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Quand les salariés prennent en main les RH

À la une | publié le : 01.02.2020 | Adeline Farge

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Quand les salariés prennent en main les RH

Crédit photo Adeline Farge

Décrocher le salaire de son choix, avoir des vacances illimitées, gérer son planning selon ses envies, recruter son collègue idéal… Beaucoup en rêvent. Et pourtant, c’est une réalité dans les entreprises qui innovent pour attirer les talents.

Exit la pointeuse et les remarques désobligeantes si un collègue quitte l’open space avant 17 heures. Chez Popchef, start-up spécialisée dans la livraison de plateaux-repas, les salariés partent en vacances quand ils le veulent et autant qu’ils le désirent, ils télétravaillent depuis le lieu de leur choix et ils gèrent leurs horaires à leur guise, à condition de ne pas perturber le fonctionnement de la société. Si les quinze collaborateurs n’ont aucune contrainte physique ou horaire, ils sont toutefois tenus d’atteindre les objectifs quantifiés de manière collégiale tous les trimestres. Avec une moyenne de six semaines de congé par an, aucun dérapage n’a été constaté depuis 2012. « Des gens performants ont besoin de souffler plus souvent, d’autres plus endurants sont moins productifs. Plutôt que d’imposer des règles strictes, je préfère laisser chacun s’organiser en fonction de sa charge de travail. Si ce système, basé sur la confiance et sur la bienveillance, offre une grande liberté, il encourage aussi les salariés à être plus responsables et autonomes. C’est sur leurs résultats qu’ils sont jugés, et non plus sur leur présentéisme », indique François de Fitte, le directeur général.

Ces vacances à la carte ont convaincu Jules, diplômé de l’EM Lyon, de rejoindre la société en 2018, alors qu’il était sollicité par plusieurs employeurs. « C’est appréciable de pouvoir partir sans avoir besoin de demander l’accord de son responsable. En 2019, j’ai pu profiter de huit semaines de congés payés. Pour en bénéficier, je mets le paquet pour tenir mes objectifs sur les deux premiers mois. Dès que les rendez-vous avec les clients se sont enchaînés et que mon chiffre d’affaires commence à tomber, je peux m’absenter », raconte le commercial.

Des entreprises au recrutement atypique

Réussir à concilier les contraintes personnelles des uns et des autres tout en gérant un carnet de commandes à saturation peut virer au casse-tête pour un patron. Puisque les salariés sont les mieux placés pour trouver des arrangements qui conviennent à tous, GT Location laisse les membres de ses équipes se coordonner pour les prises de congés, à condition qu’ils soient toujours deux en permanence dans les locaux, et se débrouiller avec la gestion de leur planning d’exploitation. Aux conducteurs de se répartir équitablement les tournées pour livrer les clients en temps et en heure, sans l’intervention d’un manager. Une méthode applaudie par Marc Sabatier, président du cabinet Julhiet Sterwen : « En laissant les salariés s’organiser entre eux, l’entreprise développe l’entraide dans ses équipes. De plus, les collaborateurs seront plus investis si leur réalité quotidienne est prise en considération. » Il y a pourtant le risque que l’attribution des congés se transforme en foire d’empoigne si tous les salariés souhaitent prendre le large en même temps. François Geuze, expert RH, met en garde : « Dans les groupes, vous avez toujours des grandes gueules qui veulent prendre l’ascendant et faire régner la loi du plus fort. Si les congés sont répartis collectivement au sein d’une équipe, ils vont imposer leurs volontés. Le manager doit pouvoir arbitrer et garantir que chacun puisse faire valoir ses droits. »

Le pouvoir de décision ne s’arrête pas à la gestion des repos. Chez Sogilis, qui n’a pas de service RH, la direction se contente de déterminer le nombre de candidats à recruter dans l’année. Elle ne les rencontre que dans un second temps. Ce sont les salariés, en binôme, qui postent les annonces sur les job-boards, étudient CV et lettres de motivation, organisent les entretiens d’embauche, placent les candidats devant des problèmes informatiques, vérifient l’adéquation de leurs valeurs avec celles de l’entreprise et évaluent leurs capacités à s’y intégrer. « Les collaborateurs connaissent mieux que la direction les besoins sur le terrain et l’ambiance en interne. Ils savent précisément les compétences et les personnalités que nous devons recruter. Les personnes retenues par les équipes seront donc plus adaptées pour le poste de travail et elles s’intégreront plus facilement. Par le passé, j’ai fait l’erreur d’imposer des profils excellents techniquement mais avec lesquels les salariés ne s’entendaient pas », explique Christophe Baillon, PDG de la société d’ingénierie informatique. À la fin de la période d’essai, les collaborateurs à l’origine du recrutement décident de sa prolongation, de son arrêt ou de l’embauche directe de l’arrivant.

De leur côté, les futurs conducteurs de GT Location, après avoir été reçus en entretien par le chargé de recrutement, sont soumis à un test de conduite routière aux côtés de leurs pairs. L’occasion pour les deux salariés volontaires d’analyser leur savoir-être, de les questionner sur leur intérêt pour le poste, mais aussi de décrire l’envers du décor du métier : horaires décalés, ambiance au travail, clients exigeants… « On a eu des soucis avec des conducteurs recrutés par les chefs qui se rendaient compte, au bout de trois semaines, que le job ne leur plaisait pas. Les managers exposaient les avantages mais pas forcément les inconvénients et, derrière, il y avait des déceptions. En plus, comme les candidats se livrent plus facilement avec nous que devant le patron, on arrive mieux à cerner leur motivation », souligne Franqui Cylly, chauffeur.

Plus étonnant, le rituel du grand oral de Lucca. Les candidats finalistes réalisent une présentation sur le thème de leur choix devant une douzaine de collaborateurs de cette start-up spécialisée dans l’édition de logiciels RH. Ces derniers donneront, à l’issue de cette épreuve, leur avis sur un éventuel recrutement, même si le manager continue de trancher. Après l’incontournable échange sur leur parcours professionnel, les futurs salariés se voient poser toujours la même question : « Combien valez-vous sur le marché ? »

Des salaires transparents

Une façon de les plonger dans le grand bain. Car, chez Lucca, les employés ayant plus de trois ans d’ancienneté maison déterminent leurs augmentations salariales. « En position de force sur le marché, nos développeurs et nos consultants peuvent trouver un nouvel emploi du jour au lendemain. Si on veut les recruter et les fidéliser, ils doivent être à l’aise avec leurs revenus. Quand les augmentations sont gérées uniquement par le patron, cela génère de la frustration et des soupçons », estime Gilles Satgé, le PDG. Au cours d’une réunion annuelle, chacun prend la parole à tour de rôle, indique quel nouveau salaire il désire et en donne la raison. Si les collègues et les managers peuvent émettre des remarques sur les prétentions qui leur paraissent trop élevées ou trop basses, les salariés ont le dernier mot. « Chez Lucca, tout est transparent, à commencer par les salaires. Les gens qui réclament une somme plus importante que celle de leurs collègues devront justifier ces différences par leur performance. De peur de ne pas être à la hauteur, ils restent raisonnables. Il y a pu avoir des désaccords portant sur des écarts de 1 000 à 3 000 euros, mais j’ai pris sur moi et j’ai ravalé ma fierté », relève le dirigeant, qui note que les salaires sont plus élevés d’environ 3 % de ceux du marché. « Ce n’est pas parce que les gens peuvent travailler n’importe quand, ou fixer les salaires qu’ils veulent, que cela devient l’anarchie. Ce sont des adultes responsables qui savent que s’ils abusent du système, ils mettent en péril la pérennité de l’entreprise », insiste Stéphane Rios, président fondateur de Fasterize, un accélérateur de sites Web. Pour leur permettre de déterminer le montant de leurs augmentations, ce patron communique à ses salariés les grilles salariales et les indicateurs financiers de la société, tandis que les rémunérations et les prétentions de chacun sont accessibles par tous. « C’est important que les salariés aient tous les éléments en main pour se positionner. S’ils demandent trop, leurs pairs vont les challenger et ils auront intérêt à avoir préparé un argumentaire solide pour que leurs prétentions soient validées par le collectif », souligne Stéphane Rios.

Flexjob incite aussi ses collaborateurs à approfondir leur réflexion sur leurs prétentions en leur soumettant une série de questions écrites : « Comment je souhaite m’engager pour progresser ? », « À quelle valeur j’ai contribué depuis ma dernière augmentation ? », « Quel pourcentage d’augmentation me paraît juste ? »… Un accompagnement indispensable aux yeux d’Eva Milcent, consultante RH à Obea : « Le processus d’autogestion sur les salaires doit être extrêmement cadré par les RH. Le risque pour l’entreprise est d’avoir des rémunérations déconnectées de la réalité économique et des disparités entre les salariés ayant le même profil. Certains peuvent estimer s’impliquer davantage que leurs collègues et donc mériter un meilleur traitement, et d’autres se sous-estimer et s’attribuer un salaire plus bas. »

Une surveillance à 360 degrés

Pour réussir à s’autoévaluer, Margaux est invitée un mois avant les délibérations à récolter les feed-back de quelques collègues, des retours qui l’aideront à avoir une vision éclairée de sa contribution à la réussite de l’entreprise. « Comme on est tous au même niveau hiérarchique, je suis plus ouverte aux critiques de mes collègues qu’à celles de mon manager. On travaille ensemble et on voit au quotidien les activités de chacun. Ces remarques constructives, qui portent sur le fond, nous aident à grandir. On se nourrit mutuellement. C’est beaucoup plus efficace que l’entretien annuel avec le manager », constate cette facilitatrice en organisation du travail chez Flexjob. Tous les six mois, Fasterize organise des discussions tournantes en one-to-one avec des collègues tirés au sort, où chacun peut donner à l’autre son avis sur ses faiblesses, sur ses points positifs, ainsi que des recommandations pour progresser. Chez Octo Technology, ces remarques sont prises en compte pour l’évaluation globale des collaborateurs, aux côtés de celle du manager. « Nous avons un regard beaucoup plus riche sur la performance du collaborateur qu’avec l’analyse effectuée par un seul manager », précise Ludovic Cinquin, CEO du cabinet de conseil et de réalisation IT. À partir d’un outil en ligne, les consultants peuvent adresser à n’importe qui dans l’organisation une demande d’évaluation, accompagnée d’un formulaire comportant trois questions : « Qu’est-ce que tu peux me dire de positif sur notre collaboration ? », « Ce que je pourrais améliorer ? », « Quelles sont tes suggestions d’amélioration ou les autres commentaires dont tu voudrais me faire part ? ». De même, avant leur entretien avec leur manager, les employés de Leroy Merlin doivent collecter les feed-back de trois personnes de leur rayon, de leur secteur, et du magasin, portant sur une présentation, sur une compétence métier, sur une posture professionnelle… « Les collaborateurs doivent être évalués sur des objectifs et sur des compétences professionnelles, non pas sur des critères liés aux affinités ou au ressenti. Nous les avons donc formés à réaliser des feed-back pour que le processus soit le plus juste possible », affirme Maud Dormieu, responsable RH de Leroy Merlin de Béthune. Car placer les salariés sous le radar de leurs collègues peut créer une ambiance délétère. Si les fonctions RH se voient déchargées de certaines activités par ce type d’organisations, c’est à elles de donner les règles du jeu et d’accompagner les collaborateurs pour éviter les dérives.

Auteur

  • Adeline Farge