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“Jamais les potentialités du dialogue social n’ont été aussi fortes”

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2019 | Frédéric Brillet

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“Jamais les potentialités du dialogue social n’ont été aussi fortes”

Crédit photo Frédéric Brillet

Sociologue au Cevipof, Guy Groux cosigne un manifeste pour le dialogue social. Il appelle à dépasser les blocages.

Pourquoi un chercheur, un journaliste et un ancien responsable syndical ont-ils choisi de s’associer pour écrire un manifeste pour le dialogue social ?

Guy Groux : Avec les réformes du Code du travail, le dialogue social est, depuis plus de trente ans, l’objet de profondes transformations. Nous sommes passés d’un système de négociations très centralisé à un système qui repose de plus en plus sur l’entreprise. À ceci s’ajoute la transition numérique, qui bouleverse le monde du travail. Pour éclairer les multiples aspects de ces transformations, nous avons jugé bon de faire intervenir des regards, des expériences et des compétences complémentaires. Cette façon de procéder est assez rare en France, où l’on se cantonne souvent à un « entre-soi ». Mais elle nous semblait convenir à la situation.

Qu’est-ce qui vous amène à considérer que « jamais les potentialités du dialogue social n’ont été aussi fortes » ?

G. G. : Durant les Trente Glorieuses, et jusqu’à la fin des années 1980, la loi encadrait la négociation collective. Dans notre pays, la négociation d’entreprise a longtemps été quasiment inexistante. À l’inverse, un mouvement s’est engagé depuis la fin des années 1990, donnant toujours plus d’autonomie aux partenaires sociaux pour définir les règles et les normes qui les concernent directement. Les récentes lois – de la loi Larcher aux ordonnances Macron, en passant par la loi El Khomri – n’ont fait qu’accentuer ce mouvement. L’autonomie accrue du dialogue social se traduit par un nombre d’accords d’entreprise qui n’a jamais été aussi élevé. Désormais, la moyenne annuelle oscille entre 35 000 et 40 000 accords.

On observe aussi l’émergence de nouveaux thèmes de négociations…

G. G. : Effectivement, les accords professionnels ne se limitent plus au pouvoir d’achat et aux conditions de travail. Le dialogue social aborde des questions comme l’égalité hommes-femmes, la responsabilité sociale des entreprises, la participation, les discriminations, l’environnement, etc. Les questions sociétales sont ainsi prises en compte dans l’entreprise, mais, au-delà, la négociation collective porte également sur des enjeux liés à la compétitivité de l’entreprise. Au point que la notion de « dialogue social et économique » devient de plus en plus courante.

Pourtant, on a souvent l’impression d’un dialogue social bloqué. Pourquoi cette perception s’écarte-t-elle autant de la réalité ?

G. G. : Le dialogue social est surtout fait d’actes peu spectaculaires. Le dialogue entre la hiérarchie et les élus, le travail syndical au quotidien des quelque 600 000 délégués dans l’entreprise et des DRH demeurent peu visibles de l’extérieur de l’entreprise. À l’inverse, au niveau national, les médias se focalisent sur d’importants mouvements de protestations face à des réformes voulues par le pouvoir, ou lors de grèves. L’opinion retient ces conflits, alors qu’ils ne constituent qu’une partie du climat social – et pas la plus importante d’ailleurs.

Qu’est-ce qui, dans le syndicalisme français, a contribué aussi longtemps à maintenir le blocage ou l’impression de blocage ?

G. G. : Contrairement à ce qui se passait à l’étranger, le syndicalisme français a longtemps privilégié un dialogue social où primait une hiérarchie des normes, où la loi et l’État jouaient un rôle essentiel. Les dirigeants syndicaux se méfiaient de l’approche contractuelle, de notions économiques comme le marché ou la concurrence. Face à l’employeur, le syndicalisme s’est construit sur une logique conflictuelle qui préférait le rapport de force au compromis. En outre, son institutionnalisation dans l’entreprise a été très tardive. Le dialogue a également subi le contrecoup de la crise des années 1970, qui a durci les positions de certaines organisations. Il s’agit là de facteurs importants de blocage, mais de nouvelles tendances commencent à les dépasser, aujourd’hui.

Qu’est-ce qui amène les syndicats à changer ?

G. G. : Avec l’autonomie accrue des négociations d’entreprise face à la loi, le contrat a beaucoup gagné en importance. Depuis l’accord interprofessionnel de janvier 2013, la compétitivité de l’entreprise devient un enjeu important des négociations pour sauvegarder les emplois existants. Il est évident que ces mutations bouleversent les cultures traditionnelles, portées par de nombreux syndicalistes. En ce sens, leur adaptation aux réalités nécessite de revoir certains « acquis idéologiques » liés au passé.

Les pratiques de l’État ont également beaucoup évolué…

G. G. : C’est effectivement l’État qui est à l’origine de ces réformes, qui ont permis de passer d’un système de négociations très centralisé à un système fondé sur la négociation locale et sur l’autonomie accrue des partenaires sociaux. Et, fait notable, ces réformes ont été menées des années 1980 à nos jours, autant par des gouvernements de droite que de gauche. Sans oublier les ordonnances Macron…

Quelle responsabilité, de leur côté, ont pu avoir les employeurs dans le blocage du dialogue social ?

G. G. : Nombre d’employeurs n’ont pas pu, ou su, instaurer un véritable climat de confiance entre eux et les élus, alors qu’il pouvait pallier la défiance des syndicats à leur égard. C’est vrai dans beaucoup de PME, mais pas seulement. En outre, la négociation traite de thèmes plus divers et complexes. Ceci pose la question de l’expertise et de la formation des délégués, si l’on veut que leur intervention au sein des négociations soit plus efficace. Construire des rapports fondés sur la confiance, renforcer l’expertise syndicale, œuvrer à la reconnaissance de l’apport des syndicats à l’entreprise : en combinant ces conditions avec la primauté donnée à la négociation d’entreprise, les employeurs peuvent nouer des rapports plus constructifs avec les représentants des salariés.

Pourquoi jugez-vous utile de développer l’expression des salariés en dehors des cadres officiels ?

G. G. : Il existe un réel besoin des salariés de pouvoir s’exprimer directement sur les problèmes qui les concernent, ou sur la vie de l’entreprise. Le dialogue social ne saurait se contenter du cadre institutionnel. Dans l’entreprise, est souvent mis en place un dialogue informel animé par la hiérarchie et qui revêt des formes diverses : réunions d’information et de concertation, assemblées, « boîtes à idées »… Pour certains syndicats, ces échanges informels tendent à contourner le rôle des institutions représentatives, surtout lorsqu’ils s’appuient sur une individualisation poussée de la gestion des salariés. Mais ces échanges informels peuvent aussi contribuer à améliorer le dialogue social institutionnel. Dès lors, pourquoi ne pas implanter plus souvent dans l’entreprise de nouveaux espaces d’expression et de dialogue directs et collectifs ? Des espaces propres aux salariés – syndiqués ou non – qui s’organiseraient à côté des institutions représentatives.

Que vous inspire le succès du mouvement des « gilets jaunes », alors même que les syndicats se plaignent de peiner à mobiliser et à recruter ?

G. G. : La défiance à l’égard des syndicats n’est pas nouvelle, y compris parmi les salariés. Dans l’édition 2018 du baromètre annuel du dialogue social du Cevipof, 35 % des salariés disent faire confiance aux syndicats alors que 65 % ne leur font pas confiance. En fait, cette crise est aussi une crise de performance : beaucoup de salariés estiment que les résultats de l’action syndicale demeurent faibles. Pour les syndicats, la question est donc de retrouver le chemin de l’efficacité. Dans ce contexte, la pertinence de l’action syndicale ne se pose plus seulement par rapport aux revendications habituelles, mais bien face à des enjeux relatifs à la stratégie et à la gouvernance des entreprises. Ces enjeux transforment aussi le rapport des syndicats à la décision économique, d’où le besoin d’une efficacité renouvelée. Il s’agit là d’un défi essentiel. Les organisations sont-elles prêtes à le relever ?

Guy Groux

Guy Groux est sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), et directeur de l’Executive Master « Dialogue social et stratégie d’entreprise », à Sciences Po. il est coauteur du livre « le dialogue social en France : entre blocages et Big Bang » (ÉD. Odile Jacob), avec Michel Noblecourt et Jean-Dominique Simonpoli. Michel Noblecourt est journaliste au « Monde », spécialiste des syndicats et de la gauche politique. Jean-Dominique Simonpoli, ancien responsable de la CGT, dirige l’association Dialogues, dédiée au dialogue social. Il est l’auteur de rapports remis à Muriel Pénicaud, ministre du Travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet