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Idées

La vie infernale des nettoyeurs du web

Idées | Livres | publié le : 01.03.2021 | Lydie Colders

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La vie infernale des nettoyeurs du web

Crédit photo Lydie Colders

Dans cette enquête, la chercheuse Sarah T. Roberts dévoile tout un pan sombre de l’industrie du web : celui des conditions de travail des « modérateurs » sous-traitants, qui nettoient la toile d’images sordides aux quatre coins du monde. Un livre nécessaire.

Même si elle est éprouvante, il faut lire cette enquête inédite de Sarah T. Roberts, fruit de huit ans de recherches. Car des États-Unis aux Philippines, elle a étudié la face cachée des entreprises du Web que ces dernières taisent volontiers : le travail invisible de milliers de « modérateurs » chargés de purger les réseaux sociaux et les sites d’images abjectes ou de commentaires haineux. Au travers d’entretiens, elle y décrit un système fait de sous-traitance en cascade à l’échelle mondiale, de prestataires au Canada jusqu’aux centres d’appels en Asie ayant développé une activité de modération de contenus. Dans cette sale usine du monde, « on peut trouver une équipe de prestataires en interne au siège, engagés et payés par une société de services. Cette équipe peut à son tour travailler avec des centres d’appels qui ont des entités de modération dans le monde entier », ou faire appel à des « microtravailleurs face à un afflux massif de contenus » explique-t-elle. Les Gafa « développent à escient des stratégies hybrides », une externalisation qui permet de réduire les coûts et « n’engagent pas leur responsabilité » face à ce que vivent les modérateurs, dénonce la chercheuse en sciences de l’information.

Des risques de traumatismes

De l’Iowa à Manille, son enquête montre les dures conditions des « nettoyeurs » du Web, souvent des jeunes diplômés, employés par des prestataires en CDD, travaillant en agence ou chez eux pour des rémunérations parfois proches du Smic. « La valse des employés est légion », souligne-t-elle. Une façon d’éviter « que ces travailleurs s’organisent pour obtenir de meilleures conditions de travail » au dire d’un employé. Mais aussi « d’exonérer » les géants du web des risques sur leur santé mentale, à force de visionner des vidéos insoutenables de violence. Sur ce point, le chapitre sur la modération dans la Silicon Valley est terrifiant : au travers des récits d’ex-employés prestataires d’un fleuron mondial (baptisé « Mediatech »), la chercheuse montre l’atrocité à laquelle ces jeunes sont exposés (guerre, pornographie, violence sur enfants). Un danger qu’ils nient en partie, se réfugiant dans les blagues, mais qui affecte leur vie : « Les films d’horreur n’ont plus aucun effet sur moi. Cela cause des dommages irréparables », confie un modérateur. Si ce client célèbre a fini par proposer des visites chez un psychologue, Sarah T.Roberts y voit de simples « boucliers », alors que ces traumatismes peuvent se manifester « longtemps après leur contrat ». Cette enquête fouillée fera date. La chercheuse sonne l’alerte : il est temps d’en finir avec cette sous-traitance voulue par les Gafa. Et de légiférer pour encadrer les conditions de travail de ces milliers d’employés « confrontés aux pires facettes de l’humanité ». Car selon elle, l’armée de ces nettoyeurs du web va augmenter : l’intelligence artificielle, malgré certains progrès, « reste un vœu pieux » pour purger les réseaux.

« Derrière les écrans ».

Sarah T. Roberts, Éd. La découverte, 264 pages, 22 euros.

Auteur

  • Lydie Colders