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La santé des dirigeants, un sujet encore tabou

Décodages | Prévention | publié le : 01.04.2020 | Adeline Farge

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La santé des dirigeants, un sujet encore tabou

Crédit photo Adeline Farge

Charge de travail élevée, pression des actionnaires, incertitude quant à l’avenir… La santé des chefs d’entreprise est mise à rude épreuve. Pourtant, ils restent les grands oubliés de la médecine du travail, bien que les nombreuses faillites enregistrées après la crise financière de 2008 aient mis en lumière ce sujet aigu. Pas simple, quand les patrons eux-mêmes sont souvent dans le déni quand il s’agit de leur propre santé.

Sacré paradoxe : alors que les contraintes qui pèsent sur eux pour assurer la santé au travail de leurs salariés ne cessent de s’accroître, les chefs d’entreprise restent les grands oubliés de la médecine du travail. « Alors que la société fait la promotion de l’entreprenariat, la santé des dirigeants, pourtant primordiale à la pérennité des sociétés, reste un sujet négligé. Les risques liés à leur fonction font l’objet de peu d’études et ne sont pas pris suffisamment en considération par les services de santé au travail », déplore Olivier Torrès, président d’Amarok et chercheur à l’université de Montpellier. S’ils sont chargés d’organiser et de financer le suivi médical de leurs collaborateurs par la médecine du travail, les dirigeants non salariés (artisans, commerçants, chefs d’entreprise, professions libérales), soit environ 2,8 millions de personnes, ne bénéficient pas de droit des prestations proposées par les services de santé au travail. « Même si les dirigeants adhèrent à nos services pour s’occuper de la santé de leurs collaborateurs, nous n’avons pas vocation à effectuer le suivi de leur santé s’ils ne sont pas salariés de leur entreprise. En cas de difficultés, ils peuvent se tourner vers un médecin de ville. Mais, contrairement au médecin du travail qui a un rôle de prévention des risques professionnels, ces praticiens n’ont pas une connaissance fine des impacts du travail sur la santé », constate Céline Roux, déléguée générale de la fédération régionale des services de santé au travail d’Île-de-France.

Si les dirigeants restent dans l’ombre des services de santé au travail, c’est parce que ces derniers ont été rendus obligatoires dans toutes les entreprises privées en 1946 pour protéger les salariés, notamment les ouvriers, des risques professionnels et pour prévenir l’altération de leur état de santé du fait de leurs conditions de travail. « Avec la révolution industrielle, les spécialistes de la santé ont commencé à se pencher sur le sort de la population qui avait des conditions de travail impactantes pour la santé. Or, pendant longtemps, seule la pénibilité physique était reconnue. Travailler de longues heures ou avoir de nombreuses personnes sous sa responsabilité n’étaient pas perçus comme une source de souffrance au travail. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 qu’ils ont commencé à s’intéresser aux catégories que l’on pensait jusque-là préservées des problématiques de santé au travail », explique Emmanuel Abord de Chatillon, directeur de la chaire management et santé au travail de l’université de Grenoble. Il a fallu attendre la crise de 2008 et l’explosion des faillites qu’elle a provoquées, pour que la détresse des dirigeants soit révélée au grand jour. Notamment avec le cas emblématique de Christian Streiff, alors patron de PSA, frappé dans son bureau par un AVC, alors que le constructeur automobile se débattait dans la crise financière.

Le mythe de la toute-puissance.

Ce manque d’intérêt se double d’un déni du côté des dirigeants eux-mêmes. Dans un environnement hypercompétitif, ils incarnent l’idéal du héros invincible et invulnérable. Même en période de tempêtes, ces battants doivent prouver qu’ils ont les épaules assez solides pour guider leurs troupes et pour continuer à faire tourner la boutique. Sous l’emprise de cette idéologie du leadership, qui n’accorde aucun droit à l’erreur, ils se refusent à se livrer sur leurs soucis de santé par crainte que ces confessions soient associées à des aveux de faiblesse. « La santé des dirigeants est d’abord un sujet tabou dans le cercle des chefs d’entreprise. L’injonction à la réussite leur interdit tout droit à la souffrance physique ou mentale. En tant que capitaine de leur entreprise, ils doivent rassurer sur leurs capacités à assumer en toutes circonstances leurs responsabilités et à faire face aux situations les plus complexes. En manifestant des signes de fragilité, les patrons redoutent que leurs parties prenantes s’inquiètent pour la survie de la société et les lâchent », pointe Pierre Minodier, président du Centre des jeunes dirigeants (CJD).

Bien que les nouvelles générations d’entrepreneurs soient plus soucieuses de leur bien-être, de nombreux patrons rechignent toujours à se pencher sur leur propre santé. Avec des agendas qui ne désemplissent pas, rares sont ceux qui se ménagent et s’absentent pour une simple grippe. Selon un baromètre de la fondation MMA Entrepreneurs du futur, seuls 8 % des dirigeants des micro et petites entreprises se sont fait arrêter par leur médecin en 2019. « Beaucoup de dirigeants disent qu’ils n’ont ni le droit ni le temps d’être malades. Leur priorité numéro un est de faire vivre leur entreprise et ils en oublient qu’ils ont un corps auquel ils doivent aussi faire attention. Ils ne prennent pas au sérieux leurs symptômes. Un nombre conséquent n’a pas consulté un médecin pendant de longues années, et quand ils vont enfin le voir, leur pathologie est déjà installée depuis des semaines voire des mois. Les diagnostics sont donc plus sévères », s’alarme Sandrine Vialle-Lenöel, psychanalyste et intervenante en prévention des risques professionnels.

Quand il a poussé la porte d’un cabinet médical, Jean Lecourieux-Borry était « en lambeaux ». « Ma santé m’importait peu. C’était un luxe que je ne pouvais pas m’accorder. Il fallait que ma société vive avant moi. » Ancien patron de chaudronnerie devenu photographe, il était un entrepreneur heureux avant que la crise de 2008 n’entraîne la faillite de son entreprise. Après la perte de ses clients, les difficultés qui tombent en rafale le plongent dans un état de stress, de dépression et d’épuisement intense qui le conduise à avoir des pensées suicidaires. « Tout s’est effondré du jour au lendemain. Pendant trois ans, j’ai porté mon entreprise à bout de bras. Je consacrais mes jours et mes nuits à la sauver. J’étais devenu un robot et je n’avais plus aucune lucidité pour traiter la moindre tâche. Plus aucun moment de répit. La nuit, tous les problèmes me revenaient en tête. La seule chose que j’attendais dans la journée était de prendre mes somnifères pour que mon corps arrête de bouillonner. »

Des sujets à haut risque.

S’ils ont une forte capacité de résistance, à force de tirer sur la corde, les dirigeants sont les victimes toutes désignées des risques psychosociaux : stress, dépression, conduites addictives, risques suicidaires, burn-out… Toujours en surchauffe, ils jonglent avec une multitude de responsabilités et enchaînent les journées marathons qui se prolongent à la maison. Véritables couteaux suisses, la plupart gèrent durant leurs journées l’activité, les relations avec les clients et l’animation des équipes, puis, le soir, ils s’attellent aux tâches administratives, comptables et humaines. Bilan de cette course effrénée contre la montre : 17,5 % des patrons de PME sont exposés à un risque d’épuisement professionnel, selon une étude publiée par l’observatoire Amarok dans la « Revue française de gestion ». « Les dirigeants travaillent en moyenne 50 heures par semaine. Connectés en permanence aux outils numériques, ils sont tentés de reprendre leurs dossiers et de répondre aux mails pendant leurs week-ends et leurs congés. Pour faire face à leur surcharge de travail, ils rognent aussi sur le temps dédié au sommeil, aux exercices physiques et aux moments de convivialité. Ils n’arrivent pas à créer des moments de récupération et ont des difficultés à séparer leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Cet épuisement se traduit par une fatigue récurrente, par une réduction des facultés cognitives et cérébrales et par une baisse de leurs défenses immunitaires », indique Jean-Denis Budin, président du Credir.

Situé près de Colmar, ce centre pluridisciplinaire organise des stages de trois jours pour aider les dirigeants à bout de forces à se sortir du burn-out. Accompagnés par un parrain, ces stagiaires alternent les ateliers d’écoute et de coaching, les activités physiques, les entretiens avec des médecins, des psychologues, des avocats et des experts-comptables. Tout y passe, finances personnelles, situations patrimoniales, pratiques sportives, diététiques… Chacun bénéficie de conseils pour se débarrasser de sa mauvaise hygiène professionnelle et d’un check-up complet des situations délicates ayant mis sa santé physique et mentale en danger. En tête, les évènements pouvant nuire à la pérennité de la société : difficultés de recrutement, conflits entre associés, baisse des commandes, pression de la concurrence, difficultés de trésorerie, éventualité d’un dépôt de bilan. Selon le baromètre de la MMA, 70 % d’entre eux éprouvent au quotidien du stress, qui peut provoquer des troubles cardiovasculaires, digestifs, du sommeil, musculosquelettiques. « Surengagés dans leur travail, y compris en matière de patrimoine, les entrepreneurs font face à des périodes de charges émotionnelles intenses, comme lors du licenciement d’un collaborateur, et sont amenés à prendre en solitaire des décisions déterminantes. Comme ils n’ont personne pour les épauler et les soutenir, ils se sentent les uniques dépositaires des problèmes de leur société. Le stress, couplé à ce sentiment de solitude, peut avoir des effets ravageurs », souligne Christelle Le Ligné, médecin du travail chez Efficience.

Un soutien indispensable.

Pour rompre leur isolement, l’observatoire Amarok a mis en place un numéro vert réservé aux petits patrons en souffrance. Avant de les orienter vers un professionnel, la psychologue du travail les écoute, les questionne sur les raisons de leur épuisement et leur délivre des conseils adaptés. En parallèle, l’observatoire anime des conférences sur la santé des dirigeants pour le compte de ses partenaires (CJD, Fédération française du bâtiment, CCI, chambre des métiers, Medef, CPME…). Parmi les thématiques abordées : les risques de burn-out, le sommeil, la gestion du temps et du stress, nutrition… « On leur fait comprendre que plus un dirigeant prend soin de sa santé, plus il prend soin de son entreprise. Dans les moments délicats, c’est important qu’ils se fassent passer en priorité. S’ils respectent leur rythme biologique, ils seront plus performants, plus ouverts au dialogue, plus aptes à diriger, et leurs décisions seront plus justes. Ils doivent aussi apprendre à déléguer et à anticiper le fonctionnement de l’entreprise en leur absence », insiste Laure Chanselme, psychologue du travail à Amarok.

Après le diagnostic de son lymphome en 2005, Albert Sarraga a pu compter sur le soutien de son épouse pour maintenir à flot sa société spécialisée dans le chauffage électrique, EDM Elec. Pendant les quatre mois de son hospitalisation puis l’année de sa chimiothérapie, celle-ci a assuré les rendez-vous sur les chantiers, la gestion des devis et les contacts avec la clientèle. « Il n’y avait plus de capitaine à bord du bateau. Même si dans leur majorité, les clients ont continué de nous donner du travail et les salariés se sont investis à 100 % pour sauver leur emploi, certains se sont éloignés par peur de la maladie. Pendant mon absence, personne ne m’a remplacé pour le démarchage commercial, la perte de ces clients n’a donc pas été compensée. Nous avons subi une perte de chiffre d’affaires, et remonter la pente en pleine crise a été compliqué. » Si après son décès – accidentel – Christophe de Margerie, PDG de Total, a été remplacé en 48 heures sans même un décrochage du titre en bourse, celui d’un patron de PME entraîne dans bien des cas des dépôts de bilan et des disparitions d’emplois.

Face à l’urgence de créer des filets de sécurité pour les dirigeants, un rapport de la députée LREM Charlotte Lecocq ainsi qu’un de la Commission des affaires sociales du Sénat préconisent d’élargir les missions de service de santé au travail aux chefs d’entreprise, sans majoration de cotisation. « Dans le cadre de la réforme prévue en 2020, nous souhaitons renforcer les messages de prévention à destination des chefs d’entreprise, mieux les accompagner dans leur suivi médical et les inciter à prendre davantage soin d’eux, informe Charlotte Lecocq. En étant sensibilisés à titre personnel aux enjeux de leur santé au travail, ils porteront plus d’attention à celle de leurs salariés et seront plus enclins à faire avancer le sujet dans leur entreprise. »

En chiffres

17,5 %

des patrons de PME sont exposés à un risque d’épuisement professionnel, selon une étude publiée par l’observatoire Amarok dans la « Revue française de gestion ».

8 %

des dirigeants des micro et petites entreprises se sont fait arrêter par leur médecin en 2019.

50

heures travaillées en moyenne par semaine pour les dirigeants.

Apesa, l’alerte anti-suicides dans les cas de faillite

Prévenir les tentatives de suicide chez les patrons en situation d’échec, c’est la mission d’Apesa, née en 2013 de la rencontre d’un greffier et d’un psychologue clinicien. « La ruine économique de l’entreprise provoque souvent la ruine morale du dirigeant. Lors des procédures collectives, ils sont dans une telle souffrance qu’ils en sont au point d’envisager le pire. Ils ne voient plus d’issues », explique Marc Binnié, président et cofondateur d’Apesa. Pour leur porter assistance, l’association mise sur les sentinelles (banquiers, avocats, experts-comptables, juges, greffiers…) gravitant autour des entrepreneurs, notamment dans les tribunaux de commerc où sont placées en redressement judiciaire ou liquidées les sociétés. Ces bénévoles sont formés à la détection d’un mal-être souvent non verbalisé et au déclenchement d’une alerte. « Les sentinelles doivent oser poser avec bienveillance certaines questions comme “pensez-vous au pire ?” ou “acceptez-vous d’être accompagné ?”. Aborder ce sujet tabou avec une personne qui a des idées noires peut dénouer une situation et éviter des drames », assure Marc Binnié. Lorsqu’elle détecte un comportement dépressif ou suicidaire, la sentinelle adresse une fiche d’alerte à la plateforme d’assistance santé ressources mutuelles assistance. Sur cette dernière, des psychologues répondent aux alertes dans l’heure et évaluent la gravité du risque suicidaire. Après cet entretien, le patron est orienté, avec son accord, vers un psychothérapeute et se voit offrir cinq consultations. Le but est de lui redonner la force de rebondir.

Auteur

  • Adeline Farge