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Idées

L’appel aux libertés fondamentales

Idées | Juridique | publié le : 24.02.2021 |

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L’appel aux libertés fondamentales

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Salariés et, plus rarement, employeurs, invoquent de plus en plus leurs droits et libertés « fondamentaux ». Il y a là bien davantage qu’un phénomène de mode. Qu’entend-on par là ? Quelles en sont les applications concrètes ? La question est d’autant plus centrale depuis l’introduction du plafonnement des indemnités de licenciement.

Des droits au dessus des autres

L’appel aux droits et libertés fondamentaux constitue une rhétorique classique lorsqu’on veut affirmer l’importance d’un droit ou d’une liberté. « Avec cette initiative, nous proposons un droit fondamental à la déconnexion qui doit bénéficier à tous les travailleurs qui recourent à des outils digitaux dans le cadre de leur travail », explique Alex Agius Saliba, député européen dans un rapport au Parlement destiné à renforcer le droit à la déconnexion. Les employeurs invoquent souvent, de leur côté, la liberté d’entreprendre pour s’opposer à des restrictions qui leur sont imposées par l’État, typiquement actuellement le placement obligatoire de leurs salariés en télétravail. Que signifie cette qualification au-delà de la force des mots ? Rapportée au pouvoir législatif, l’existence d’un droit fondamental oblige le législateur à s’y conformer lorsque ladite liberté a valeur constitutionnelle ou conventionnelle, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, lorsqu’elle est reconnue par les traités européens ou internationaux qui lient la France. La supériorité des normes constitutionnelles, européennes et internationales dans la hiérarchie des normes explique que les dispositions anciennes sur le forfait jour, insuffisamment protectrices du droit à la santé tel que protégé par les textes européens, ont été successivement durcies par la Cour de cassation et par le législateur (Cass. soc. 29 juin 2011 ; loi du 8 août 2016). Rapportées au pouvoir patronal, les libertés fondamentales emportent, entre autres conséquences, la nullité du licenciement, sanction bien plus puissante que le prononcé de dommages et intérêts traditionnellement attaché au licenciement injustifié. C’est dire l’importance des enjeux !

On perçoit cependant aussitôt la difficulté. il n’existe pas de liste des droits et libertés fondamentaux dans les textes, et celles figurant dans le préambule de la Constitution de 1946 ou dans les chartes européennes sont très incomplètes. Sans prétention à l’exhaustivité, sont aujourd’hui reconnus comme tels le respect de la vie personnelle, la liberté d’opinion, le libre choix du domicile, la liberté religieuse, le droit de grève, la liberté d’expression ou encore le droit d’agir en justice. La difficulté tient notamment au fait que la jurisprudence admet que certains droits et libertés ne sont pas fondamentaux. « Le droit à l’emploi ne constitue pas une liberté fondamentale qui justifierait la poursuite du contrat de travail au-delà du terme de la mission de travail temporaire en cas d’action en requalification en contrat à durée indéterminée », a-t-il été opposé à un salarié en CDD (Cass. soc., 21 sept. 2017, no 16-20.277). « La liberté de se vêtir à sa guise au temps et au lieu de travail n’entre pas dans la catégorie des libertés fondamentales », énonce également la Cour de cassation à propos du licenciement d’un salarié qui, malgré l’opposition de son employeur, venait au travail en bermuda (Cass. soc. 28 mai 2003, n° 02-40273) ! Conséquence, un licenciement qui serait attentatoire à la liberté vestimentaire du salarié ne sera pas nul, mais simplement sans cause réelle et sérieuse.

Le dépassement des plafonds

Le plafonnement des indemnités de licenciement instauré par les ordonnances de 2017 a rendu d’autant plus aigu l’enjeu autour de la qualification des droits et libertés puisque la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale constitue le principal moyen pour écarter le barème. Ce, même si un tout autre moyen est en train de prospérer devant les juges du fond (CA 25 sept. 2019 ; CA Bourges, 6 nov. 2020, CPH Angoulême, 9 juill. 2020 ; voir notre chronique dans LSM, févr. 2019) : le contrôle concret de conventionnalité qui vise à écarter le barème lorsqu’il ne permet pas une réparation adéquate du préjudice. Situation qui pourrait être de plus en plus fréquente eu égard à l’état actuel du marché de l’emploi ! Si l’on reste sur le terrain des libertés fondamentales, on ne sera pas surpris de constater que des argumentations juridiques qui, jusqu’à présent, ne faisaient pas ou peu appel aux droits fondamentaux, glissent aujourd’hui vers ce terrain. On va sans doute assister à un déplacement de la simple liberté de se vêtir à sa guise vers la discrimination à raison de l’apparence physique, sanctionnée par la nullité, comme l’illustre la fameuse affaire de la « boucle d’oreille ». Licencié au motif que « votre statut au service de la clientèle ne nous permettait pas de tolérer le port de boucles d’oreilles sur l’homme que vous êtes », le salarié avait obtenu la nullité de son licenciement pour discrimination à raison de l’apparence physique (Cass. soc. 11 janv. 2012, n° 10-28213).

Les incertitudes liées à la proportionnalité

Reste que les sanctions attachées aux libertés fondamentales supposent, pour être appliquées, que soit caractérisée la violation desdites libertés. Tout est question de proportionnalité, comme l’énonce l’article L. 1121-1, devenu l’une des dispositions phares du Code du travail après des débuts très timides dans les années 1990. « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », prévoit le Code du travail. Le contrôle de proportionnalité, initialement utilisé en droit public pour contrôler les pouvoirs législatif (la constitutionnalité des lois) et administratif (l’exercice du pouvoir de police administrative notamment), l’est désormais pour contrôler le pouvoir de l’employeur.

L’emblématique contentieux sur la liberté religieuse est ainsi tout entier construit sur la proportionnalité. La clause de neutralité qui peut, depuis 2016, être insérée dans le règlement intérieur afin d’interdire le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux n’est valable que si les restrictions qu’elle apporte sont « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et [qu’elles sont] proportionnées au but recherché » (art. L 1321-2-1 C. trav.). Il vient d’être jugé à propos d’un salarié sanctionné parce qu’il portait une barbe taillée, pour reprendre les termes de la lettre de licenciement « d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique » que faute d’une telle clause ladite sanction constitue une discrimination que seule une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle est à même de justifier. Cette exigence peut découler d’un objectif de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise, non des simples demandes d’un client, a-t-il été jugé (Soc. 8 juill. 2020, n° 18-23743). Il en va de même du contentieux sur la liberté de se vêtir car, bien que la sanction diffère selon que la liberté est fondamentale ou non, le contrôle de proportionnalité s’applique, lui, pour reprendre les termes de l’article L. 1121-1, aux « droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives » sans distinction suivant que la liberté est ordinaire ou fondamentale. Le port d’une tenue vestimentaire au travail ne peut ainsi être imposé que pour des raisons de sécurité ou en raison du contact du salarié avec la clientèle, dans le but de faciliter la reconnaissance du personnel par les clients. Cela exclut qu’une entreprise impose le port de l’uniforme à l’ensemble de ses salariés, mais le rend possible pour certaines fonctions, par exemple pour les hôtesses de l’air, les agents de sécurité et les convoyeurs de fonds. Les exemples d’application du contrôle de proportionnalité aux droits et libertés fondamentaux pourraient être multipliés et, même si l’insécurité juridique souvent reprochée à ce type de contrôle est une réalité, il n’existe pas d’alternative sérieuse lorsqu’il faut combiner les droits de la personne du salarié avec l’intérêt de l’entreprise, protégé lui aussi par des droits fondamentaux, que ce soient la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété.

De nouveaux horizons !

L’appel aux droits fondamentaux sert aujourd’hui à protéger voire à sanctifier, non plus seulement des garanties de fond, mais aussi les mécanismes de base du droit, ceux qui le font fonctionner, à commencer par le contrat, la preuve ou l’action en justice. Après la lui avoir refusée pendant des années, le Conseil constitutionnel reconnaît ainsi une valeur constitutionnelle à la liberté contractuelle pour l’appliquer notamment à la négociation collective, en jugeant récemment que le processus de fusion des branches heurte la liberté contractuelle mais que cette atteinte est justifiée par un motif d’intérêt général (décision du 29 nov. 2019). Le droit d’agir en justice est aussi protégé en tant que liberté fondamentale, ce qui permet au salarié victime de représailles d’obtenir sa réintégration ou encore à celui qui a agi ou témoigné en justice de demander la nullité de la rupture de son contrat de travail, que ce soit un licenciement ou une rupture anticipée de contrat à durée déterminée. Le droit à la preuve est lui aussi promu par la chambre sociale de la Cour de cassation depuis l’automne 2020, moyennant ici encore un contrôle de proportionnalité. Un moyen de preuve obtenu de manière illicite parce qu’attentatoire au droit à la vie personnelle peut désormais être produit en justice « à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Cass. soc. 25 nov. 2020, n° 17-19523).

Il n’y a pas meilleur exemple de la force des droits fondamentaux qui permettent de réinterroger des solutions parfois bien établies, parce qu’elles ne permettent pas un juste équilibre entre les droits en conflit, mais introduisent un contrôle dont il est généralement difficile de tirer des solutions prévisibles.