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Dans la fabrique de la raison d’être

À la une | publié le : 01.12.2020 | Catherine Abou El Khaïr

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Dans la fabrique de la raison d’être

Crédit photo Catherine Abou El Khaïr

Depuis le vote de la loi Pacte, les grands groupes ont commencé à définir leur raison d’être. L’exercice a pris des formes très diverses en fonction des entreprises.

Même quand il est question d’élaborer une raison d’être, les compteurs ne sont jamais très loin chez EDF. Conseiller à la présidence de l’énergéticien, Philippe Méchet se montre particulièrement précis sur les chiffres autour de cet exercice plutôt philosophique. Des 1334 raisons d’être récoltées auprès des salariés, en juin 2019, l’entreprise a progressivement écrémé à 934, 137, 24, 7… puis 2 raisons d’être. Le choix de la formule finale a été laissé au comité exécutif qui l’a adoptée à 75 % : « Construire un avenir énergétique neutre en CO2 conciliant préservation de la planète, bien-être et développement grâce à l’électricité et à des solutions et services innovants. » Cet amateur d’intelligence collective ne regrette pas cette lourde armada : « J’ai été très surpris par l’intérêt des salariés autour de l’élaboration de la raison d’être. L’exercice s’est révélé très impliquant. » Suivant la loi Pacte, les entreprises n’ont pas tardé à « phosphorer » sur leur « raison d’être ». L’exercice ne semble pas avoir effrayé les gros paquebots du CAC 40. « Pour certains patrons dans le mouvement du catholicisme social, le sujet de la raison d’être relève d’une conviction profonde. Mais désormais, par réalisme ou par suivisme, le reste du patronat suit, estimant qu’il faut corriger l’image de l’entreprise », observe avec étonnement l’économiste Jean-Charles Simon, l’ancien bras droit de Laurence Parisot et ex-candidat à la présidence du Medef. « Le fait que ce mot appartienne à la loi met en tension les entreprises. Le terme de “raison d’être” parle davantage aux dirigeants qu’un acronyme complexe comme la RSE », analyse Anne-France Bonnet, présidente de Nuova Vista, un cabinet de conseil en engagement sociétal qui accompagne des entreprises sur ces projets. Mais pour elle, si l’engouement est surprenant, il est aussi précipité, traduisant de possibles incompréhensions. « Certaines entreprises se rendent compte du caractère engageant de l’exercice », observe-t-elle.

Tarte à la crème

Depuis quelques mois, les raisons d’être ont fleuri, provoquant la perplexité des observateurs. « On est encore dans des choses génériques ou ’tarte à la crème’. On ne comprend pas bien le positionnement qu’est censée traduire la raison d’être », critique la consultante Pascale Boissier, membre du mouvement B-Corp. Or, « les raisons profondes qui conduisent les entreprises à se différencier peuvent s’expliciter », veut croire, de son côté, Clarence Michel, un ex-communicant du groupe Vinci qui a fondé son entreprise de stratégie d’image. « Une bonne raison d’être est porteuse d’une forme de radicalité, et donc de renoncement. Le risque, c’est de vouloir brasser trop large et d’obtenir de l’eau tiède », abonde Jean-Noël Felli, associé du cabinet de conseil en stratégie Balthazar. En coopération avec le cabinet Nuova Vista, il a défini les critères de ce que devrait être une raison d’être convaincante. Celle-ci doit être singulière, congruente avec le modèle économique, donner des perspectives de long terme, avoir un pouvoir transformant sur la société, mais aussi inclure les parties prenantes…

Or, en pratique, cocher toutes ces cases n’est pas aisé. Chaque entreprise s’approprie l’exercice à sa manière. « Agir chaque jour dans l’intérêt des clients et de la société, tout le monde pourrait l’écrire, convient Pascal Delheure, l’un des moteurs de l’élaboration de cette raison d’être au Crédit agricole. Mais notre raison d’être a du sens si on la lit complètement. C’est un texte entier que nous avons présenté », explique-t-il. « Nous avons renoncé à avoir une raison d’être absolument différenciante. Le sujet n’est pas d’être différenciant, mais d’être vrai, explique, prudente, Béatrice Mandine, directrice communication marque et engagement du groupe Orange, devenu « l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable ». On a voulu prôner le concept de progrès positif, mais l’objectif était l’adhésion et la compréhension par le plus grand nombre », ajoute-t-elle aussi.

Dans certains cas, stratégie et raison d’être se confondent. À tel point qu’il est difficile de saisir la valeur ajoutée de ce dernier concept. « Notre raison d’être, à savoir la transition alimentaire pour tous, est l’un des piliers du plan de transformation de Carrefour (présenté en janvier 2018, NDLR). Elle est en totale cohérence avec la stratégie de l’entreprise », explique Jérôme Nanty, directeur exécutif ressources humaines et patrimoine pour le groupe et la France. « Alors que la notion de transition alimentaire avait déjà contribué à améliorer notre image employeur, cette démarche s’est considérablement enrichie à l’occasion de l’adoption de la raison d’être, à laquelle nous avons donné une dimension statutaire », assure-t-il. Aboutissement plutôt que moment de bascule, la raison d’être n’a pas vraiment vocation à renverser la table, comme en convient plus directement Dominique Podesta. « Une raison d’être donne voix et corps à un état d’esprit qui nous irrigue. Mais cela ne signifie pas forcément transformer l’entreprise. Demain, on continuera à faire notre métier », assume la DRH de Heppner, une entreprise de transport et logistique qui vient d’adopter sa raison d’être, articulée autour de « l’esprit d’entreprendre ».

Au sein du Crédit agricole, la raison d’être a en revanche servi un projet qui était déjà dans les cartons : renforcer l’identité de groupe de cette entité complexe car décentralisée, où coexistent des caisses territoriales aux côtés d’une banque centrale. Selon Pascal Delheure, l’un des moteurs de la démarche et directeur général du Crédit agricole Normandie, l’exercice a permis « d’installer au niveau du groupe une ambition plus forte sur la RSE » et ainsi d’avoir « un alignement complet de nos stratégies, dans le respect de l’autonomie de chacune des entités ». Les quelque 140 directeurs de structures ont adopté la raison d’être dans leur signature. Certains l’ont intégrée dans leurs plans stratégiques. L’occasion d’ancrer certaines pratiques, selon Pascal Delheure. Un exemple : à son échelle, « placer la responsabilité humaine au cœur du modèle » – extrait de la raison d’être – correspond à sa décision de mettre fin au scoring dans les crédits immobiliers, en décentralisant les décisions d’attribution. Des prêts aux crédits à la consommation, le texte permet de clarifier la conduite au quotidien de l’entreprise, espère-t-il. Mais charge, désormais, aux caisses de mettre en œuvre ces principes… et aux administrateurs, à défaut d’un comité de suivi, de veiller au grain.

Des syndicats sceptiques

Que doit changer la raison d’être ? En inscrivant la neutralité carbone et en insistant sur l’électricité, la raison d’être d’EDF permet de couper court à certains débats, avance Philippe Méchet. « Quand on nous propose de racheter à l’étranger une centrale qui serait à base de charbon, maintenant, c’est non, alors qu’auparavant, on en aurait débattu », précise-t-il. Autre exemple : « Quand on propose une offre commerciale, on va désormais plutôt privilégier l’électricité sur le recours au gaz », explique-t-il. Mais les organisations syndicales ont regretté à l’unisson qu’elle n’intègre pas la notion de service public. Un ancrage qu’elles jugeaient utile pour encadrer les restructurations, mais qui posait problème sur le plan juridique, répond Philippe Méchet : « D’une part, ce sujet est déterminé par la loi, et d’autre part, on a de grands pans chez EDF, comme Dalkia, qui ne relèvent pas du service public. »

Les syndicats d’EDF ne sont pas les seuls à pointer les manques de cet exercice. Au sein d’Orange, les syndicats formulent aussi leurs critiques. « Donner les clés d’un monde numérique responsable, mais responsable de quoi ? Le numérique entraîne une croissance énergétique importante, tacle Sébastien Crozier, délégué syndical central CFE-CGC. Si la raison d’être avait été d’être l’opérateur de la nation, le taux d’adhésion aurait été bien supérieur. » Problème : une définition à l’échelle du groupe, et non de la France, rend impossible une telle orientation. Malgré les « 130 000 votes » et « 2 300 contributions » de salariés que revendique le groupe, Vincent Gimeno, DSC adjoint CFDT, conteste aussi une méthode de consultation moins démocratique qu’il n’y paraît, sans place de choix accordée aux partenaires sociaux. « Il n’y a pas eu de négociation, ni de discussion avec les organisations syndicales. Comme l’ensemble des parties prenantes, nous avons été interviewés. Mais c’est un cabinet externe qui a sorti la raison d’être », estime-t-il.

Le syndicaliste est désormais demandeur d’indicateurs de suivi opposables. De quoi espérer un progrès, à la différence des plans stratégiques, qui contiennent aussi des engagements RSE mais qui ne sont pas toujours surveillés à la lettre près. Bonne nouvelle, la direction du groupe y songe aussi. Orange vient en effet d’annoncer la constitution d’un « comité de suivi de la raison d’être ». Lancée, cette nouvelle consultation auprès des salariés doit prochainement aboutir. Pour plus de concret ?

Auteur

  • Catherine Abou El Khaïr