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Jacques Toubon, ardent défenseur des droits fondamentaux

Décodages | Institutions | publié le : 01.01.2020 | Sophie Massieu

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Jacques Toubon, ardent défenseur des droits fondamentaux

Crédit photo Sophie Massieu

À quelques semaines de la remise de son sixième et dernier rapport annuel, le Défenseur des droits prône la lutte contre les déterminismes, sociaux notamment, qui lui semblent de plus en plus difficiles à combattre. Vivement contesté au moment de sa nomination, l’homme est aujourd’hui salué, y compris par ses plus grands détracteurs pour avoir permis à l’institution de devenir un contre-pouvoir efficace.

La porte s’ouvre enfin. Jacques Toubon, 78 ans, entre dans la salle de réunion attenante à son bureau de Défenseur des droits. Il a quinze minutes de retard, des fiches à la main, l’air dans sa bulle ou fatigué, on ne sait trancher. On remercie cet homme visiblement très occupé de nous recevoir : « Oui c’est vrai, je suis un peu surbooké. » In extremis, on se retient de plaisanter sur cet emploi du franglais. Lui, le promoteur, en 1994, alors qu’il était ministre de la Culture, d’une loi ayant tant fait parler qui visait à privilégier l’usage du français…

On a senti qu’avant, peut-être, de prétendre faire une blague, il allait falloir créer le contact. « Et vous avez bien fait de vous abstenir en effet ! » sourit Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), à qui plus tard on raconte l’anecdote… « Il est difficile d’accès, peut se montrer pugnace, tenace, assez silencieux, stratège », complète Christophe Roth, délégué national CFE-CGC et vice-président du Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHP).

Le principe du portrait a été accepté, mais Jacques Toubon verrouille en effet bien les portes de sa sphère personnelle, et même celles de son bureau, où l’on aurait préféré réaliser l’entretien, dans l’espoir d’y percevoir une note plus intime. « Il est pudique et ne se livre pas, confirme Alain Rochon, président d’APF France Handicap, jadis haut fonctionnaire, lui aussi. Je le connais depuis les années 1970 et on ne se tutoie pas, par exemple… » Alors on s’assied, et on accepte de ne pas, tout de suite, mener le jeu. On est venu avec nos questions, lui avec ses réponses… Pour tenter de les faire coïncider, on va l’écouter, avant d’espérer l’interroger.

Lutter contre les fatalités individuelles et collectives.

C’est que l’homme assis sur notre gauche, nommé Défenseur des droits par François Hollande à peu près contre l’avis de tous, en juillet 2014, a un message à délivrer, et une mission dont il entend s’acquitter jusqu’à la fin de son mandat, non renouvelable, mi-2020. La fermeté des convictions tranche avec le timbre de la voix, bas, comme avec son débit, très lent, chaque mot étant bien détaché de ceux qui l’entourent. Le regard reste baissé sur des feuilles placées devant lui sur la table, il ne se tourne quasiment jamais vers l’interlocuteur : le message passe plus par l’action que par le prosélytisme. Et la première idée-force, c’est le souhait qu’un homme libre ne soit jamais réduit à ce qu’il est ou à ce que l’on croit qu’il est : Jacques Toubon dénonce cette essentialisation, qui va à l’encontre de la liberté et de l’égalité. Une liberté qu’il entend bien défendre contre les politiques sécuritaires. Et une égalité qu’il veut promouvoir en luttant contre les fatalités : « Les déterminismes, notamment sociaux, représentent la pire des choses. On doit les combattre. On peut échapper aux conditionnements, aux injustices, aux inégalités, notamment à travers un accomplissement professionnel. Et sur le plan collectif, cette lutte passe par une garantie égale de l’effectivité des droits fondamentaux. »

À quelques semaines de la remise de son sixième rapport annuel, le Défenseur des droits a le sentiment que la situation se dégrade, dans nos sociétés contemporaines, en particulier du fait de phénomènes économiques : « Historiquement, le capitalisme a représenté un instrument d’égalité des conditions. Aujourd’hui, il se résume à la concentration et impose un modèle dont on ne peut sortir. On se heurte à un rouleau compresseur, et les désirs individuels se voient contrecarrés par des forces économiques ou par des politiques discrétionnaires. Des multinationales et des régimes autoritaires confisquent des opportunités pour des milliards d’êtres humains… » Dès lors, les politiques publiques doivent, selon lui, « lutter contre les fatalités individuelles et collectives ».

Une « divine surprise ».

Les politiques publiques plus que les hommes politiques, puisque, selon Jacques Toubon, l’essentiel consiste à agir, que l’on exerce ou non des fonctions nationales. Et de s’interroger sur le moment où lui-même a été le plus utile, en essayant de promouvoir la possibilité de faire appel du jugement d’une cour d’assises lorsqu’il était garde des Sceaux – finalement mise en place par la gauche quelques années plus tard – ou lorsque, maire du 13e arrondissement, il a créé des équipements sportifs par exemple… « L’idée est de servir le bien commun, qu’il s’agisse de prendre des mesures locales concrètes ou de bâtir de grandes règles nationales. » Sans doute avait-il déjà cette conviction lorsqu’il a candidaté au poste de Défenseur des droits. Mais à l’époque, lui et le président socialiste de la République, François Hollande, qui lui a confié cette mission, devaient être à peu près les seuls en France à en être convaincus. Il ne revient pas sur les critiques qui lui ont alors été adressées. Probablement ont-elles glissé sur cet homme habitué à l’arène depuis la décennie 70, et en particulier depuis la campagne des élections municipales de 1977 qui marquera son engagement définitif dans la vie politique et dans les instances dirigeantes du RPR. Il commente sobrement sa désignation : « Le choix pouvait être de nommer un profil politique, avec une expérience de terrain et une vision sociale, ou un profil uniquement technique et juridique. » Alors député socialiste, Alexis Bachelay faisait partie, à l’époque, des élus de la majorité les plus remontés contre cette nomination, invitant ses collègues à ne pas la ratifier. « Nous avions le sentiment d’être mis devant le fait accompli avec la nomination d’un fidèle du chiraquisme pour des questions d’affinités, de réseaux, de renvois d’ascenseur. »

Jacques Toubon était aux yeux de ses détracteurs l’un des derniers « grognards » qu’il était encore possible de récompenser. Ils y voyaient un « recyclage de copains » pour un « dinosaure ». Alexis Bachelay dit aujourd’hui, sans l’ombre d’une hésitation : « Nous nous sommes trompés. Il a fait de cette institution un aiguillon, un contre-pouvoir, il lui a donné ses lettres de noblesse. Il a fait preuve d’indépendance et n’a pas hésité à défendre les libertés publiques, quitte à faire des vagues. » C’est une « divine surprise », renchérit le syndicaliste Christophe Roth. « Il a très bien vieilli, comme les bons vins, s’amuse l’élu associatif Alain Rochon. On a tous changé, avec l’âge, nous ne sommes plus les jeunes chiens fous que nous avons été… Aujourd’hui, sa voix porte, et il aura agacé les différents pouvoirs en place. » Notamment grâce à une connaissance des dossiers qu’Alain Rochon qualifie d’« extraordinaire » : « Jacques est capable de parler dix minutes d’un sujet hyper technique sans notes… » « C’est un intellectuel qui connaît bien les rouages de l’État », abonde Christophe Roth, qui estime qu’il exerce une fonction de « lanceur d’alerte sur les sujets sociétaux ». Même les plus réticents n’ont jamais contesté ses connaissances juridiques : « Nous ne mettions pas en doute ses compétences, se souvient Alexis Bachelay. Nous nous inquiétions de son indépendance, et des valeurs qu’il allait véhiculer. »

Ni de droite ni de gauche.

Celui qui, en 1982, avait voté contre la dépénalisation de l’homosexualité aurait-il opéré un virage à 180 degrés ? « Jacques Toubon ne se définit pas par son militantisme, mais par son engagement, décrypte Marie-Anne Montchamp. Lorsqu’il occupe une fonction, il se conforme à ce que sa mission attend de lui. Parfois sans nuance. Il ne change pas de conviction, mais d’engagement, jusqu’à faire sienne la raison d’être du cadre qui est le sien. En l’occurrence, en tant que Défenseur des droits, la garantie de l’effectivité des droits fondamentaux. » La présidente de la CNSA parle d’une « manière non négociable d’être lui-même » et l’imagine facilement « piquer de saines colères ».

Jacques Toubon lui-même refuse aujourd’hui de se situer sur l’échiquier politique, renvoyant cette question à sa vie d’avant. Et il explique ses positions passées par la loi du jeu parlementaire : il était dans l’opposition et jouait son rôle, d’autant que, précise-t-il, c’était la première alternance depuis 23 ans ! Un contexte historique qui, à ses yeux, explique la rigidité de certaines prises de position. Pour lui, actuellement, Gouvernements de gauche et de droite mènent une même « politique de la peur » qu’il veut combattre, demandant qu’on le juge à l’aune de son action sans chercher à le ranger dans une case partisane. Issu d’une famille plutôt de gauche, il dit être devenu gaulliste « par reconnaissance » et confie volontiers que la fidélité à Jacques Chirac a orienté sa carrière politique : « À partir de 1971, je ne l’ai pas quitté. » Ils se sont côtoyés à partir de 1969, à la Fondation Claude-Pompidou, puis dans des cabinets ministériels successifs : Relations au Parlement, Agriculture, Intérieur, Matignon… Il sera maire du 13e arrondissement pendant que Jacques Chirac occupera l’Hôtel de ville, puis garde des Sceaux durant les deux premières années de son premier mandat. Il ne sait – ou ne souhaite – expliquer ce qui les a séduits, l’un et l’autre. Pudeur, sans doute, là aussi. Tout juste concède-t-il cette confidence que Jacques Chirac était réservé et que son « charisme était empreint de tenue ». Il aura fallu attendre une heure vingt d’entretien avant que Jacques Toubon n’entrouvre une porte sur sa vie d’homme. Mais là encore, pour refuser la moindre case. Où considère-t-il avoir ses racines ? À Nice, où il est né ? À Paris, où il vit ? Sur l’île de Ré, où il possède une résidence secondaire ? « J’aime les attaches locales multiples, sans exclusivité. Nous sommes faits de morceaux, c’est ainsi que nous construisons notre destin… » Ses loisirs ? Il en a peu et dit être pris par son travail sept jours sur sept. Alors, quand il peut souffler, il apprécie de voir sa famille, le farniente, le compagnonnage avec des livres d’art ou historiques. Il continue d’aller voir des spectacles le plus régulièrement possible, mais il voyage peu maintenant, après l’avoir beaucoup fait, notamment en Afrique du Nord et en Polynésie, qui semblent recueillir ses préférences.

Que fera-t-il à l’issue de son mandat ? Sans doute pas écrire des Mémoires, qui consistent à « se donner un rôle de deus ex machina ». Enseigner ? Militer ? « Je serais désolé de ne pas utiliser dans l’intérêt général ce que j’ai appris, notamment ces six dernières années. Je refuserai en tout cas d’être instrumentalisé. J’ai goûté à la liberté et à l’indépendance, presque totales, et il est pour moi inenvisageable de perdre ça. » La porte s’ouvre, déjà. Son assistante le gronde. Une fois encore, il n’a pas regardé sa montre ! Il confirme, se lève, salue. Il sera en retard à son rendez-vous suivant, personnel celui-là, peut-être de bien plus que quinze minutes…

En huit dates

29 juin 1941 : naissance à Nice (Alpes-Maritimes).

1981-1993 : député.

1983-2001 : maire du 13e arrondissement de Paris.

1993-1995 : ministre de la Culture et de la Francophonie.

1995-1997 : garde des Sceaux.

2004-2009 : député européen.

2007-2014 : président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

17 juillet 2014 : devient Défenseur des droits.

Mode d’emploi

Le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante. Elle est née en 2011 de la fusion de quatre entités, dont le médiateur de la République et la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Toute personne qui s’estime discriminée peut y faire appel. Le Défenseur des droits peut aussi se saisir lui-même de situations qui lui semblent contraires à l’égalité ou à l’égal accès aux droits. Jacques Toubon a notamment pris des positions fermes contre des utilisations jugées excessives de la force, notamment pendant la crise des « gilets jaunes » ou durant l’état d’urgence. Il a succédé à Dominique Baudis, premier titulaire de la fonction, disparu en 2014.

Auteur

  • Sophie Massieu