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Petits patrons, grosses colères

À la une | publié le : 01.04.2020 | Benjamin d’Alguerre

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Petits patrons, grosses colères

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

« Bonnets rouges », collectifs anti-RSI, « gilets jaunes »… le patronat peut aussi connaître ses poussées de fièvre. L’élection d’un président pro-business en 2017 n’empêche pas les travailleurs indépendants et les dirigeants de TPE de s’estimer oubliés par les réformes du travail et des retraites. Et le dégagisme ambiant peut aussi toucher le monde patronal.

« On a été sages pendant deux ans, mais là, on va repartir en guerre ! » Au téléphone, la voix de Pascal Geay se fait impérieuse. Avec un peu d’imagination, on pourrait presque l’entendre taper du poing sur la table. Les coups de colère, ce micro-entrepreneur rochelais spécialisé dans le bâtiment y est habitué. Depuis 2008, lui et son association, Sauvons nos entreprises (SNE), bataille contre le RSI, le régime social des indépendants, accusé de « matraquer fiscalement » les petits patrons et les travailleurs indépendants. En 2014, alors que le Gouvernement sortait à peine de la crise des “bonnets rouges”, lui et ses adhérents avaient renoué avec l’action au travers d’une série de démonstrations de force spectaculaires : manifestations contre le siège du RSI de Niort, occupation des locaux de la Capeb de La Rochelle, et, surtout l’organisation, de deux marches protestataires entre Niort et Paris, conclues par deux manifestations de plusieurs centaines de petits patrons devant les locaux du RSI national, à Saint-Denis, puis devant Bercy. Belle performance pour celui qui, à l’époque, vivait du RSA après la liquidation de sa première SARL et ne disposait que d’un forum Internet ainsi que d’une page Facebook pour mobiliser les patrons de TPE en colère. De la dizaine de collectifs surgis des réseaux sociaux durant la séquence 2013-2014 (« tondus », « plumés », « pigeons », « poussins », « citrons », etc.), SNE est le seul ayant perduré sous forme d’une association qui évite aujourd’hui de trop compter ses adhérents directs, mais qui revendique 110 000 inscrits à sa newsletter et qui enregistre encore 34 000 abonnés sur Facebook. Et qui se dit prête à déterrer à nouveau la hache de guerre face à l’État.

Rappel des troupes

En cause : le nouveau régime de Sécurité sociale des indépendants qui a succédé au RSI en 2018. « Il y a eu des points d’amélioration, c’est vrai. Quand on les appelle, on a de nouveau affaire à des êtres humains et plus à des boîtes vocales. Le passage à la Cnam pour les indemnités journalières et de volet santé est aussi une bonne chose. Mais le système de calcul reste incohérent, car il prend toujours comme référence l’année N-2 et contraint l’entrepreneur à provisionner sur l’année N+ 1 ! Ce que l’on demande, c’est un alignement sur le régime de la microentreprise. On déclare son chiffre d’affaires sur le mois, le trimestre ou l’année, et on n’a pas de mauvaises surprises ! » Un tel système a fait l’objet, en 2019, d’une expérimentation menée en Occitanie et en Île-de-France. Mais faute d’entrepreneurs volontaires en nombre suffisant pour tester le nouveau mode de calcul, elle a été repoussée de six mois en début d’année, pour une conclusion programmée en juin. « On a peur que l’État nous la fasse à l’envers en annonçant que faute d’expérimentation satisfaisante, le nouveau mode de calcul ne sera jamais adopté ! » rugit Pascal Geay. De ce fait, le micro-entrepreneur bat le pavé pour sonner le rappel des troupes. En janvier, l’association a validé le principe d’opérations coups de poing à mener si d’aventure, l’expérimentation ne s’achevait pas sur une note positive. Oui, mais cette fois, combien de divisions ? Car côté organisations d’employeurs, la guerre contre le RSI relève aujourd’hui de l’affaire classée. Sophie Duprez, gérante de plusieurs sociétés de restauration à Clermont-Ferrand, a fait, en 2013, partie des « moutons », ce collectif anti-RSI lancé par la CGPME pour exiger la réforme du régime honni. Coiffée du masque de l’animal éponyme, elle avait elle aussi donné de la voix devant le siège dionysien de l’institution il y a six ans.

Ambiance apaisée

Mais aujourd’hui, le ton a changé. L’ancienne opposante est devenue, en 2019, présidente de l’assemblée générale du Conseil de la protection sociale des travailleurs indépendants (CPSTI)… L’institution qui a succédé au RSI ! Forcément, le langage est devenu plus mesuré : « J’aurais voulu que l’auto-déclaration soit intégrée dans le nouveau régime, mais nous sommes en train de travailler avec les Urssaf pour la rendre possible. En attendant, le basculement entre RSI et SSI s’est fait de manière satisfaisante et, aujourd’hui, le fonctionnement du régime s’est amélioré. Les calculs et les prélèvements sont désormais gérés directement par les Urssaf, la couverture santé est assurée en direct par l’Assurance maladie, et les dossiers retraites sont pris en charge par les Caisses régionales d’assurance-retraite », énumère-t-elle. Quant à la réforme des retraites, que le Gouvernement a choisi de passer en force début mars, si elle suscite la colère de certaines professions libérales qui ont choisi de conserver leur régime spécial, à commencer par les avocats, elle devrait en revanche profiter aux artisans, aux commerçants, aux petits agriculteurs et aux travailleurs indépendants… À condition que le Gouvernement tienne sa promesse d’instaurer un plancher minimal de 1 000 euros pour les petites pensions.

Même tonalité apaisée du côté des anciens « pigeons », le premier de ces collectifs de mécontents autonomes qui a été lancé en 2012 sur Facebook par Jean-David Chamboredon. Ce capital-risqueur et ses amis n’avaient aucun grief particulier contre le RSI, leur protestation était à l’époque dirigée contre le projet de hausse de la taxation du capital-risque dans les PME. « Le projet de loi de finances 2013 évoquait une hausse jusqu’à 60 % ! De quoi dégoûter n’importe qui d’investir dans une start-up », s’explique-t-il aujourd’hui. Le collectif avait fédéré jusqu’à 75 000 entrepreneurs, mais sans démonstration de force dans la rue, uniquement sur le Web. Lui non plus ne voit pas aujourd’hui de raisons de reprendre les hostilités à l’ère de la start-up nation : « Ce serait contre-productif vu le positionnement pro-business de l’actuel Gouvernement », ajoute-t-il.

Dégagisme et représentativité

La posture pro-entreprises adoptée par l’exécutif n’empêche pas les organisations d’employeurs de garder un œil sur le moral de la base. En 2013-2014, l’U2P et la CGPME avaient lancé leurs propres collectifs, respectivement « les sacrifiés » et « les moutons », pour canaliser le conflit et pour profiter de la contestation afin d’avancer leurs propres agendas anti-fiscaux. Quatre ans plus tard, l’explosion des « gilets jaunes » en novembre 2018 a surpris tout le monde. « De nombreux artisans et commerçants étaient sur les ronds-points lors des premières semaines du mouvement. Difficile de ne pas comprendre leurs revendications qui sont celles des populations de la France périphérique. Mais les violences sur les Champs-Élysées survenues dès le deuxième ou le troisième samedi et dirigées contre des commerces étaient inacceptables. Il était, dès lors, hors de question de soutenir le mouvement », se souvient Alain Griset, président de l’U2P. Les organisations patronales avaient alors engagé leurs propres « grands débats » au sein de leurs réseaux territoriaux pour tenter de comprendre les raisons de la colère et pour recueillir les doléances.

Avec succès ? Pas sûr. « Les entrepreneurs engagés aux côtés des “gilets jaunes” sont rarement adhérents de nos organisations. Ils échappent encore en grande partie à notre scope », soupire François Asselin, président de la CPME. Accusées par certains collectifs d’indépendants et de petits patrons énervés d’être trop souvent les auxiliaires de l’État et de préférer les ors de la République aux sit-in devant les centres départementaux des impôts, les organisations d’employeurs traditionnelles peinent à recréer du lien avec cette frange du patronat. « Le Medef, la CPME et l’U2P sont mes pires ennemis. Ils ne représentent plus rien et négocient avec l’État dans leurs propres intérêts sans se soucier de ceux des entrepreneurs ! » confirme Pascal Geay. La coupure entre les petits patrons et ceux censés les représenter serait-elle si profonde ? En 2014, une petite association d’entrepreneurs (« les citrons exploitables ») avait réussi à emporter quatre sièges à la chambre des métiers de l’artisanat du Tarn. L’exemple n’a pas été réitéré, mais il démontre que le monde patronal peut, lui aussi, connaître ses moments populistes.

« Le dégagisme qui touche toute la société nous atteindra aussi si nous continuons à pratiquer un syndicalisme d’appareil plutôt qu’un syndicalisme de projets », avertit François Asselin, qui indique avoir entrepris la transformation de sa confédération en ce sens voici deux ans. « Nous souffrons toujours d’une crise de la représentativité avec un système de calcul injuste qui privilégie le Medef au détriment des représentants des TPE-PME », renchérit Alain Griset. À ses yeux, le danger de voir éclater une nouvelle colère spontanée de ce lumpenpatronat est dans l’immédiat peu probable… Mais pas impossible. « Rien ne nous est remonté du terrain, mais on sent un certain malaise flotter. D’autant que le signal envoyé par Emmanuel Macron aux “gilets jaunes” fin 2018 en débloquant 17 milliards d’euros a été maladroit. Il a instauré une certaine forme de “prime à la casse” dans les esprits. Cassez et vous serez écoutés ! » affirme cet ancien dirigeant du principal syndicat des artisans taxis qui, en son temps, a su organiser des opérations coups de poing pour faire entendre la voix de la profession. « Oui, mais toujours pacifiquement et en sachant ne pas franchir certaines limites ! » assure-t-il. Tous les mécontents de la galaxie patronale l’imiteront-ils ?

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre