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À Roubaix, la filière textile croit au made in France

Décodages | Industrie | publié le : 01.12.2020 | Judith Chétrit

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À Roubaix, la filière textile croit au made in France

Crédit photo Judith Chétrit

Même si les scénarios de relocalisation ont la cote, le secteur de la production textile, à forte intensité de main-d’œuvre, alerte plutôt sur les besoins industriels et en compétences pour accroître son activité.

À l’entrée de l’atelier, des centaines de t-shirts unis blancs sont empilés et des cartons ouverts débordent de bonnets de ski doublés polaire qui doivent partir pour les entrepôts de Décathlon. Plusieurs lignées adjacentes de tables résonnent du bruit des tapotements sur les machines à coudre. Chacun est à son poste, et des monceaux de masques s’accumulent. C’est avec cette production de masques en tissu lavables en forme de bec de canard que tout a commencé en mars dernier, à Roubaix, pour la centaine de personnes qui s’affairent, le pied sur les pédales, à la découpe des élastiques et au surfilage grâce à des kits prêts à coudre.

Donner vie aux envies.

Au bout de la salle, derrière un portant de prototypes, plusieurs jeunes en insertion, sous l’œil de professionnels, imaginent des parkas et des tote bags à partir de bâches publicitaires recyclées et de croquis dessinés par Phuong Ho-Van. « Moi, je ne veux faire que ça maintenant », s’enthousiasme Simon, 18 ans, originaire de la Réunion et arrivé en métropole il y a un an. À côté de lui, Chandy cherche un nouveau rebond malgré son Bac + 3 en commerce et en management.

En quelques mois, leurs envies de mode et de création ont pris vie dans cette ancienne bonneterie reconvertie en atelier et en vitrine du groupement Résilience. La mobilisation inédite d’une soixantaine de PME du textile, entreprises adaptées et d’insertion, a commencé durant le confinement sanitaire. Ici, les encadrants veulent transformer l’effort de guerre en quelque chose d’encore plus inclusif et diversifié : « L’agrément d’entreprise d’insertion a été obtenu début septembre. Soixante personnes sont en CDDI pour six mois », se félicite Thanh Nguyen, un ancien de la grande distribution qui a lâché sa reconversion à 47 ans et son CAP tapisserie pour la gestion des ressources humaines. « Il y a beaucoup de choses à gérer : la signature des contrats, les mutuelles, le suivi de la montée en compétences des participants, l’évaluation individuelle future pour définir plusieurs profils… » glisse-t-il. Hormis la trentaine de couturiers professionnels embauchés en CDDI, comme Marcelle, qui a déjà traversé trois licenciements économiques, rares sont les salariés en insertion à avoir déjà travaillé dans le textile. « La mode est un vecteur d’insertion. Nous cherchons à les rendre employables », abonde Stéphanie Calvino, styliste et responsable du site, qui avait déjà mis en place une formation de six mois pour des jeunes décrocheurs scolaires ou sans formation dans la région. « S’il y a des débouchés, je ne dirais pas non », indique Dalila, qui avait arrêté de travailler pour élever ses enfants. Installée à la table du contrôle qualité des tee-shirts, elle est munie d’un coupe-fil et de gommettes de couleur à placer sur les points défectueux.

Une autre façon de créer.

Comme à Roubaix, où la municipalité a lancé une étude de préfiguration pour une école de production dans le textile, la fabrication en urgence en France de masques lavables par près de 1 400 entreprises du secteur a agi comme un électrochoc pour développer une activité nouvelle ou complémentaire à d’autres lignes de production. Ici et ailleurs, ces initiatives ont rejoint l’élan impulsé depuis plusieurs années autour de la promotion du made in France et d’un modèle moins polluant pour faire avancer de nouveaux espoirs de réindustrialisation. La crise économique et sanitaire est, assez paradoxalement, vue comme une opportunité pour la filière qui entend mieux travailler de concert afin de réduire sa dépendance à une chaîne d’approvisionnement internationale et transmettre ses savoir-faire. Le tout dans un environnement de concurrence acharnée sur les prix.

Si, comme le reste de l’industrie, la baisse des impôts de production à hauteur de 10 milliards d’euros, les subventions pour moderniser les équipements des usines ou le milliard d’euros du plan de relance pour des relocalisations industrielles sont salués, il reste encore à s’accorder sur les leviers et sur les avantages compétitifs. Car malgré la meilleure santé du luxe et de sa sous-traitance ainsi que des tissus techniques pour la santé, l’aéronautique ou encore le bâtiment, l’industrie textile française a perdu deux tiers de ses effectifs et plus de la moitié de son niveau de production en une vingtaine d’années.

À Roubaix, même si les Hauts-de-France restent la seconde région industrielle française derrière l’Auvergne – Rhône-Alpes, la production est partie en masse vers l’Asie, l’Europe de l’Est ou les pays du pourtour méditerranéen. Cependant, tant la mairie que les entreprises localisées dans l’ancienne cité textile ne manquent pas de rappeler son passé industriel, et ce qu’il en reste, comme l’Ensait (École nationale supérieure des arts et industries textiles) qui forme plus de la moitié des ingénieurs textiles français. Le textile roubaisien fait également valoir le Centre européen de textiles innovants (Ceti), l’incubateur Blanchemaille pour des entreprises en création dans le e-commerce, ou la future usine de denim développée par les marques du groupement d’intérêt économique de la famille Mulliez, Fashion 3, qui devrait embaucher 75 personnes.

En 2017, le secteur se réjouissait de la création de plus de 2 000 emplois, porté par la progression du marché du luxe, après avoir connu quatre décennies de baisse nette des effectifs depuis l’âge d’or des années 1970. Si les délocalisations se poursuivent, elles peuvent être partielles en conservant la fabrication de petites séries ou certaines étapes, comme la conception des produits, la fabrication des prototypes, la teinture ou encore le contrôle qualité.

Un pour dix.

Mais de là à parler relocalisation et création importante d’emplois, il y a un pas, que beaucoup n’osent pas franchir. Mouhoub El Mouhoud, économiste à l’université Paris-Dauphine, répète qu’en moyenne, un emploi est relocalisé pour dix emplois précédemment délocalisés, a fortiori dans les activités manufacturières à matières souples, gourmandes en main-d’œuvre et peu automatisables, même face à l’augmentation des coûts salariaux en Asie. La structuration de la filière n’y est pas étrangère : tant pour les plans de formation que pour les investissements et l’innovation, le morcellement en PME n’aide guère pour financer les développements nécessaires. « Le réseau d’entreprises de confection n’est pas suffisamment dense et diversifié pour atteindre un seuil critique », juge Majdouline Sbai, vice-présidente de l’association roubaisienne Fashion Green Hub, qui fédère des entreprises de la région. Et encore faut-il être également en mesure d’identifier les prestataires et les sous-traitants qui pourront accompagner une nouvelle lignée de production : « Quand on fait un sourcing lointain en Asie, on n’a plus le sourcing de la valeur locale du produit », ajoute Pascal Denizart, le directeur du Ceti, qui accompagne des projets de prototypage depuis 2012 et qui va bientôt lancer une plateforme en ligne pour aider à la simulation des coûts avant production.

Anticiper la relève.

Lors d’un Salon professionnel tenu début septembre à Paris, sept marques, comme Monoprix, Agnès B ou Petit Bateau, ont participé à un « hackathon » pour entrevoir quel produit, ancien ou en cours de création, pourrait être créé en France, en fonction de la stratégie d’achat, des volumes envisagés, du temps de confection, du coût de revient et des marges. « L’idée valait le coup pour quatre des sept projets qui nous ont été soumis. »

Installée également à Roubaix, Christèle Merter, la fondatrice de la marque Gentle Factory, anciennement logée dans le giron du groupe Happychic, souligne « avoir mis cinq ans pour construire la chaîne de fabrication » de ses vêtements en fibres biologiques ou recyclées. Aujourd’hui, l’entreprise pilote une soixantaine de fournisseurs, tous en France. Dans ses échanges avec eux, se glisse aussi la question de la relève dans leurs ateliers. « C’est un point sur lequel nous sommes vigilants pour voir s’ils l’anticipent, le plus souvent par des formations internes, comme dans l’entreprise qui fait nos ceintures en Bretagne. » La filière connaît un défaut d’attractivité pour cause d’image désuète et de métiers physiquement usants. « La désaffection des jeunes pour l’industrie concerne d’autres secteurs, mais nous sommes alors d’autant plus en concurrence avec ceux qui proposent des conditions salariales et de travail plus intéressantes. Et dans les dispositifs qui ciblent les demandeurs d’emploi, il y en a peu qui restent durablement », pointe Jacques-Hervé Lévy, directeur général de l’Institut français du textile et de l’habillement. Des difficultés de recrutement persistent suite, notamment, aux départs en retraite dans le domaine de la confection. L’expertise manque dans certains métiers comme la coupe, la piqûre, le montage, la mécanique, ou dans des étapes plus en amont comme le modélisme. Des classes ont été progressivement fermées et des formations fusionnées. Ceci explique le choix de l’internalisation des formations pour beaucoup d’entreprises, afin de faire progressivement monter en compétences d’anciens demandeurs d’emploi ou des salariés en reconversion. Fin 2019, le comité stratégique de la filière de la mode et du luxe a lancé un site d’information, www.savoirpourfaire.fr, associant des portraits de métiers, un catalogue de formations et des offres d’emploi.

Dans l’usine manchoise de prêt-à-porter de la marque Saint-James, dont l’activité est réalisée à 70 % sur la vente de pulls et de marinières, la priorité reste la transformation de certains salariés en futurs formateurs et aux tests d’aptitude manuelle co-organisés avec Pôle emploi pour embaucher, chaque année, une dizaine de personnes en production. « Il faut ensuite compter a minima 18 mois de formation parallèlement au temps de production », confie Luc Lesénécal, qui espère relancer un projet d’agrandissement de l’usine. « Cette montée en compétences ne peut fonctionner que s’il y a des primo-arrivants intégrés afin de rendre les autres disponibles pour suivre des formations et pour éviter la débauche des talents chez les uns et les autres », abonde Jacques-Hervé Lévy. Sans compter que l’industrie est à cycle court, avec des protocoles de fabrication qui changent rapidement en fonction des commandes et qui nécessitent une certaine agilité des salariés.

Tout vient à point.

Au sein de Vitamine T, un groupement d’entreprises d’insertion situé à Lesquin, dans la métropole lilloise, la directrice du campus s’est donc déjà rapprochée d’Informa, un centre de formation professionnelle sur les métiers du textile et de la mode. Parmi les 120 personnes embauchées en CDDI depuis le printemps pour un nouvel atelier de confection, une dizaine d’entre elles se prépare à l’obtention d’un certificat de qualification professionnelle après avoir validé une partie sur les savoirs de base. « Il faut déjà compter sur une année minimale de pratique. Les présenter trop vite est un risque d’échec, alors que la relation à l’apprentissage, à la note et au jugement, a pu déjà être conflictuelle dans leurs parcours », pointe Cécile Wateau. En quelques mois, trois recrues sont déjà passées chefs d’équipe. Une petite victoire…

Auteur

  • Judith Chétrit