire en télétravail », résume-t-il. Parmi ses cinquante salariés, aucun sentiment d’inégalité puisque « tout le monde est là ». « On tourne en 3/8, c’est du travail d’équipe : si on n’a personne en finitions ou pour les étiquettes, ça ne fonctionne pas. » Il n’a eu aucune demande de télétravail et ne compte qu’un salarié absent, qui a peur de revenir travailler. Lui-même pourrait exercer une partie de ses tâches en télétravail mais il s’y refuse obstinément. « Pour moi l’entreprise est une aventure humaine. Je fonctionne à l’affect, j’aime être entouré de mes collaborateurs, pouvoir échanger avec eux, entendre le bruit des machines… Je trouve que le télétravail isole. » Dans la société « nombriliste » actuelle, il a peur que ce nouveau mode de travail affaiblisse encore davantage les relations humaines. « Je ne vois pas comment une société pourrait fonctionner avec les ouvriers à l’usine et les cadres et managers chez eux. »

Être ensemble mais éloigné est difficile.

Directeur industriel de Carbody, spécialiste de la fabrication de pièces pour l’automobile installé près de Reims, Nicolas Blagojevic est confronté à la même réalité. « Dans nos trois usines la majorité des gens ne télétravaillent pas : placer un opérateur de production en télétravail est impossible ! » Au siège et au centre de recherche, en revanche, la quasi-totalité des salariés télétravaillent 4 à 5 jours par semaine, mais cela ne pose aucun problème car les deux populations se côtoient peu, habituellement. « Moi aussi, je pourrai théoriquement télétravailler 4 jours par semaine – et j’apprécie d’ailleurs de travailler chez moi – mais je me limite à une demi-journée, le télétravail à 100 % n’étant pas viable. Le contact humain, pour un manager, ne peut pas être remplacé par l’écran pour maintenir le lien avec les opérateurs. C’est ce lien et cette communication qu’on capte et qu’on maintient jusque devant la machine à café. Derrière l’écran on perd le rythme et ce lien social, et aussi beaucoup d’informations qui permettent de piloter une usine. Si je ne suis pas sur place, mes équipes vont se dire, « qu’est-ce qu’il fait Nicolas, on le voit pas ? » Ce serait une faute professionnelle. » Ce cadre dirigeant invoque, lui aussi, la conscience professionnelle. Et il note qu’un malaise est apparu avec le télétravail. « Nous remarquons une perte d’initiatives de la part de ceux qui sont en télétravail longue durée. Certains voient passer des sujets qui pourraient avoir de graves conséquences et ne réagissent pas là où ils réagiraient s’ils travaillaient en présentiel. » Il remarque aussi que certains opérateurs sont perdus quand leur chef n’est pas là. « Mais on ne peut pas leur en vouloir : le rôle de l’encadrant est d’être là, c’est le propre de son métier. » Il classe les salariés de Carbody en trois catégories : les opérateurs qui ne télétravaillent pas, l’encadrement qui alterne télétravail et usine, et ceux qui télétravaillent en majorité (notamment dans les laboratoires), sans que cela ne pose de problème.

Sa DRH, Céline Thibaux rappelle que « la gestion de l’humain ne peut pas se faire en visio ». Elle évite donc, elle aussi, le télétravail. Pour les opérateurs, « la question du télétravail ne se pose pas », dit-elle et ils ne remarquent pas ceux qui, dans les bureaux, font du télétravail. « Les machines ne peuvent pas se déplacer, contrairement aux dossiers. En revanche, c’est difficile de ne pas se serrer les mains, de manger éloigné… Les relations sociales avec les collègues leur manquent », remarque-t-elle. Elle constate qu’aujourd’hui le télétravail est assimilé à la Covid-19 et les négociations d’un accord d’entreprise ad hoc n’ont pas encore commencé. Surtout, ceux qui ne télétravaillent pas ne chôment pas, contrairement aux administratifs, qui sont chez eux une partie du temps. La baisse d’activité est absorbée dans les usines par les intérimaires (non renouvelés). « Télétravail ou pas, il y a des avantages et des inconvénients dans les deux cas », accorde la DRH. « On rencontre également des problèmes entre ceux qui ne télétravaillent pas et ceux qui majoritairement télétravaillent ; l’absence terrain de ces derniers rajoute du travail à ceux qui sont sur place. »

Le risque est de créer une société ou des entreprises à deux vitesses. Avec ceux qui travaillent en présentiel, et les autres. La sociologue du travail Danièle Linhart note (même si elle n’a pas fait d’enquête spécifique sur le sujet, tient-elle à préciser) que les métiers qui ne sont pas télétravaillables ont connu une forme d’ennoblissement pendant le premier confinement et que pour ces personnes, le fait de garder la vie sociale avec les collègues alors que le télétravail commence à peser sur les autres travailleurs, est plutôt positif. En revanche, beaucoup d’entre eux ont le sentiment de risquer leur vie en continuant à venir travailler. « Ils peuvent vivre leur travail avec un sentiment d’injustice, dû au manque de contreparties patronales à la hauteur de ce qu’ils estiment être du courage et un sacrifice puisqu’ils peuvent ramener le virus chez eux, à cause du travail, contrairement aux télétravailleurs. »

La prise de risque en question.

Pour Danièle Linhart, cette non-reconnaissance est la chose la plus difficile à vivre pour ceux qui travaillent « comme avant ». « Les gens ont arrêté de les regarder comme des héros. » Les mineurs des années 1970 connaissaient le risque de silicose et se voyaient comme des héros, mais les travailleurs d’aujourd’hui ne se vivent pas comme ça, selon elle. « Cela divise le monde du travail au niveau du vécu et de la mise en danger. Pendant le premier confinement, les télétravailleurs s’estimaient chanceux. Ils subissent aujourd’hui le contrecoup et la perte de repères, avec le sentiment d’une hiérarchie absente, d’une perte de sens. À l’inverse, ceux qui ne télétravaillent pas sont contents de se retrouver, et ont le sentiment d’être moins privés de liberté, mais ont conscience du risque… et la concurrence entre collègues, les relations compliquées au travail n’ont pas non plus disparu avec la crise ! » Il n’empêche, ceux qui ne télétravaillent pas « gardent la structuration du temps et leur finalité sociale », ce qui est le fond du travail.

Mais, surtout, « ils n’ont pas le choix », résume Sylvie Vachoux, conseillère fédérale CGT commerce et services en charge du suivi de la grande distribution. « Dans la grande distribution les sièges sociaux télétravaillent, pas les magasins. Mais les employés des magasins sont loin des sièges et n’y pensent même pas ! Leurs cadres directs sont avec eux et pour eux leur entreprise est le magasin, pas le groupe. Le souci est que depuis un an ils viennent travailler avec la peur au ventre, ajoute-t-elle, en dénonçant les cas de contaminations, même si, sur les chiffres, c’est l’omerta. » « Il y a eu beaucoup d’absentéisme au début de la crise, maintenant les gens ont besoin de continuer à travailler et donc ils viennent. Et ils ne pensent pas à ceux qui télétravaillent. C’est à mille lieues de leur état d’esprit. Les groupes de distribution ont essayé de les opposer en offrant la prime de 1 000 euros aux salariés des magasins et des entrepôts et pas aux autres. Les salariés ne réclament pas de télétravail mais une revalorisation de leur travail et une reconnaissance de leur prise de risque alors que les clients se relâchent ! »

La CGT alerte sur le nombre élevé de burn-out dans la grande distribution depuis un an : « Le personnel absent est très peu remplacé et la corde est vraiment tirée chez ceux qui sont là », insiste Sylvie Vachoux. La situation est comparable chez beaucoup de travailleurs du bâtiment, élagueurs, ou salariés qui travaillent en extérieur. Mis à part le masque et les gestes barrières, leur travail se poursuit comme avant. Les pauses déjeuners, en revanche, sont un calvaire. Seuls dans des pré-fabriqués pour les plus chanceux, dans le froid ou dans leur voiture pour les autres, les journées de travail s’enchaînent alors sur le terrain, sans télétravail mais surtout sans répit ni réconfort.

(1) le prénom a été changé

Auteur

  • Lucie Tanneau