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Et la bienveillance, alors ?

Décodages | Management | publié le : 01.11.2020 | Lys Zohin

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Et la bienveillance, alors ?

Crédit photo Lys Zohin

Pratiqué depuis quelques années, le management bienveillant a encore du mal à se généraliser. Les tensions actuelles dans l’entreprise, nées de la volonté d’accroître la productivité ou de mettre en œuvre des plans de suppressions d’emploi, lui porteront-elles un coup fatal ?

Respect, confiance, écoute, accompagnement… Le management par la bienveillance, facteur de performance pour les organisations, avait fait ses preuves. De nombreux ouvrages, des formations et du coaching ont fleuri dans ce domaine ces dernières années. Tout n’était pas parfait dans les entreprises, mais la prise de conscience semblait de plus en plus forte quant aux avantages de la technique pour accroître l’engagement des collaborateurs et pour doper du même coup la performance collective. Mais c’était avant la pandémie. Depuis, ce sont plutôt les démonstrations de force qui font l’actualité. Le bras de fer qui a opposé la direction et les représentants des salariés d’Amazon en France au sujet des mesures sanitaires a illustré le déficit de bienveillance dans le mode de management du géant du e-commerce dirigé par Jeff Bezos. Alors que la crise économique s’installe, d’autres exemples viennent rappeler le peu de cas que font certaines entreprises de ce concept pourtant en vogue dans la gestion des ressources humaines. Ainsi, la décision du fabricant de pneus japonais Bridgestone de fermer son usine de Béthune, prise dans une boardroom de Tokyo, a été officiellement annoncée aux 863 salariés français une demi-heure seulement avant la publication du communiqué, mi-septembre.

Ne pas confondre bienveillance et gentillesse.

La crise enterrera-t-elle définitivement la bienveillance, déjà chahutée dans certains cas ? Pas si vite… « J’ai tendance à penser, puisque des organisations viennent encore nous demander de les accompagner dans ce domaine, qu’il y a une vraie volonté d’aller vers la bienveillance », assure Claude Burette, senior partner chez Oasys Mobilisation, un cabinet de conseil et de formation en management. Reste que ce spécialiste se montre sceptique – sinon allergique – au terme de bienveillance. « Certains confondent bienveillance et gentillesse, dit-il. Or, l’entreprise n’est pas un lieu pertinent pour la gentillesse. Je préfère parler de justesse. Ainsi, si un collaborateur dysfonctionne, il faut le lui dire, avec respect, certes, mais fermement. Si, par faiblesse, son manager n’évoque pas le problème, il est peut-être « gentil », mais il n’est pas aidant, ni vis-à-vis du salarié ni vis-à-vis de l’entreprise. La bienveillance, ou la justesse dans le comportement, requiert du courage ». Directrice adjointe de l’agence de communication Zcomme, spécialisée dans le conseil en recrutement et en fidélisation des collaborateurs, Sylvie Mensa, qui pratique elle-même le management bienveillant, partage cette observation : « La bienveillance n’est pas le monde des bisounours. Elle va de pair avec l’exigence. Il ne s’agit pas de faire semblant en se contentant de dire bonjour le matin. » Lorsqu’elle analyse, à travers des groupes de parole de collaborateurs, les besoins des entreprises clientes, « la qualité du management revient très régulièrement », ajoute-t-elle. Mais le management bienveillant prend du temps, puisqu’il faut écouter les collaborateurs, les gérer selon leur profil psychologique, les épauler quand le rendu du travail laisse à désirer, et établir une confiance mutuelle. Les managers, mis sous pression, encore plus aujourd’hui qu’hier, auront-ils assez de temps pour agir sur un mode bienveillant ? Le prendront-ils ? « Je m’inquiète encore plus lorsque ce sont les salariés qui donnent des excuses aux managers, en estimant qu’on leur en demande trop », relève Sylvie Mensa. « Il faudra bien que les managers prennent le temps. Les salariés veulent de plus en plus que leur travail ait du sens. » Mais la bienveillance ne peut pas tout. Ainsi, annoncer une mauvaise nouvelle comme la fermeture d’un site ne peut qu’être violent, même si l’entreprise y met les formes. « Le management bienveillant ne va pas enlever la souffrance », observe Claude Burette. Dans la plupart des cas, les managers n’ont aucune prise sur des décisions venues d’en haut. Mais ils peuvent – et doivent, d’ailleurs, selon la loi française – accompagner les salariés en matière de reclassements ou de formations. Quant aux équipes dirigeantes, elles doivent, surtout lorsque le dialogue social est dégradé, donner aux managers des éléments pour bien communiquer avec les salariés. « Si la direction ne le fait pas, ce sont les syndicats qui vont s’en charger, y compris dans les médias, et cela ne va pas forcément améliorer la situation », prévient Claude Burette. De même, comme dans le cas de Bridgestone, quand les responsables politiques locaux ou nationaux s’emparent du sujet, l’entreprise n’a rien à gagner à ce que le dossier sorte du terrain économique pour entrer sur celui politique.

« Certains dirigeants considèrent encore que des catégories de salariés n’ont pas besoin de connaître la stratégie de l’entreprise, regrette Sylvie Mensa. Ou alors, ces patrons l’expliquent tellement mal aux managers que ces derniers ne peuvent pas servir de relais pour les équipes ». Or, pour elle, bien communiquer et donner les informations nécessaires à la bonne compréhension des enjeux est, en elle-même, une forme de bienveillance, puisqu’elle montre aussi l’intérêt que porte l’entreprise à ses collaborateurs.

« Accueillir les salariés. »

Par ailleurs, les organisations doivent, de façon générale et en particulier en cas de difficultés économiques, sensibiliser les managers à « accueillir les salariés », selon l’expression de Claude Burette, dans leurs demandes et leurs angoisses. « Cette écoute et ce dialogue ont bien des vertus, insiste l’expert d’Oasys Mobilisation. Car il n’y a pas que la direction qui est consciente des difficultés traversées par l’entreprise, les collaborateurs le sont souvent aussi. Et si l’on réfléchit ensemble aux solutions, qui peuvent effectivement impliquer des sacrifices de la part des salariés, il y a davantage de chances que cela marche, puisque les salariés l’auront choisi », dit-il, persuadé que nombre d’entreprises ont compris que « faire cravacher » les salariés pour obtenir d’eux davantage de productivité ou d’efficacité n’est pas la solution, même dans la période actuelle. « Si certains managers ont aussi peur de perdre leur place, il faut bien qu’ils comprennent que s’ils n’épaulent pas leurs collaborateurs avec une bonne communication sur la stratégie, des feedbacks constructifs auprès de chacun, une tolérance par rapport aux erreurs et une volonté de donner de l’autonomie aux salariés, qui, après tout, peuvent aussi avoir des idées – le manager n’étant pas omniscient, ils s’engagent dans une spirale de nature à leur faire perdre leur poste ou, en tout cas, à nuire à leur entreprise », estime Sylvie Mensa, de l’agence Zcomme. Pour elle « la bienveillance prend tout son sens dans le contexte actuel. Je ne vois pas comment les entreprises vont arriver à se redresser autrement ».

La bienveillance, ça s’apprend.

Au-delà de cette prise de conscience, sans doute relative, sur les avantages concurrentiels d’un management bienveillant, reste à savoir si l’on peut enseigner l’écoute, l’accueil de l’autre, l’empathie… ou si ces qualités humaines sont innées. « En fonction de l’éducation et du vécu, les individus ne partent pas tous avec le même potentiel, mais on peut apprendre la bienveillance », répond Christèle Albaret, psychosociologue et autrice de l’ouvrage « Et si on osait la bienveillance au travail ? », récemment paru aux éditions Diateino. Dans les entreprises, en particulier. Car la bienveillance n’est pas, selon elle, enseignée en tant que telle dans les écoles de commerce, pas plus que l’intelligence émotionnelle, d’ailleurs. Dans l’entreprise, la bienveillance est, en revanche, souvent intégrée dans un ensemble plus large, celui de la qualité de vie au travail. Et elle prend sa source dans une philosophie plutôt que dans une technique de management. Dans les ateliers qu’elle anime en entreprise, Christelle Albaret s’attache à mettre en avant le fait que la bienveillance commence par soi-même. « Ce qui veut dire qu’il faut effectivement être bienveillant envers soi, mais aussi que la bienveillance ait du sens pour l’individu qui la pratique – sans forcément attendre de la réciprocité », dit-elle. La coach explique également aux participants comment le cerveau conserve 100 % de ses capacités réflexives, créatives, stratégiques avec la bienveillance, alors qu’au contraire, il perd au moins la moitié de ces atouts sous stress. En somme, c’est en période de crise comme celle que nombre d’entreprises traversent actuellement que la bienveillance est la plus utile. « Elle ne peut pas résoudre le problème, mais elle peut aider à aller dans la bonne direction », conclut Christelle Albaret.

Une plateforme d’alerte pour déconflictualiser

Crise ou pas, les relations à l’intérieur de l’entreprise ne sont pas toujours au beau fixe, loin de là. Si trois anciens DRH ont lancé, en décembre 2019, le Réseau de bienveillance au travail (RBT), puis, plus récemment, la plateforme « Alerte RBT », ce n’est pas par hasard. Ils s’inquiétaient en particulier de la multiplication des procédures disciplinaires. « Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, mais cela incarne bien les conflits qui peuvent exister dans l’entreprise entre salariés et hiérarchie », indique Didier Demuyter, cofondateur et président du réseau, ajoutant que selon diverses études, associées aux constats faits par ces anciens DRH, « 85 % des salariés sont, à un degré ou à un autre, confrontés à des conflits au travail ». En témoignent les recours aux prud’hommes qui restent nombreux en France. Que faire pour résoudre des conflits, au moins au niveau individuel, sachant qu’ils entraînent du stress, un manque de concentration, une baisse de productivité et de l’absentéisme, sous forme d’arrêts maladie voire de burn-out – rien de bon, en somme, pour la performance générale de l’entreprise ? « En déconflictualisant », explique Didier Demuyter. Au-delà de la sensibilisation et des conseils, la nouvelle plateforme « Alerte RBT » permet aux parties intéressées de déposer une alerte, de façon anonyme et confidentielle, pour se faire ensuite aider par des spécialistes de la santé mentale au travail, des psychologues, des experts en médiation, des juristes, à affronter la situation, « en exprimant leur ressenti et leurs besoins lors des entretiens qui jalonnent les procédures disciplinaires », dit-il. La plateforme, en gestation avant la pandémie, arrive à point nommé dans cette période de crise. En particulier pour les PME. « Si, dans les grandes entreprises, les salariés peuvent se faire aider par les syndicats, les petites n’ont pas de structures et ne sont pas armées pour traverser la tempête et pour gérer des situations conflictuelles », estime le cofondateur du réseau de Bienveillance au travail.

Auteur

  • Lys Zohin