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Combattants du fond

Décodages | Justice du travail | publié le : 01.03.2021 | Pascale Braun

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Combattants du fond

Crédit photo Pascale Braun

À force de lutter pour la santé au travail, la reconnaissance des fautes inexcusables et le préjudice d’anxiété d’anciens collègues, un collectif, emmené par un mineur CFDT, a écrit une page de l’histoire sociale des Houillères du bassin de Lorraine.

À deux pas de la tour autrefois occupée par la direction des Houillères du bassin de Lorraine à Freyming-Merlebach, une vieille maison blanche constitue le quartier général des mineurs de la CFDT. En dépit de la neige, de l’épidémie de Covid et de la fermeture du dernier puits de charbon de la ville voici dix-huit ans, le local n’est pas vide. Affichée sur la porte d’entrée, une liste de consignes est destinée aux 727 anciens mineurs qui ont obtenu, le 31 janvier dernier une indemnisation, à hauteur de 10 000 euros, en réparation du « préjudice d’anxiété », consécutif à de multiples expositions toxiques. À l’intérieur, une demi-douzaine de bénévoles accueillent sur rendez-vous d’anciennes « gueules noires » qui se débattent avec leur dossier de santé. À l’étage, François Dosso occupe un petit bureau encombré, spartiate et toujours ouvert.

C’est à ce poste de combat que cet ancien délégué mineur conduit, depuis 2013, une bataille que même son syndicat jugeait hasardeuse : élargir le préjudice d’anxiété, naguère strictement réservé aux travailleurs victimes de l’amiante, à une kyrielle d’autres produits toxiques, et à des travailleurs des mines que l’état jugeait déjà indemnisés pour des faits de fautes inexcusables des Houillères. Quatre jugements plus tard – aux prud’hommes à Forbach, en appel à Metz, en cassation à Paris puis, en dernier lieu, en appel à Douai – la victoire paraît totale : non seulement l’intégralité des plaignants a obtenu une même réparation, mais les coups de boutoir des mineurs ont remodelé le droit social français : le préjudice d’anxiété est désormais ouvert – certes, dans des délais raccourcis et dans des conditions restrictives – à tous les travailleurs et pour toute exposition à des produits cancérigènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction.

Un métier à haut risque.

D’autres que lui triompheraient. François Dosso s’en garde bien. D’abord, parce que le délai d’appel ne sera écoulé qu’au printemps. Ensuite, parce que cet électromécanicien devenu juriste hors pair affirme détester les contentieux, privilégiant en toutes circonstances la négociation. « Si les employeurs privés venaient à se plaindre que le conflit des mineurs a débouché sur une loi qui concerne aujourd’hui tous les secteurs d’activité, je leur dirais de s’adresser à l’état et au liquidateur des Houillères qui nous a systématiquement refusé toute conciliation et toute reconnaissance de faute », tacle le syndicaliste.

Le lancement, en 2013, d’une procédure qui regroupait alors plus de 800 plaignants, constituait déjà l’aboutissement de plusieurs combats. Traditionnellement, les mineurs ne portaient pas plainte, peu habitués à voir la justice s’intéresser à leur sort et a fortiori, à leur donner raison. « Voici une cinquantaine d’années, un vieux syndicaliste me conseillait de me méfier des hommes en noir : les curés, les juges, les CRS et les avocats, qui ne veulent pas de bien aux ouvriers », rappelle François Dosso. Lui-même a pourtant poussé ses pions sur l’échiquier juridique pour faire avancer la cause de la santé des mineurs dans une phase sombre de l’histoire des Houillères de l’Est-mosellan. Le productivisme acharné des années 1970 provoquait en moyenne 15 morts et 600 blessés graves par an, hors accidents collectifs. La catastrophe de Merlebach a tué 16 mineurs en 1976. Celle du puits Simon à Forbach a causé 22 décès et fait 130 blessés en février 1985. Pour ce dernier accident, les syndicats ont obtenu la condamnation de deux responsables du chantier pour homicides et blessures involontaires. Preuve était faite que les mineurs pouvaient gagner devant un tribunal.

Né au Frioul en 1951, François Dosso est arrivé en France à l’âge de 4 ans. En débarquant dans l’est de la Moselle, alors entièrement voué à l’extraction charbonnière, ce maçon n’a trouvé alors de logement que dans une cave, où son épouse a contracté la tuberculose. Pour loger décemment sa famille, il a dû embaucher aux Houillères. Aîné des quatre enfants, François a poursuivi ses études aussi loin que le permettaient les ressources familiales – en l’occurrence, jusqu’en quatrième. Le gamin qui rêvait d’être prof d’histoire devient apprenti mineur et sort major des quatre centres de formation des Houillères. Il descend au fond le 2 janvier 1968, doté de la qualification respectée d’électromécanicien.

Il y met en pratique les principes autogestionnaires qui vont éclore au printemps de cette même année. Pétri des valeurs de la Jeunesse ouvrière chrétienne, qui assurait que la santé d’un jeune travailleur valait tout l’or du monde, il adhère à la CFDT en 1969, séduit par un courant anarchosyndicaliste auquel il demeure fidèle. Ce syndicat est le premier à se préoccuper des maladies professionnelles, qui, à cette époque, tuent discrètement une centaine de mineurs par an, sans susciter d’indignation particulière. François Dosso devient peu à peu le héraut de la prévention, puis de l’indemnisation des risques professionnels.

Mineur et expert juridique.

En tant que délégué mineur CFDT – il ne sera jamais permanent – le jeune homme s’astreint à descendre au fond, chaque matin, entre 5 et 7 heures. Le vestiaire et la lampisterie constituent en effet les lieux les plus propices pour échanger avec les mineurs avant qu’ils ne se trouvent disséminés le long des kilomètres de galeries. Il s’y imprègne de la grande variété des métiers « du fond » et de la multitude de risques liés à l’amiante, mais aussi au silice, au formol, au benzène, au trichloréthylène… Lors de la fermeture des mines, ce désastre sanitaire est remonté à la surface.

François Dosso prend sa retraite en 2001, à l’âge de 50 ans, dans le cadre du congé charbonnier. Il ne tarde pas à remonter au front en voyant s’étioler les forces militantes, tandis que progressent les cas de maladies professionnelles et leur cortège de souffrances et de deuil. « Nous savions que nous, anciens mineurs de la CFDT, étions les derniers à détenir les compétences permettant de gagner les contentieux en cas de maladies professionnelles. Nous nous sommes demandé qui défendrait nos veuves quand nous ne serions plus là », explique le septuagénaire d’ordinaire taciturne, mais au verbe fort quand il évoque ce sujet. Ses compagnons et lui fourbissaient leurs armes depuis longtemps. François Dosso a engrangé durant des décennies les connaissances techniques, médicales, juridiques, historiques et scientifiques qui lui ont permis de tenir la dragée haute à des chefs de chantiers, des ingénieurs ou des juristes. L’ancien mineur, qui place la révolutionnaire Rosa Luxemburg au faîte de son Panthéon personnel, est devenu un puits de sciences et partage volontiers son savoir, à condition que son interlocuteur en fasse bon usage.

Le combat d’une vie.

Dans les mines, les comités d’hygiène et de sécurité n’ont vu le jour qu’en 1977. Les lois Auroux qui ont créé les CHSCT intégrant les conditions de travail et financé la formation des délégués syndicaux, n’y sont entrées en vigueur qu’en 1986, quatre ans après leur promulgation. Les militants CFDT se sont engouffrés dans la brèche, invitant à Freyming-Merlebach des médecins, des ergonomes ou des sociologues. Bien après la fermeture des mines, ils ont continué à piocher dans le Dalloz et dans le Vidal, puis dans les archives départementales de la Moselle ou dans les arcanes du site de la Bibliothèque nationale de France, pour en extraire des preuves et des arguments. Le petit groupe de retraités des confins patoisants de la frontière allemande s’est ainsi imposé en adversaire coriace du patronat minier, puis de ses mandataires. « Quand on traite les gens comme des chiens, ils deviennent des loups », ironise François Dosso. Le combat a commencé dans les années 2000 par l’ouverture de 1 100 dossiers liés à l’amiante. Dans un premier temps, Charbonnages de France a contesté l’exposition elle-même. Débouté en cassation, le liquidateur rejette aujourd’hui encore toutes les demandes de reconnaissance de faute inexcusable. Le collectif de mineurs a ensuite monté un millier d’autres dossiers portant sur des maladies respiratoires, des troubles musculo-squelettiques, les fameux TMS, des broncho-pneumopathies obstructives et des cancers. Chaque cas a donné lieu à une guérilla juridique qui a duré entre 5 et 10 ans. Le collectif de retraités ne s’est engagé que sur des dossiers de faute inexcusable scrupuleusement vérifiés, et assure n’en avoir perdu aucun.

Conduite en parallèle, la demande d’indemnisation du préjudice d’anxiété a mobilisé un cabinet d’avocats parisien durant huit ans.

« Moi qui ignorais tout de l’univers de la mine, j’ai été impressionné par l’esprit de corps et la solidarité qui anime le collectif », salue Cédric de Romanet, avocat au cabinet parisien TTLA, qui a défendu les mineurs dans le cadre du préjudice d’anxiété et dans les dossiers de fautes inexcusables.

Les conclusions de la cour d’appel de Douai devraient fluidifier les procédures en cours. Mais le combat est loin d’être fini. « Les liens entre le cancer de la peau et la suie sont connus depuis 1775, le risque de contracter des cancers des poumons dans les cokeries était déjà dénoncé dans les années 1920, la silicose n’a été reconnue comme la maladie professionnelle en France qu’en 1945… à chaque fois, le patronat a fait preuve de paternalisme et de cynisme, tout en jouant la montre pour trouver une parade », accuse le militant. Les mineurs, qui creusaient parfois durant une décennie pour atteindre la veine convoitée, n’ont pas peur des combats au long cours. Leurs avocats saluent le travail titanesque qu’ils ont fourni pour remporter la victoire du préjudice d’anxiété, et qu’ils devront peut-être recommencer. François Dosso reste pourtant serein. « Pendant des années, nos adversaires ont nié nous avoir envoyés au casse-pipe. On sait maintenant que nous ne mentions pas. Pour faire reconnaître les fautes commises et obtenir réparation, nous nous battrons jusqu’à notre dernier souffle, et même, jusqu’à celui de nos dernières veuves. » Une bien belle épitaphe pour le combat d’une vie.

Auteur

  • Pascale Braun