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Loyauté : le renouveau jurisprudentiel

Idées | Juridique | publié le : 01.11.2019 | Jean-Emmanuel Ray

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Loyauté : le renouveau jurisprudentiel

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Dérivé du latin « legalis », « conforme à la loi », la loyauté qui dépasse la seule exécution des obligations contractuelles est nécessaire à la cohérence du groupe, car ses membres peuvent alors se faire confiance. Mais problème : nombre d’employeurs, comme souvent les personnes en position de pouvoir, ont une vision panoramique de la loyauté attendue d’un collaborateur. Dont le degré de loyauté attendu est aussi fonction de sa place dans l’organigramme : pour un manager, ne pas répondre à un SMS urgent le week-end, refuser de « donner un petit coup de main » en vacances, donner une interview critique à un hebdomadaire, est-ce vraiment loyal ?

Sans même parler de facteurs culturels vernaculaires : ce n’est pas un hasard si au pays de Voltaire, nombre de contentieux concernent des filiales d’entreprises américaines et a fortiori japonaises. Critiquer son entreprise y est ressenti comme tirer contre son propre camp, voire sa famille. D’où des problématiques parfois délicates à gérer dans les groupes internationaux.

Fidèles à l’entreprise, pas de l’entreprise

Avec la tentation pour certaines sociétés de limiter non seulement la liberté d’expression de leurs salariés dans l’entreprise (donc sur temps et lieu de travail, ce qui est licite si L. 1121-1 est respecté), mais parfois aussi celle du libre citoyen qu’il est à l’extérieur de celle-ci. Or, la nécessaire loyauté contractuelle ne signifie évidemment pas serment de fidélité. Si par ailleurs elles veulent recruter des personnes créatives pouvant penser « en dehors de la boîte », les contraindre à penser en file indienne n’est peut-être pas une bonne idée.

Le revirement emblématique voulant recadrer la loyauté attendue d’un salarié date de l’arrêt du 22 janvier 1992 sanctionnant un concessionnaire Renault ayant licencié sa secrétaire qui avait abandonné sa R5 au profit d’une Peugeot 405 : « Dans sa vie privée, le salarié est libre d’acheter les biens, produits ou marchandise de son choix. » Mais la convention collective des imprimeries de labeur indiquait à l’époque : « Pour les cadres et agents de maîtrise, les rapports réciproques sont réglés par un engagement moral comportant l’apport sans réserve de leur expérience et de leurs qualités professionnelles et morales. »

Les temps ont changé. Mais la pourtant très individualiste et très permissive cour de Strasbourg a énoncé le 12 septembre 2011 : « Pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Même si la bonne foi devant être respectée dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur, ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail » (Sanchez et a. c/ Espagne, n° 28955/06).

Ce que la chambre sociale avait rappelé le 16 janvier 1991 en matière de droit probatoire : « La loyauté, qui doit présider aux relations de travail, interdit à l’employeur de recourir à des artifices et stratagèmes pour placer le salarié dans une situation qui puisse ultérieurement lui être imputée à faute. » Écartant donc les preuves obtenues déloyalement par l’employeur, mais aussi par le salarié : « L’enregistrement de la conversation téléphonique en cause a été effectué par Mme X. à l’insu de son correspondant M. X., son chef hiérarchique, ce procédé était déloyal et rendait la preuve ainsi obtenue irrecevable en justice » (CS, 29 janvier 2008). En matière probatoire, la loyauté est un élément déterminant de la licéité de la preuve : il faut donc éviter de jouer à l’employeur arrosé.

I – Loyauté dans l’exécution du contrat de travail

On ne peut à la fois être collaborateur et concurrent. Côté salarié, la déloyauté conduisant directement au licenciement pour faute grave consiste à travailler pour la concurrence, violant ainsi l’obligation de non-concurrence inhérente à l’existence d’un contrat de travail. Mais attention ! Surtout pas sa clause de non-concurrence, qui n’arrive à la vie juridique qu’à la mort du contrat qui l’a fait naître.

Ainsi dans l’arrêt du 25 septembre 2019, où le salarié avait mené une activité concurrente à son employeur en utilisant pendant son temps de travail les outils mis à sa disposition pour démarcher et commercialiser pour son compte ses propres logiciels (manquement à l’obligation de loyauté : faute grave).

Loyauté et liberté d’expression du manager. L’arrêt du 11 avril 2018 constitue un bon résumé des critères aujourd’hui retenus par la Cour de cassation : gravité des dérapages + audience potentielle + niveau hiérarchique.

Le directeur artistique d’une agence de communication est licencié pour faute grave, la publication sur un site de notation des entreprises de ces propos : « La direction est drastique à tous points de vue. Salaire minimum, aucune prime, ni même d’heures sup payées (sauf celles du dimanche pour les téméraires ! ! !)… Pour preuve, le turnover incessant. » Le directeur soutient qu’ils n’étaient ni injurieux, ni diffamatoires, ni excessifs, traduisant simplement une appréciation de la politique salariale de son employeur. Mais la chambre sociale confirme la faute grave : « Ayant relevé le caractère excessif du message qui était publié sur un site accessible à tout public, et dont les termes étaient tant déloyaux que malveillants à l’égard de l’employeur, la cour a pu en déduire que l’intéressé, directeur artistique de l’entreprise, avait abusé de sa liberté d’expression. »

II – La loyauté demeure pendant les périodes de suspension

Le servage étant aboli, pendant ses congés, arrêts maladie ou tout simplement le week-end, bref en cas de suspension de l’exécution du contrat de travail (mais justement pas du contrat lui-même), le collaborateur est dans le cadre de sa vie personnelle, et non plus professionnelle. Conséquence : « Si la suspension du contrat de travail ne supprime pas l’obligation de loyauté du salarié à l’égard de l’employeur, l’intéressée, dispensée de son obligation de fournir sa prestation de travail, ne saurait être tenue, durant cette période, de poursuivre une collaboration avec l’employeur » (CS 15 juin 1999). Mais le 18 mars 2003, la chambre sociale a aussi rappelé à un collaborateur malade que son employeur pouvait exiger qu’il lui communique le mot de passe permettant d’accéder à son ordinateur.

Mais trois exemples récents montrent la difficulté de définir exactement les limites de cette loyauté, qu’il s’agisse d’un simple salarié (en l’espèce particulier), mais aussi d’un représentant du personnel.

• CS, 20 février 2019. Blessé à l’entraînement et donc en accident de travail, un basketteur professionnel refuse de suivre son protocole de soins et ne se rend pas aux rendez-vous de kinésithérapie : licenciement pour faute grave. Après avoir rappelé que « la spécificité du métier de sportif professionnel oblige le salarié, en cas de blessure, à se prêter aux soins nécessaires à la restauration de son potentiel physique », la chambre sociale énonce un principe nouveau : « Pendant la période de suspension du contrat de travail consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle, l’employeur peut seulement, dans le cas d’une rupture pour faute grave, reprocher au salarié des manquements à l’obligation de loyauté. » Faute grave.

Et côté représentants du personnel, avec donc la nécessité d’une autorisation administrative de licenciement ?

• Conseil d’État, 27 mars 2015 : « L’utilisation de ses heures de délégation par une salariée protégée pour exercer une autre activité professionnelle méconnaît l’obligation de loyauté à l’égard de son employeur qui découle de son contrat de travail » (faute d’une gravité suffisante). Normal.

• Moins banal : Conseil d’État, 10 juillet 2019. Un conseiller prud’homme s’introduit, à distance et en dehors du temps de travail, dans la messagerie professionnelle d’une collègue déléguée et détourne des correspondances pourtant classées par elle dans un dossier titré « Personnel ». Demande d’autorisation de licenciement pour faute à l’inspecteur du travail.

1. Rappel du principe : « Un agissement du salarié intervenu en dehors de l’exécution de son contrat de travail ne peut motiver un licenciement pour faute, sauf s’il traduit la méconnaissance par l’intéressé d’une obligation découlant de ce contrat. » 2. Application : « Le fait pour M. X. de s’introduire dans la messagerie professionnelle d’un autre salarié sans l’accord de celui-ci, et d’y détourner de la correspondance ayant explicitement un caractère personnel doit être regardé comme une méconnaissance de l’obligation de loyauté découlant du contrat de travail, alors même que ces faits seraient commis en dehors des heures de travail, et que le salarié n’est pas sur son lieu de travail » (faute d’une gravité suffisante).

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit du travail à Paris 1 – Sorbonne. Vient de publier la 28° édition de « Droit du travail, droit vivant » (septembre 2019, éditions WKRH », et « Moi, manager : mes droits et mes devoirs en droit du travail » (octobre 2019, groupe Revue Fiduciaire).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray