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“Un risque de fracture sociale majeure”

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2019 | Adeline Farge

Cofondateur du LabRH et directeur de la R&D de JobTeaser, Jérémy Lamri livre dans « Les compétences du XXIe siècle, comment faire la différence ? » un plaidoyer en faveur d’une approche des compétences axée sur les soft kills.

Pour quelles raisons avez-vous centré votre ouvrage sur les compétences du XXIe siècle ?

Jérémy Lamri : Je termine un doctorat sur le lien entre les compétences et la performance au travail. Je me suis donc intéressé aux changements de la société et aux compétences nécessaires, au XXIe siècle, pour créer de la valeur dans une société où les mutations s’accélèrent. Premier constat : il ne suffit plus d’avoir un diplôme et des connaissances pour être bon en entreprise. Aujourd’hui, une compétence technique est valable entre trois et quatre ans. Dans dix ans, elle sera devenue obsolète en quelques mois seulement. Si on ne les met pas à jour régulièrement, elles ne valent plus rien. Or, historiquement, le rôle de l’école n’est pas de rendre les élèves apprenants, curieux et autonomes. Le système éducatif reste focalisé sur l’enseignement académique. C’est un lieu très pauvre pour l’apprentissage des compétences cognitives ou comportementales, qui ont pourtant pris de l’importance en entreprise.

Quelles sont les compétences indispensables au XXIe siècle ?

J. L. : Les compétences du XXIe siècle sont toutes celles qui nous distinguent des machines. Parmi elles, quatre sont fondamentales : la créativité, l’esprit critique, la coopération et la communication. Avec le digital, les informations circulent dans tous les sens. Les salariés doivent être capables de les filtrer, puis de les ordonner de façon logique avant de prendre des décisions. Cela demande de faire preuve d’un esprit critique. Aussi, les individus sont de plus en plus connectés les uns aux autres, et ce même à distance. Quand on doit communiquer et travailler ensemble, il est nécessaire de parler le même langage. D’ailleurs, dans les entreprises, les salariés sont de plus en plus amenés à collaborer pour atteindre des objectifs communs. Bien coopérer, c’est à la fois savoir trouver et accepter sa place dans un groupe de travail, mais c’est également être un bon médiateur. Enfin, comme la mission des machines est de répliquer ce que l’on sait déjà faire, l’être humain, pour être utile, doit générer des idées originales, résoudre des problèmes, et donc être créatif.

Quelles étaient les compétences valorisées au XXe siècle ?

J. L. : Dans une économie très industrialisée, les compétences valorisées étaient l’obéissance, l’adhésion aux codes sociaux et le respect des règles. Les salariés devaient être capables d’exécuter des processus et de les répéter. Mais aujourd’hui, les entreprises n’ont plus besoin de salariés pour toutes ces tâches routinières et répétitives, puisque les machines peuvent s’en charger. Les salariés doivent être capables de réaliser tout ce qu’une machine ne sait pas encore faire, c’est-à-dire traiter les sujets relativement uniques, pour lesquels il n’existe pas de solution, et qui demandent de l’empathie. Par exemple, le travail d’un médecin est de diagnostiquer une pathologie chez un patient en l’auscultant, puis de lui prescrire le bon traitement. D’ici quinze ans, ces actions pourront être réalisées par des machines. Celles-ci transforment complètement les métiers et les compétences nécessaires pour les exercer.

Quels sont les risques si on ne met pas à jour ses compétences ?

J. L. : D’ici à 2030, près de 10 % des métiers tels qu’on les connaît aujourd’hui vont disparaître. Si la société n’aide pas les personnes à développer leurs compétences du XXIe siècle, on court le risque d’une fracture sociale majeure. Il y aura deux catégories dans la population. D’un côté, ceux qui peuvent s’adapter et qui réussiront à s’insérer dans l’économie. De l’autre, ceux qui n’arrivent pas mettre à jour leurs compétences et à suivre le rythme. Ils n’auront plus beaucoup de valeur dans la société, et les entreprises ne voudront pas les embaucher. En 2030, 40 % de la population risquent de ne plus trouver de travail ou, s’ils en trouvent, ce seront des postes payés au lance-pierre, à l’image des chauffeurs Uber ou des livreurs Amazon. Il ne restera que très peu de “petits boulots”. Les seuls emplois qui seront valorisés seront ceux de l’aide à la personne. Dans un futur proche, les assurances privées devront couvrir ce risque d’obsolescence des compétences. Ainsi, un salarié pourra souscrire une assurance et, le jour où il n’est plus employable, celle-ci prendra le relais. Aujourd’hui, ce système s’appelle Pôle emploi, mais, demain, le chômage touchera tellement de monde que l’État ne pourra plus tout payer. Pour répondre à l’enjeu d’employabilité, il faut développer la capacité des individus à apprendre, à réfléchir et à interagir. Quand les êtres humains cessent d’apprendre, ils arrêtent de s’adapter. Or, aujourd’hui, puisque tout change très vite dans notre société, s’ils ne s’adaptent pas, ils feront partie du passé.

La réforme de la formation professionnelle va-t-elle dans le bon sens ?

J. L. : La réforme de la formation professionnelle ainsi que le plan d’investissement compétences (PIC) ont justement été lancés par le Gouvernement pour éviter cette grande rupture sociale. Les financements serviront à deux choses : aider les gens à se mettre à niveau pour retrouver un emploi rapidement et, à plus long terme, créer des programmes qui permettent de développer une capacité d’apprentissage tout au long de la vie. Ces réformes sont indispensables, mais elles arrivent avec dix ans de retard. Développer l’« apprenance » et l’autonomie devrait être la priorité n° 1 du pays. Demain, les compétences techniques évolueront tellement vite qu’il faudra les intégrer rapidement, et au cas par cas. Au-delà des connaissances, ce qui l’emportera sur le marché du travail sera la capacité à se former et à se tenir à jour régulièrement.

Les offres proposées sont-elles à ce jour adaptées à ces nouveaux enjeux ?

J. L. : Les formations en anglais, en marketing, resteront nécessaires, puisque les entreprises auront toujours besoin de compétences techniques. En revanche, sur le marché, il est nécessaire de développer une offre de formation axée sur les soft kills, c’est-à-dire sur les compétences comportementales et cognitives : savoir prendre des décisions, parler en public… À ce jour, il n’existe pas de formation sérieuse sur le sujet. Le plan d’investissement compétences doit permettre de repenser tout un marché, pour enseigner à la fois les compétences techniques, mais aussi celles du XXIe siècle. Il sera également nécessaire de revoir les systèmes d’évaluation. S’assurer de la qualité d’une formation sur le cognitif ou le comportemental est bien plus complexe. Pour la compétence technique, le principe est simple : « On sait » ou « on ne sait pas ». Tandis que la maîtrise d’un soft kills dépend d’un contexte et se mesure sur le long terme. Changer ces comportements prend des années. Pour vérifier la qualité des programmes, il faudra développer des plateformes de notation collaborative basées sur le modèle de TripAdvisor.

Les entreprises se soucient-elles de mettre à jour les compétences de leurs collaborateurs ?

J. L. : Elles se mobilisent pour mettre à jour les compétences techniques de leurs salariés, c’est la clé pour qu’ils soient productifs et performants. Mais sur le long terme, elles ne voient pas l’intérêt de les rendre apprenants. Pourtant, dans dix ans, si elles ne parviennent plus à mettre à jour leurs compétences, que feront-elles, sinon un plan social ? L’enjeu, aujourd’hui, est de rendre les collaborateurs adaptables, apprenants et autonomes. C’est aussi important de développer les compétences du XXIe siècle. Avec les soft kills, ce qui est intéressant, c’est que les formations peuvent se faire sur le terrain, à travers des mises en situation ou du coaching en temps réel. D’autres entreprises cherchent à développer la créativité et l’esprit collaboratif de leurs collaborateurs, grâce à des séances de design thinking ou des réunions debout. C’est bien plus efficace que de rester enfermé dans une salle de classe.

Les entreprises doivent-elles revoir leur politique formation ?

J. L. : Si les compétences du XXIe siècle deviennent indispensables, les entreprises devront adapter leurs processus de recrutement. Bien plus que l’expérience passée ou les diplômes, les recruteurs devront évaluer la créativité, l’esprit critique, la communication et la coopération. Pourtant, ils restent encore focalisés sur les CV, qui sont de moins en moins fiables. Certaines grandes entreprises organisent des immersions dans les équipes de travail ou des entretiens collectifs pour voir comment les candidats s’adaptent et interagissent. En effet, ces pratiques restent encore à généraliser. Beaucoup de RH peinent à franchir le pas, car ils maîtrisent peu les sujets liés au domaine cognitif.

Jérémy Lamri

Après avoir cédé la start-up Monkey Tie qu’il avait créée en 2012, Jérémy Lamri est, depuis septembre 2018, directeur de la recherche et de l’innovation de JobTeaser, une plateforme spécialisée dans l’insertion des jeunes sur le marché du travail. Cofondateur du Lab RH, ce chercheur en sciences cognitives vient de publier « Les compétences du XXIe siècle, comment faire la différence ? » (Éditions Dunod), dans lequel il livre une réflexion approfondie sur les compétences indispensables pour préserver son employabilité à l’ère du tout-numérique.

Auteur

  • Adeline Farge