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Les slasheurs dépoussièrent le travail

Décodages | Emploi | publié le : 01.12.2019 | Ingrid Seyman

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Les slasheurs dépoussièrent le travail

Crédit photo Ingrid Seyman

Le terme « slashing » est employé pour désigner la pluriactivité non contrainte. Présent dans le monde professionnel depuis quelques années, ce phénomène est intergénérationnel, adopté autant pour des raisons d’épanouissement personnel que financières.

Si l’appellation « slasheur » a fait son entrée dans le paysage professionnel français il y a déjà quelques années, la pluriactivité non contrainte reste un phénomène difficile à quantifier : selon une étude réalisée en 2017 par le Salon des microentrepreneurs, la France compterait quelque 4, 5 millions de pluriactifs, dont 70 % le seraient par choix. L’Insee en dénombrait à peine 1,8 million deux ans plus tôt – des femmes dans 64 % des cas – en rappelant que le temps partiel contraint était la première cause de pluriactivité dans l’Hexagone. Or, le slasheur est un pluriactif consentant, ayant fait le choix de travailler pour divers employeurs et/ou de mener de front plusieurs activités professionnelles, pas forcément salariées. Une démarche aux antipodes de celle du travailleur pauvre contraint de cumuler un emploi salarié avec une activité de chauffeur en autoentrepreneur pour le compte d’une plateforme. Ou de la femme de ménage/garde d’enfants/auxiliaire de vie : l’occasion de rappeler que dans le tertiaire non marchand, secteur traditionnellement féminin et conséquemment aussi peu valorisé que rémunérateur, trois pluriactifs sur quatre sont des femmes. Contrairement aux idées reçues, le pluriactif consentant est donc le plus souvent de sexe masculin. Et la plupart des femmes ayant choisi d’avoir deux activités exercent fréquemment l’une d’entre elles à la marge, en soirée ou le week-end.

Une réponse à la fin du salariat à vie.

Il n’en demeure pas moins que les slasheurs sont dans l’air du temps. Comme le résume Marielle Barbe, auteure de « Profession Slasheur » (Marabout) : « Le mythe de l’emploi à vie, comme celui du prince charmant, n’est plus d’actualité aujourd’hui. » Des propos qui font écho à ceux de Pascal Fabry, 33 ans, qui mène depuis trois ans une double vie professionnelle car il est à la fois architecte – sous le statut d’autoentrepreneur – et tubiste dans différentes formations musicales, en tant que salarié, soumis au régime des intermittents du spectacle. « J’ai négocié une rupture conventionnelle lorsque l’agence qui m’employait en tant qu’architecte a refusé que je passe au 4/5e. Je suis donc devenu autoentrepreneur afin de continuer à exercer ma profession, tout en consacrant la moitié de mon temps à mon activité de musicien. Je trouve aberrant qu’un employeur s’attende à ce que je consacre toute mon énergie à servir ses intérêts, en sacrifiant les miens sur l’autel d’une sécurité de l’emploi qui n’existe plus depuis bien longtemps. » Comme l’écrit Marielle Barbe, « les générations X, Y et Z, ayant intégré que sécurité de l’emploi et retraite ne feraient pas partie de leur vocabulaire et encore moins de leur vie, s’affranchissent des injonctions sociales carriéristes ».

Un slashing de plus en plus intergénérationnel.

Si les digital natives sont plus prompts que les autres à refuser de sacrifier leurs multiples appétences professionnelles, le phénomène est loin de se cantonner aux jeunes générations, qui ne sont pas les seules à avoir fait les frais de la précarisation de l’emploi. Ainsi compte-t-on parmi les slasheurs de nombreux seniors, qui n’auraient peut-être pas goûté aux joies de la multiactivité si leur ancien employeur ne les y avait pas « invités » sur le tard. Marc Sibold est l’un d’entre eux : ancien directeur international des ressources humaines du bureau Veritas, il s’est lancé dans le slashing suite à une réorganisation interne au sein de son entreprise, survenue alors qu’il avait 53 ans. « Je n’avais plus envie à cet âge de reprendre des postes de DRH tels qu’on me les proposait et qui étaient plus limités que ceux que j’avais occupés jusqu’alors », explique celui qui réalise aujourd’hui des missions ponctuelles en tant que DRH pour le compte de PME, tout en étant expert à l’ENA – où il intervient comme formateur – et médiateur agréé au centre de médiation et d’arbitrage de Paris. Une deuxième vie professionnelle que certains seniors n’hésitent pas à anticiper, à l’image de Dominique Menceur, assistante de direction dans le secteur du digital et autoentrepreneuse depuis février 2019. « En parallèle de mon activité salariée, j’accompagne des cadres supérieurs dans leur évolution professionnelle », explique cette pragmatique de 53 ans, qui a suivi une formation d’un an au métier de coach avant de se lancer. « Chez les plus diplômés, l’idée de la formation à vie s’est imposée. Entre l’offre présentielle et ses multiples déclinaisons virtuelles, on peut désormais apprendre un nouveau métier quel que soit son âge », souligne Marielle Barbe, pour qui le phénomène slashing résulte aussi d’une diversification croissante des compétences. Aujourd’hui, Dominique Menceur ne travaille à son compte que le week-end ou en soirée, mais souhaiterait, à moyen terme, passer au 4/5e afin de consacrer plus de temps à sa nouvelle activité. « L’idée est d’avoir un métier que je pourrais exercer à plein temps une fois à la retraite », résume celle qui trouverait « légitime que les employeurs accompagnent leurs salariés vers une deuxième vie professionnelle, au lieu de les licencier parce qu’ils sont vieux… et chers ». Dans un pays où les chômeurs de plus de 50 ans passent en moyenne 673 jours au chômage alors que l’âge de la retraite n’en finit pas de reculer, le slashing des seniors est donc aussi une « assurance vieillesse » : un moyen de se mettre à l’abri en cas de licenciement, en ne dépendant pas exclusivement du salariat pour engranger des revenus.

L’autoentrepreneuriat comme accélérateur.

Si plus de la moitié des pluriactifs dénombrés par l’Insee cumulent plusieurs emplois salariés, les « pluri-consentants » ont rarement deux employeurs ou plus (voir portrait). Ils sont néanmoins très nombreux à exercer au moins une de leurs activités en tant qu’autoentrepreneur, à l’image de Pascal Fabry, qui ne se serait « jamais lancé dans cette vie professionnelle multiple sans la possibilité offerte par ce statut, très souple ». Car le slasheur est souvent un chef d’entreprise qui s’ignorait et auquel le statut d’autoentrepreneur permet de tester, avec un risque limité, une nouvelle activité et de nouvelles responsabilités. Si le jeune architecte n’envisage pas de trancher entre sa vie d’entrepreneur et son activité salariée, « toutes deux nécessaires à son équilibre personnel comme financier », nombreux sont les slasheurs « de transition » qui finiront par quitter leur emploi pour se consacrer entièrement à leur entreprise. Tel est le cas de Clément Hostache, créateur de ShareAthlon, une plateforme de prêt de matériel sportif, dont l’idée a germé alors qu’il était encore salarié. « J’ai développé le concept dans le cadre d’un programme d’intrapreneuriat chez Decathlon, en 2016 », explique le jeune homme de 33 ans, qui s’est lancé à son compte après deux ans de polyactivité éreintante. Aujourd’hui, Clément Hostache continue à slasher puisqu’il assure des missions ponctuelles comme facilitateur chez son ex-employeur, mais il ne regrette pas le salariat. « J’ai peu d’exigences matérielles mais un besoin d’accomplissement très fort », résume ce touche-à-tout, qui a « toujours eu tendance à déborder de son périmètre ».

Des profils particuliers.

« La première caractéristique du slasheur est sa curiosité », rappelle Marielle Barbe. Curieux et peu prompt aux renoncements qu’implique la vie de salarié classique : « J’avais besoin de retrouver un enthousiasme professionnel que le salariat dans une grande structure ne pouvait pas m’apporter », explique ainsi le spécialiste des ressources humaines Marc Sibold, quand Dominique Menceur, férue de transmission, avoue trouver dans son activité de coach, « une façon d’étancher un besoin viscéral d’empathie ». Pascal Fabry se définit « comme un être multiple », incapable de cantonner sa vie professionnelle à un centre d’intérêt exclusif. Un côté « touche-à-tout » que les entreprises voient rarement d’un bon œil. « En tant qu’ancien DRH de grands groupes, je sais que le profil de slasheur effraie, regrette Marc Sibold. Pour nombre d’employeurs, la curiosité est assimilée à du papillonnage. Et la multi-activité à un manque d’investissement. » Des propos qui font écho à l’expérience de Pascal Fabry : « Lorsque je lui ai demandé de passer au 4/5e pour consacrer une partie de mon temps à la musique, mon ancien employeur m’a dit qu’il n’avait pas à financer ma danseuse », déplore le trentenaire, persuadé que l’épanouissement qu’un salarié peut tirer de sa deuxième ou troisième activité constitue un carburant essentiel à sa productivité sur son lieu de travail.

Un casse-tête pour les DRH.

Il n’en demeure pas moins que les recruteurs restent extrêmement frileux face aux profils de slasheurs. « Accepter qu’un cadre exerce une deuxième activité demande une souplesse, en matière d’organisation, qui manque à la plupart des grandes structures », analyse Marc Sibold, avant de souligner que les freins au slashing rappellent ceux liés au télétravail. « Il y a encore une culture très forte du contrôle en entreprise, avec des objectifs, mesurables à court terme, qui pèsent sur les épaules des managers. Or, le slasheur, parce qu’il n’est pas physiquement présent tous les jours sur son lieu de travail, peut être vu comme un électron libre, difficile à contrôler. » Alors que la plupart des slasheurs font preuve d’une étonnante maîtrise dans leur capacité à jongler entre leurs différentes vies professionnelles, les recruteurs sont également nombreux à craindre que l’activité « en externe » de leurs collaborateurs ne nuise à leur investissement en tant que salarié.

Les professionnels du futur ?

Et pourtant, le slasheur réunit à lui seul un grand nombre de caractéristiques du « manager idéal » moderne, prétendument recherché par nombre d’entreprises. Comme le résume Marielle Barbe, « il est agile et adaptable. Autonome et multitâche. Il se forme tout au long de sa vie et développe sans cesse de nouvelles compétences. Cerise sur le gâteau : il pense “out of the box”, il a plusieurs réseaux et des qualités de leadership indéniables ». Dans un contexte de reprise de l’emploi des cadres et alors que les exigences des nouvelles générations, en matière d’épanouissement et de quête de sens, n’en finissent pas de s’affirmer, les entreprises auront donc de plus en plus de mal à garder leurs talents ou à les recruter, en boudant les slasheurs. Marielle Barbe en est persuadée : faute d’évolution dans les pratiques en matière de ressources humaines, le prochain Me Too pourrait bien s’appeler : Balance ton job.

Un slasheur doublement salarié

Benoit Hurel est un slasheur peu commun : à 39 ans, il cumule deux postes à responsabilité en tant que salarié et une activité de gérant de Société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU), qui lui permet d’exercer des missions de consultant, de formateur ou de facilitateur, sur les 20 % du temps qui lui reste. Concrètement, ce cadre supérieur travaille au 2/5e en « garde partagée » : une semaine sur deux, il est chargé de mission transformation pour Veolia Eau France, et l’autre, référent du programme « l’entreprise autrement » pour le groupe Sigma informatique. Par chance, les deux postes sont basés dans la même ville, à Nantes. Et Benoit Hurel bénéficie d’une « grande autonomie, avec un engagement annualisé au forfait, qui [lui] permet, si besoin, de consacrer ponctuellement plus de temps à l’un ou l’autre de [ses] employeurs ». Que ce soit pour Veolia ou pour Sigma, la mission de Benoit Hurel consiste à accompagner le changement au sein de l’entreprise. Celui qui « sait coûter moins cher qu’un consultant externe » est persuadé que cette polyactivité salariale est bénéfique pour ses employeurs car elle lui permet de « garder toujours un regard externe sur les problématiques de chacun et de transférer les bonnes pratiques ». Sa double activité est synonyme d’apprentissage permanent et le pousse à jongler avec des environnements très différents, ce qui nourrit aussi son activité autonome comme conseil. « Au bout d’un moment, on perd son regard critique lorsqu’on passe trop de temps au sein d’une structure », estime celui dont le métier exige de grandes capacités d’analyse et un recul permanent sur les pratiques internes qu’il a pour mission d’améliorer. Pour autant, Benoit Hurel sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur : « Dans les deux entreprises pour lesquelles je travaille, il me faut en permanence apporter de la valeur. »

Auteur

  • Ingrid Seyman