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“La France va vers un modèle à l’anglo-saxonne, pas vers le modèle danois”

Actu | Entretien | publié le : 01.12.2018 | Jean-Paul Coulange

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“La France va vers un modèle à l’anglo-saxonne, pas vers le modèle danois”

Crédit photo Jean-Paul Coulange

L’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), le professeur de droit de Paris 1 et la sociologue de Dauphine défendent le modèle social français et dénoncent les réformes menées depuis 18 mois.

Vous défendez le modèle social français qui n’est pas responsable, selon vous, du taux de chômage élevé, de la croissance atone et du creusement des inégalités…

Dominique Méda : Non, il n’est pas coupable. Pendant la campagne présidentielle, tout le monde – y compris le vainqueur de l’élection – a expliqué que tous les maux venaient du Code du travail ou du système de protection sociale. Or, c’est davantage une succession d’erreurs en matière de politique économique, d’abord au niveau européen, puis en France, qui nous a menés dans la situation actuelle.

Outre son taux de chômage, la France se caractérise, toujours d’après vous, par une « piètre qualité de l’emploi « ?

D. M. : En France, la qualité de l’emploi est effectivement très médiocre, avec beaucoup de problèmes physiques comme les TMS (troubles musculo-squelettiques), mais aussi les troubles psycho-sociaux, le stress, le malaise au travail, le burn-out… Nous n’avons pas mis en place d’organisations du travail apprenantes, contrairement aux pays nordiques où la qualité de l’emploi est bonne et où on laisse de l’autonomie aux personnes.

Éric Heyer : La recherche de compétitivité, comme moteur de la croissance, appliquée par la plupart des pays européens passe soit par une baisse des salaires, soit par une hausse de la productivité. L’Allemagne a opté pour une réduction des salaires. À l’inverse, la France, en conservant un salaire minimum relativement élevé, mise sur un accroissement de la productivité. Mais au lieu de passer par une politique intelligente de formation et d’organisation de la production, on a augmenté la pression sur le salarié.

La rigidité du CDI est-elle pour quelque chose dans notre taux de chômage ?

Pascal Lokiec : Le Code du travail n’est en rien responsable du taux de chômage. On cite souvent l’exemple italien car le pays a plafonné les indemnités de licenciement. Mais l’Italie a accordé aussi des exonérations de charges très importantes aux employeurs, et il est très difficile de dire si ce sont les allègements des charges ou le plafonnement des indemnités qui ont fait diminuer le chômage. D’ailleurs, plus les exonérations de charges ont diminué et moins le chômage a baissé.

E. H. : Sur la loi El Khomri, les économistes étaient divisés : les anti et les pro. Mais ni les uns ni les autres ne pensaient que flexibiliser le marché du travail allait créer de l’emploi. Les pro-flexibilité estimaient simplement qu’il y aurait plus de CDI que de CDD. Sur la durée d’un cycle économique, le gain est nul.

Vous craignez une « obsolescence programmée du salariat ». Qu’entendez-vous par là ?

P. L. : Arrêtons de dire que le travail salarié, c’est l’Ancien Monde et que le travail indépendant, c’est le Nouveau Monde. Le salariat incarne la modernité. Pour construire un modèle fondé sur la qualité du travail et sur l’innovation, on a besoin du salariat. Concernant la « fin du salariat », nous pensons qu’il faut passer du critère de la subordination à celui du contrôle. Nous allons vers le concept de contrôle, même si le métier de caissière est l’exemple même de la subordination. Il va y avoir de plus en plus de travailleurs sous autonomie contrôlée, qui ne sont pas juridiquement des travailleurs indépendants.

Les chauffeurs de Uber font-ils partie de ces travailleurs sous autonomie contrôlée ?

P. L. : Tout à fait ! Le passage de la subordination au contrôle permettrait de mieux appréhender la situation de ces travailleurs qui ne sont pas nécessairement indépendants. Nous proposons de créer pour les employés des plateformes un statut de travailleur indépendant. La loi El Khomri a montré la voie, mais c’est encore trop modeste. L’amendement Taché va également dans ce sens, mais il propose une charte sans exigence de contenu, et le texte est ambigu sur la possibilité pour la personne de se faire requalifier en travailleur salarié.

Pourquoi les ordonnances de 2017 marquent-elles un retour en arrière ?

P. L. : Les évolutions du droit du travail ne vont pas dans le bon sens et la promotion de l’accord d’entreprise, telle qu’elle figure dans les ordonnances, va à l’encontre du modèle que nous appelons de nos vœux. L’intérêt des lois ou d’une régulation au niveau des branches est d’empêcher les entreprises de se concurrencer sur les coûts sociaux, mais sur d’autres critères également, comme la qualité ou l’innovation. Or, les ordonnances permettent aux entreprises de se concurrencer par les coûts, notamment sur les primes.

Pourquoi faut-il renforcer la capacité de décision des salariés ?

P. L. : On ne peut pas faire de l’entreprise le nouveau lieu de régulation des normes sans y rééquilibrer les pouvoirs. Nous proposons d’aller vers la parité dans les conseils d’administration, avec une moitié composée de représentants des salariés, et nous souhaitons que le CSE (Comité social et économique) ait des pouvoirs de codétermination. Nous proposons aussi d’associer les salariés à la définition de leur travail, du contenu même de celui-ci, ce qui passe par la discussion. C’était l’idée des lois Auroux…

Assurance-chômage, formation, retraites… peu de réformes en cours trouvent grâce à vos yeux ?

E. H. : Le discours du candidat Macron sur l’Ancien Monde, avec l’apparition de nouveaux métiers de moins bonne qualité, que l’on va protéger avec une grande politique du logement, une grande politique de formation et une grande réforme de l’assurance-chômage, était audible. La flexibilisation a bien eu lieu. Mais sur le logement, il ne se passe rien. Sur l’assurance-chômage, les 3,8 milliards d’euros d’économies prévus vont enlever des droits à certaines personnes. Cependant, le système français n’est pas généreux puisqu’avec 9 % de chômage, le régime est à l’équilibre et dégagera 4 milliards d’excédent en 2020, selon l’Unédic.

D. M. : On ne se dirige pas du tout vers une flexisécurité à la danoise. Au Danemark, les dépenses pour l’emploi sont beaucoup plus élevées qu’en France en points de PIB. On s’oriente donc plutôt vers un modèle libéral, à l’anglo-saxonne.

Comment définissez-vous le modèle « keynésien et beveridgien » que vous appelez de vos vœux ?

D. M. : Emmanuel Macron a promis un investissement de 57 milliards d’euros sur quatre ans dont nous n’avons pas encore vu la couleur. Il faudrait au moins 20 milliards d’euros par an dans la transition écologique, dans l’éducation et dans la recherche… À la fin des années 1990, Tony Blair parlait d’un « État social actif » : il s’agissait de mettre beaucoup d’argent dans la prévention pour éviter la chute dans la pauvreté, notamment des enfants. Mais il faut à la fois prévenir Et guérir.

E. H. : Tous les projets d’investissement de long terme passent à l’as pour respecter les règles budgétaires. Puisque nous avons une monnaie unique, il faut des règles plus intelligentes afin que l’on puisse voter des budgets à l’équilibre, mais uniquement sur les dépenses de fonctionnement. Il n’est pas normal que les générations futures les financent. Mais il est logique que ces dernières, qui bénéficieront de ces investissements, participent à leur financement via les charges d’intérêt.

Faut-il réduire les dépenses publiques ?

E. H. : La baisse des dépenses publiques, selon la Commission européenne, est représentée par des économies sur la dépense publique, pas par une réelle baisse des dépenses. Il est normal que la dépense publique connaisse une progression identique à la croissance de l’économie. Pour la France, le potentiel de croissance est fixé à 1,25 %. Si la dépense progresse de 1,25 %, ce n’est ni de l’austérité ni de la relance. Dès que le niveau de progression est inférieur, vous faites des économies, ce qui est le cas puisqu’en volume, la dépense publique ne va augmenter que de 0,3 % avec une inflation à 1,6 %. Ces efforts sur la dépense publique, nous les retrouvons dans la désindexation des APL, des pensions de retraite, des allocations familiales, des accidents du travail et des allocations pour les personnes handicapées. Tout cela pour financer principalement des baisses d’impôt sur le capital !

Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda

Éric Heyer est économiste, directeur à l’OFCE et enseignant à Sciences-Po Paris. Pascal Lokiec est professeur de droit à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et codirecteur du département de droit social (IRJS). Dominique Méda est professeure de sociologie à Paris-Dauphine et dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO). Ils viennent de publier « Une autre voie est possible » aux Éditions Flammarion.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange