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La face cachée du collaboratif

Décodages | Travail | publié le : 01.11.2019 | Lucie Tanneau

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La face cachée du collaboratif

Crédit photo Lucie Tanneau

Réunions à rallonge, mails qui s’accumulent, outils à ne plus savoir qu’en faire… Le travail collaboratif n’a pas que des avantages. Insuffisamment préparé ou organisé, il ajouterait même des contraintes aux salariés. Si l’idée paraît efficace, l’envers du collaboratif est moins reluisant. Fatigant même.

Collaborer, c’est tendance. Ce mode de travail suppose d’avancer ensemble, ce qui n’est pas si facile. Les open spaces ont, certes, été créés pour faciliter le travail collaboratif et les échanges informels. Casques vissés sur les oreilles, les collaborateurs semblent l’avoir oublié. Les nouvelles technologies ont accouché d’outils qui facilitent les liens et élargissent les possibilités d’action commune… « Mais on n’est pas forcément dans un “agir commun” », prévient Valérie Julien Grésin, docteure en philosophie et consultante en organisation. Mal organisé, le travail collaboratif peut amener une surcharge de tâches, voire de stress. « Le travail collaboratif, c’est-à-dire faire en sorte que tous les individus œuvrent ensemble à la réalisation d’un objectif et d’un projet communs, est rarement accompli correctement », commente Sébastien Hof, psychologue du travail. « Si les décisions sont prises sans consulter les salariés qui bossent sur un projet, on ne peut pas parler de travail collaboratif. Pour cela il faut de la transparence, or je ne suis pas certain que beaucoup d’entreprises délivrent toutes les informations stratégiques et les raisons de chaque décision aux salariés. La confiance est la base du travail collectif, elle doit exister entre les équipes mais aussi entre les groupes de travail et la hiérarchie », complète-il.

Cofondatrice de la start-up Bloomr, Noémie Martin-Pascal a beaucoup expérimenté le travail collaboratif. Pour elle, il permet d’œuvrer sur plusieurs projets à la fois, « ce qui est génial, car cela favorise l’apprentissage par les autres, un accès plus rapide à l’information dans la société… ». Mais, revers de la médaille, « il devient difficile de prioriser les demandes. Parfois, on se retrouve sur des missions qui ne sont pas directement en lien avec notre métier, et on ne sait plus où donner de la tête, on s’éparpille ». Avec un premier risque pour le salarié : la sursollicitation, qui nuit à la concentration. Pour Odile Duchenne, la directrice d’Actineo, spécialiste des aménagements d’espaces de bureau, les lieux de travail ne sont pas toujours bien pensés pour le collaboratif. Mauvaise acoustique, manque de place individuelle propice à la concentration, organisation non adaptée… « Depuis 2015, la demande d’espaces collaboratifs explose, mais créer des jardins, des cafétérias ou des salles de réunion à la Google ne sert à rien si l’organisation du travail n’est pas pensée en fonction par la direction ou par les RH… Tous les métiers n’ont pas besoin des mêmes modes de travail et les espaces doivent rester au service du mode de management », estime-t-elle. Un point peut-être insuffisamment pris en compte dans les entreprises. « Se mettre en réseau est un challenge », acquiesce Philippe Pinault, le CEO de Talkspirit, l’un des principaux éditeurs français de logiciels de travail collaboratif. « Souvent les organisations ont été construites en silos. Alors même que de nombreuses entreprises sont éclatées géographiquement entre plusieurs sites, avec des travailleurs nomades et des compétences extérieures, remettre de la transversalité n’est pas simple… » reconnaît-il. D’où l’émergence de nombreux outils de travail en ligne. « Depuis dix ans, les logiciels comme les nôtres se développent, mais les usages prennent du temps à se mettre en place », regrette Philippe Pinault.

« L’information n’est plus une propriété. »

Pour le boss de Talkspirit, « les outils changent le rapport à l’information et modifient le regard sur le travail et le rôle de chacun. Avant, chaque personne gardait les informations sur son travail. Désormais, l’information n’est plus une propriété, elle doit être partagée pour que le travail collaboratif soit efficace. Mais il faut l’accepter ». Entre les lignes, on comprend les réticences des collaborateurs à adopter la posture nécessaire, par peur de perdre l’essence même de leur fonction. Une réserve peut être due à la difficulté de s’emparer des outils. « Tout le monde n’a pas la même appétence ! Certains collaborateurs peuvent vite décrocher et avoir l’impression que ça leur complique la vie, remarque Noémie Martin-Pascal. Entre les gens très à l’aise et ceux qui freinent – et ce n’est pas une question de génération –, les écarts peuvent être énormes. Ceux qui n’utilisent pas les outils peuvent vite se retrouver perdus ou se sentir exclus. Ou alors ils se forcent. » Elle a identifié un autre écueil : « Chez Bloomr, on avait un outil pour chaque besoin : Basecamp, Trello, Skype, Slack… On perdait un temps fou à savoir sur quel outil on avait partagé tel ou tel document. » Le problème de l’hyperconnexion n’a en rien été allégé. Il a seulement été déplacé. « On a donc décidé d’adopter des règles. C’est indispensable. » Désormais, tout est centralisé sur Basecamp. Et si les conversations sur les chats deviennent trop longues, le téléphone reprend la main. « Chacun connaît les règles pour une utilisation commune des outils : cette ligne de conduite est essentielle », défend Noémie Martin-Pascal.

Autre erreur souvent commise : les réunions à rallonge, sans objectif précis. « Une réunion, c’est de la collaboration qui coûte cher », alerte Philippe Pinault. « C’est un rendez-vous qui doit servir à autre chose qu’à faire circuler l’information, chose qui peut se faire ailleurs et autrement. Mobiliser tant de personnes pendant tant de temps doit aboutir à une prise de décision, mais on voit encore beaucoup de réunions sans valeur ajoutée », note-il. Des heures pendant lesquelles les salariés ne restent pas concentrés ou travaillent en parallèle sur leur laptop. Des heures perdues, après lesquelles le collaborateur va courir, en fin de journée ou à son domicile, pour rattraper le travail non réalisé. « Aujourd’hui on croit résoudre tous les problèmes par la technique, mais cela peut avoir des effets contre-productifs si les personnes ne savent pas l’utiliser, analyse le sociologue du travail Alain d’Iribarne. L’encadrement de premier niveau doit être capable de transférer les ordres venus d’en haut, d’assurer techniquement, de laisser la liberté aux équipes et de faire le travail de régulation nécessaire… Mais ces managers sont de moins en moins nombreux et ils ne sont pas tous adaptés pour ce rôle. D’autant que travailler avec tout le monde en mutualisant les savoirs et les savoir-faire n’a jamais été évident. Il suffit de regarder dans un groupe social ou familial : si vous partez en vacances ensemble, quelle est la probabilité pour que l’harmonie perdure ? » Les conflits personnels et les affinités peuvent aussi contrarier les objectifs de l’entreprise. « Ce n’est pas le travail collaboratif en lui-même qui pose problème, nuance la philosophe Valérie Julien Grésin, mais le fait de se dire que, puisque les outils changent, il faut que les manières de faire changent… La coopération a besoin d’outils propres : de temps présentiel, d’une temporalité dédiée, de maturation, de temps informels, de convivialité. »

Des risques à prendre en compte.

Une étude du MIT datée de 2012 montrait que les équipes qui se connaissent bien et qui travaillent en présentiel sont plus efficaces que celles aux prises avec des outils collaboratifs. « C’est humain : un travail de qualité requiert un “agir ensemble” et notre relation de confiance s’établit sur ce que l’on voit, sur ce que l’on entend et sur des ressentis alimentés par la présence de l’autre », indique Valérie Julien Grésin. Un rappel des bases des relations qui paraît évident… et qui ne peut être remplacé, même par les mille mails reçus quotidiennement. « L’utilisation des outils a des effets délétères sur les rythmes, sur l’engagement au travail, car des mécanismes défensifs se mettent en place. Elle conduit à des situations de stress qui peuvent engendrer un mal-être », prévient Valérie Julien Grésin. « Il y a une différence entre connectivité et sociabilité, résume-t-elle. Je suis intervenue dans un laboratoire pharmaceutique. Dans une grande salle, j’ai rencontré une personne, seule, qui travaillait avec des robots, mais en “collaboratif”, avec d’autres collègues à distance, sur d’autres sites. Quand elle les appelait, ils n’avaient pas forcément de temps. Au quotidien, elle était isolée. Son mal-être grandissait. Depuis, ils ont remis deux personnes par laboratoire, ça change tout. Les arrêts de travail sont moins nombreux. »

Un travail collaboratif mal pensé peut amener des risques, pour l’entreprise comme pour le salarié. L’absentéisme, la démotivation, la perte de temps due aux mauvaises utilisations des outils peuvent avoir des conséquences. Les experts relèvent deux types de menace. L’isolement physique d’abord. « Alors que les compétences sociales sont très recherchées et que les interactions entre les personnes deviennent la norme au travail, on n’organise plus la régulation entre les individus », soulève Alain d’Iribarne. « Les aspérités des relations sont humaines et on cherche à les gommer pour que tout le monde travaille ensemble : le collaborateur doit faire avec, mais cette suradaptation crée du stress », abonde Valérie Julien Grésin.

Rigidité et fatigue.

Deuxième menace pour le salarié : une frustration qui grandit. « Si les cadres, les managers, la culture d’entreprise ne sont pas adaptés au travail collaboratif et si les outils sont mal utilisés, le salarié peut ressentir une frustration. Il a envie de travailler avec des méthodes modernes, de façon plus agile, mais l’organisation ne lui fournit pas les conditions. Il ne peut pas y arriver seul », relève Philippe Pinault. Beaucoup d’entreprises ont lancé des réseaux sociaux. Mais « il faut une volonté de travailler en réseau, un changement de culture d’entreprise ». Sans cela, l’organisation pourrait perdre gros. « L’utilisation des outils nous formate. À force d’être dans cette interaction, on développe des automatismes, et donc la créativité est limitée et la vitalité de la coopération réduite », analyse Valérie Julien Grésin. Selon elle, « dans beaucoup d’entreprises, la coopération se fait en gardant les yeux rivés sur un écran : cela induit une rigidité et de la fatigue. Aucune étude n’a abordé le sujet en profondeur, mais alors qu’il y a une prescription forte d’innovation dans les entreprises, il faut revenir sur ce paradoxe ».

Certaines sociétés commencent à mettre en place des comités d’éthique sur l’utilisation des outils, elles créent de nouveaux espaces pour dialoguer ou pour s’opposer, ou elles imaginent des méthodes de codéveloppement issues de travaux sur le fonctionnement cérébral, afin de corriger les biais des dix dernières années. « Les RH, qui sont une fonction support d’aide à la direction et aux salariés, ont un rôle à jouer : ils peuvent faciliter les discussions pour optimiser les ressources de l’entreprise, comme on dit », estime le psychologue Sébastien Hof. Et ce, afin de contribuer à adopter les bons outils et à définir des règles d’utilisation partagées par les collaborateurs, par leurs managers ainsi que par les directions. La condition sine qua non pour créer une vraie culture d’entreprise collaborative.

Auteur

  • Lucie Tanneau