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Idées

Chroniques d’un procès édifiant

Idées | Livres | publié le : 01.09.2020 | Lydie Colders

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Chroniques d’un procès édifiant

Crédit photo Lydie Colders

Comment rendre compte d’un procès historique, celui de l’affaire des suicides chez France Télécom ? Dans « La raison des plus forts », Éric Beynel, porte-parole de Solidaires, a demandé à une cinquantaine de sociologues, juristes ou artistes de raconter les audiences de 2019.

En reconnaissant « un harcèlement moral institutionnel » ayant conduit à une vague de suicides et en condamnant Didier Lombard et trois autres cadres dirigeants, dont le DRH de l’époque Olivier Barberot, à un an de prison (dont huit mois avec sursis), le procès de France Télécom en 2019 aura marqué un tournant sur la responsabilité de l’employeur dans les risques psychosociaux. En faisant appel à des sociologues (Danièle Linhart, Marie-Anne Dujarier), à des réalisateurs (Stéphane Brizé) ou à des dessinateurs pour chroniquer les audiences du procès, ce livre coordonné par Solidaires, partie civile avec Sud-PTT, entend laisser une trace, « une pédagogie sociale » du procès, après dix ans de bataille judiciaire des syndicats. Un exercice militant convaincant, qui donne une autre vision à ce « plan Next » et à ses 22 000 départs « silencieux », mené au pas de charge entre 2006 et 2008.

Au fil des 42 audiences qui se sont tenues au TGI de Clichy en juillet 2019, ces chroniques et témoignages frappent par le « déni » de l’équipe dirigeante de l’époque, sourde aux expertises répétées des CHSCT ou des médecins sur la souffrance des agents. En témoigne la déposition (assez effrayante) de Monique Fraysse-Guiglini, ancien médecin de France télécom, qui alerte Olivier Barberot dès 2007 sur l’augmentation inquiétante des visites médicales, avec d’autres collègues. Après la réunion, celui-ci « ne prend en rien la mesure de ce que nous essayons de lui dire. Il plaisante, tente de nous rassurer et finalement nous dit que les médecins, c’est bien normal, ne voient que les gens à problèmes ».

Une rhétorique brutale

Au fil des interrogatoires, malgré des prévenus se réfugiant « derrière la méconnaissance » de la situation locale, émergent les preuves d’un plan orchestré « d’en haut », comme la part variable du salaire des cadres indexée sur le nombre de départs. Même avec l’œil extérieur de chercheurs ou d’artistes, les récits des familles endeuillées et de syndicalistes racontant les rétrogradations soudaines (cadre vers un centre d’appels), les suppressions de poste du jour au lendemain ayant fait « péter les plombs » ou conduit à des suicides sont insoutenables. Et tranchent avec le jargon brutal des dirigeants : départs concernant « des low performers », « dopage de la fluidité interne », « crash program » pour accélérer les mobilités sans volontariat. Novlangue managériale, méthodes pathogènes ou rapports de force, les auteurs montrent la violence des audiences dans toutes ses formes. On se souvient de la phrase choquante de Didier Lombard, « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte ». Si depuis cette affaire les PDG sont devenus plus prudents, comme le note l’économiste Thomas Coutrot, ce livre captivant sonne comme une alerte sur la privatisation d’autres entreprises.

La raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom.

Coordonné par Éric Beynel, Éd. de l’Atelier, 328 pages, 21,90 euros.

Auteur

  • Lydie Colders