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“Les cadres vivent dans un sentiment d’alerte permanente”

Actu | Entretien | publié le : 01.04.2019 | Lydie Colders

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“Les cadres vivent dans un sentiment d’alerte permanente”

Crédit photo Lydie Colders

Le sociologue en organisation des sciences et la politologue et prospectiviste appellent les entreprises à reprendre le temps de la réflexion face aux tensions inquiétantes du travail liées aux révolutions technologiques.

Votre livre sonde la question de l’accélération du temps au travail, en s’inspirant des travaux du philosophe Hartmut Rosa. Pouvez-vous expliquer ?

Jean-Philippe Bouilloud : Dans ses travaux sur la modernité tardive, Hartmut Rosa se penche sur l’accélération du temps, liée au rythme croissant de l’innovation dans la production, à la rapidité dans la circulation de l’information et au remplacement des techniques. Nous voulions questionner en quoi ces trois facteurs bousculaient la perception du temps de travail en entreprise, alors que toutes les organisations sont gagnées par l’effervescence technologique.

Quel regard portez-vous sur le phénomène de l’hyperconnexion des cadres ?

J.-P.B. : Il s’est généralisé et il empiète de plus en plus sur la vie privée. Tout le paradoxe de cet individu « terminal », c’est que les managers ont l’impression de gagner en liberté et en temps, puisqu’ils peuvent travailler de n’importe où. Il s’agit évidemment d’un leurre. Certes, l’entreprise n’a plus besoin qu’ils soient présents au bureau pour travailler. Mais le fait d’être joignable constamment, y compris le soir ou pendant les congés, est aliénant. Les cadres ont pris l’habitude d’une suractivité constante. Nous voyons aussi apparaître un phénomène d’abolition du temps et de la distance avec les applications qui permettent de suivre le travail des équipes en temps réel, ou de les géolocaliser. Nous rentrons dans une ère de surveillance. Avec le numérique, toute l’organisation du travail est faite aujourd’hui pour maintenir une tension permanente chez les cadres et chez les salariés.

Carine Dartiguepeyrou : Les outils numériques sont des amplificateurs de cette doxa managériale à aller vite et à faire mieux avec moins de budget, qui accélère le temps et la charge de travail, dans le secteur privé comme dans la fonction publique. Ce qui est inquiétant, c’est qu’entre les mails, le reporting, et maintenant les outils collaboratifs, le volume d’informations que les cadres doivent traiter ne cesse d’augmenter. Cette « infobésité » crée un sentiment d’oppression du temps, mais aussi de confusion. La roue s’emballe, au risque de se sentir submergé par les flux d’information.

Quelles sont les conséquences pour les cadres ?

J.-P.B. : Ils vivent dans un sentiment d’alerte permanente, il faut être sur le pied de guerre à tout moment. Les cadres ont peur de rater une information, comme si réagir immédiatement était devenu une preuve de professionnalisme. Il y a une sorte d’intranquillité qui s’installe. L’hyperconnexion augmente le sentiment de vivre dans un environnement à risques. Le paradoxe, c’est que là où les technologies de l’information sont censées faire gagner du temps, en réalité non seulement on en perd, mais on n’avance plus dans son travail. Le traitement des mails est un puits sans fond, où tout est à recommencer chaque jour. Les études montrent que cette plasticité, cette capacité à faire plusieurs choses en même temps, à travailler tout en traitant ses mails, génère une fatigue et un mal-être stressants.

Pour vous, cette surcharge cognitive n’est pas assez prise en compte par les DRH. C’est-à-dire ?

C.D. : Les DRH sous-estiment en effet le problème d’adaptation des salariés aux nouvelles technologies, qui évoluent rapidement. Aujourd’hui, par exemple, les entreprises ont investi dans les outils de travail collaboratif, mais ceux-ci ne suffisent pas, à eux seuls, à créer de l’intelligence collective. Faire collaborer les salariés entre eux ne va pas de soi, cela s’apprend. Il faut aussi repérer ceux qui détiennent telle expertise, telle ressource, savoir qualifier une quantité d’information parfois colossale. Dans des organisations complexes, s’approprier ces outils et développer une culture collaborative nécessitent du temps. Tous ces aspects sont souvent négligés par les managers et les DRH.

Vous montrez aussi dans ce livre que les jeunes ne sont pas tous fascinés par les outils numériques. C’est étonnant, car les DRH pensent souvent l’inverse !

C.D. : Dans les grands groupes, lors de leur embauche, les jeunes diplômés bac + 5 ont bien conscience que l’on attend d’eux une contribution au numérique. Pourtant, plusieurs enquêtes menées auprès des entreprises du Cac 40 ont montré que tous les jeunes ne sont pas fous de digital ou de techno. Ils ont notamment un regard très critique sur les réseaux sociaux d’entreprises, et ne sont pas dupes des outils collaboratifs. Ils ont bien compris que le succès de tels dispositifs dépend de la culture et des jeux de pouvoir de l’entreprise. Les jeunes savent que si certains salariés n’ont pas envie de partager l’information, ils ne le feront pas ! Ce ne sont pas les outils qui vont les y obliger.

J.-P.B. : Les jeunes sont plus à l’aise pour jongler dans un temps fractionné, entre mails, réseaux et missions de terrain. Mais ils savent aussi que l’entreprise va souvent leur demander de faire plus avec moins de moyens, et que leur charge de travail sera amplifiée. Numérique ou non, les jeunes ne veulent plus donner tout leur temps à l’entreprise. Ils peuvent s’investir sans compter, mais pour un travail qui a du sens et qui les concerne directement. D’où un problème pour les fidéliser, si l’entreprise ignore leurs aspirations.

Que pensez-vous de l’attitude des DRH face à ce problème d’accélération du temps lié à l’hyperconnexion ?

C.D. : Les DRH s’intéressent encore peu à ces questions d’intensification du temps de travail due à la communication électronique. Le problème est encore assez récent. Il y a certes des débuts d’expérimentation. Quelques grands groupes ont signé des accords sur le droit à la déconnexion ou des chartes de bonnes pratiques limitant le recours aux mails hors du temps de travail. Mais cela reste encore marginal. Le problème, c’est que les DRH eux-mêmes sont pris dans cette course au temps. Là où ils devraient anticiper l’adaptation du temps humain aux nouvelles technologies, ils sont pris par l’urgence de résoudre les problèmes de management ou de recrutement.

J.-P.B. : Je fais le même constat. Les directeurs généraux étant eux-mêmes connectés en permanence, ils ne voient pas l’intérêt d’accorder ce droit à la déconnexion aux salariés. Et comme ce n’est pas non plus la première revendication des syndicats, les DRH négocient peu sur cette question. Il faudrait construire davantage de règles avec le management pour limiter la communication hors du temps de travail. Il existe certes de nombreux accords d’entreprise sur l’équilibre entre vies privée et professionnelle, mais ils oublient trop cette régulation de l’hyperconnexion.

Votre livre appelle à prendre de la distance face à cette course au temps du numérique. Est-ce vraiment réaliste ?

J.-P.B. : C’est en tout cas une question essentielle. Les entreprises doivent réfléchir à alléger cette tension du travail, en questionnant les tâches qui sont réellement utiles pour les cadres. Les dirigeants ne réalisent pas que l’accélération du temps est un problème, car eux-mêmes sont pris dans le flot de l’information et dans l’urgence d’adapter leurs produits face au numérique. C’est une erreur, car les cadres n’ont aujourd’hui plus la disponibilité mentale pour penser à la stratégie.

C.D. : Si l’entreprise ne prend pas le temps de réfléchir à l’avenir face aux technologies, la perte de sens au travail va s’accélérer. Il faudrait développer une prospective RH stratégique, réfléchir avec les managers sur l’avenir des métiers appelés à changer en raison du numérique et du big data. Mais, surtout, il faudrait se pencher sur le modèle que l’on souhaite pour l’être humain face à ces différentes évolutions. Prendre le temps long de la prospective, c’est renouer avec un esprit critique indispensable pour penser le futur du travail en entreprise.

Jean-Philippe Bouilloud et Carine Dartiguepeyrou

Jean-Philippe Bouilloud est professeur d’organisation et de sociologie des sciences et codirecteur du centre d’études et de recherches sociologiques, à l’ESCP Europe. Carine Dartiguepeyrou, politologue et prospectiviste, est spécialisée dans l’impact humain lié à la transition numérique, et professeur-invitée à l’Institut Mines-Télécom Business School. Ils ont contribué au livre « @ La recherche du temps », paru aux éditions érès, sous la direction de Nicole Aubert, qui questionne l’accélération de la société et du travail face aux technologies.

Auteur

  • Lydie Colders