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Changer d’organisation, maintenant ou jamais

À la une | publié le : 01.03.2021 | Gilmar Sequeira Martins

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Changer d’organisation, maintenant ou jamais

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Si la crise sanitaire a balayé beaucoup de certitudes et remis en question le rôle de certaines fonctions, elle n’a pas pour autant modifié les rapports de pouvoir. Changer reste donc une question de volonté.

C’était il y a un an, autant dire un siècle. La crise sanitaire prenait totalement au dépourvu les organisations de travail, précipitant les salariés dans le travail à distance, contraignant fortement l’activité sur site, bousculant le management, malmenant les business models… Quelles leçons peut-on en tirer aujourd’hui, avec un peu de recul ? Dans les organisations de travail, la pandémie a révélé l’importance mais aussi la fragilité des process administratifs générés par les fonctions support. « Il y a un an, jamais la bureaucratie n’avait été aussi prégnante dans les grandes entreprises avec cet objectif de tout contrôler », résume le sociologue du Centre européen d’éducation permanente (Cedep) François Dupuy, qui voit dans cette inflation bureaucratique une conséquence paradoxale de l’intensification de la concurrence depuis la fin des Trente Glorieuses (cf. encadré p. 13). La pandémie a changé la donne quasiment du jour au lendemain, estime de son côté Philippe Silberzahn, professeur en transformation organisationnelle à l’EM Lyon : « Très brutalement, le choc de la Covid-19 a enlevé les couches de bureaucratie qui se sont accumulées dans les entreprises. Cela a produit un retour à un mode entrepreneurial avec, par exemple, des dirigeants mettant la main à la pâte au lieu d’être devant leur ordinateur à manipuler des feuilles de tableur. » La crise aura eu le mérite selon lui de « réveiller une forme de collectif » : « Durant cette crise, beaucoup d’entreprises ont repris contact avec leur identité profonde, avec parfois des conséquences négatives. Certaines organisations se sont pétrifiées avec une remontée de toute prise de décision au niveau central, par peur de perdre le contrôle sur l’organisation. Ce qui a été très mal vécu par les collaborateurs. »

Des process… inutiles ?

La crise sanitaire a aussi mis en retrait deux grands acteurs des organisations, estime François Dupuy : « D’abord l’encadrement intermédiaire, dont le rôle s’est le plus souvent borné à laisser faire l’encadrement de proximité. Et puis les fonctions supports des sièges. » Ces dernières ont suivi selon lui deux stratégies diamétralement opposées : « Soit une stratégie d’accentuation qui a consisté, face au danger, à multiplier les règles et les procédures, ce qui rendait encore plus difficile ou impossible la tâche de l’encadrement de proximité, d’où des phénomènes de désobéissance organisationnelle car l’obéissance à toutes ces règles aurait nui à l’efficacité. La plupart du temps, l’encadrement de proximité ne s’est pas attiré des reproches mais plutôt des félicitations. L’autre stratégie a consisté à atténuer l’observance des règles. Dans les deux cas, le constat a été le même : la performance augmente à mesure que s’allègent les contraintes bureaucratiques. »

Selon François Dupuy, cela soulève toute une série de questions au sein même des organisations sur l’utilité de toutes ces règles… et de leurs promoteurs : « Cela induit une remise en cause fondamentale du rôle des fonctions support et, parallèlement, la reconnaissance du rôle de l’encadrement de proximité qui a agi avec une plus grande autonomie. Cela pose aussi la question du repositionnement de l’encadrement intermédiaire. »

Comment préserver l’engagement des collaborateurs suscité par les circonstances sanitaires imprévues ou le susciter à nouveau ? Les entreprises doivent d’abord se défaire d’un raisonnement erroné, soutient Henri Bergeron, sociologue au CNRS : « Dans la plupart des organisations, les politiques d’engagement, y compris dans le cadre de projets de transformation, misent sur l’adhésion intellectuelle des individus au projet. Ce sont des stratégies d’enrôlement des forces vives qui cherchent à travailler l’esprit des individus à travers des sites Internet, des road shows ou la communication interne. Il y a une représentation de la culture, en tant que porteuse de normes et de valeurs, comme inducteur principal de la coopération entre acteurs. Les livres de management insistent beaucoup sur cette dimension de vision commune qu’incarne le leader qui donne du sens. » Une démarche vouée à l’échec car elle « va à l’encontre de leurs intérêts et modifie les relations de pouvoir ».

Changer ? Oui, mais comment…

Comment faire alors ? « Il faut créer de l’interdépendance, sinon les acteurs impliqués vont se sentir menacés dans leur position de pouvoir, leur capacité à négocier, etc. Il faut utiliser les outils classiques du management (réorganisation, incitation économique, transformation des process, etc.) en gardant à l’esprit les conséquences sur les relations de pouvoir entre acteurs et en les rendant mutuellement dépendants. Cette interdépendance doit être associée à un besoin réciproque, c’est lui qui permettra d’accepter l’interdépendance. »

La tâche ne sera pas aisée, en particulier dans les grandes entreprises. « Les grandes entreprises sont de fait des administrations, certaines très bureaucratiques, d’autres plus légères mais elles sont des administrations », rappelle Xavier Zunigo, sociologue et cofondateur du cabinet Olysticworks. L’engouement actuel que manifestent les salariés et une partie des entreprises pour le télétravail pourrait constituer une opportunité réelle de changement, à condition d’éviter certains travers. « Ce serait une erreur pour les organisations de transformer ce mouvement en aubaine pour réduire la surface des bureaux car le travail collaboratif demande beaucoup d’espaces, espaces qui sont aussi des vecteurs d’engagement, de reconnaissance et d’efficacité », précise Xavier Zunigo. Les organisations qui se borneront à en faire un levier de réduction des coûts subiront un contrecoup. « Les changements culturels passent mal à la moulinette gestionnaire, soutient le sociologue. Ils ne doivent pas se faire à l’économie, même s’ils permettent plus tard de faire des économies. Les organisations qui vont associer le mouvement actuel uniquement à des plans d’économies vont produire du désengagement. »

Malgré l’envie d’un retour à un mode de travail d’avant la pandémie, perceptible à travers le peu d’empressement des entreprises à adopter le télétravail, rien n’est encore joué, estime Philippe Silberzahn : « Je constate une volonté réelle de penser les organisations, mais il y a une difficulté à entrer dans cette démarche pour aborder les questions liées concrètement au travail et aux modes d’organisations. Il me semble que l’un des points d’entrée possible pourrait être le modèle mental ou, dit autrement, tout ce qui fait qu’un acteur peut exister dans une organisation et créer de la valeur. » Les pistes ne manquent pas. Il reste cependant aux entreprises à lâcher prise avec des pratiques bien balisées. Un risque trop difficile à prendre alors que le climat économique risque de virer à l’orage en 2021 ? Ce n’est pas la conviction de Frédérique Giavarini, secrétaire général du groupe Fnac-Darty : « Les organisations ne vont pas revenir à ce qu’elles étaient avant la crise. Le télétravail va s’installer car les salariés et les employeurs le souhaitent. La période de crise sanitaire a démythifié ce mode de travail et les idées préconçues que pouvaient avoir les employeurs ont été largement balayées. Les tabous ont été brisés dans les deux sens. » Si le constat est de bon augure, il doit maintenant être davantage partagé.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins