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Un nouveau contrat social dans l’entreprise ?

Dossier | publié le : 01.11.2018 | Sophie Massieu

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Un nouveau contrat social dans l’entreprise ?

Crédit photo Sophie Massieu

Il est plébiscité par les entreprises qui y recourent. Il se voit accueilli avec plus ou moins de méfiance par les organisations syndicales mais favorablement par les souscripteurs quand on leur fait une offre. L’actionnariat salarié a le vent en poupe. Modestement sans doute, il pourrait conduire à des changements dans la gouvernance des entreprises et dans le rôle assigné aux partenaires sociaux.

Vingt-cinq ans, et pas une seule interruption. Chaque automne, Axa propose une augmentation de capital réservée à ses 160 000 collaborateurs. En 2017, 29 000 d’entre eux ont profité de cette offre, pour un total de 444 millions d’euros. Les salariés de l’assureur détiennent aujourd’hui 5 % du capital et totalisent autour de 7 % des droits de vote. Un attrait que Sophie Bourlanges, directrice de la communication actionnaires individuels et salariés du groupe, explique aisément : « La régularité dans le temps et la fréquence annuelle de l’opération Share plan permettent aux collaborateurs de prendre des décisions en se basant sur des critères personnels, qui tiennent compte du stade de leur vie. »

L’actionnariat salarié constituerait donc une épargne individuelle adaptée aux besoins du moment en somme. Pourtant, sur les 130 milliards d’euros d’encours de l’épargne salariale, tous dispositifs confondus (participation, intéressement…), il ne pèse que 35 milliards, à peine plus d’un tiers. Un chiffre qui atteint un record en 2017 au sein des entreprises du SBF 120 (voir encadré page suivante) et qui pourrait poursuivre sa courbe croissante après l’adoption du projet de loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Ce texte entend encourager le développement de l’actionnariat salarié, notamment en abaissant les forfaits sociaux de 20 à 10 % sur les abondements versés par les employeurs dans les entreprises de moins de 250 salariés. Il prévoit aussi la création de l’abondement unilatéral par les employeurs.

Des offres diversifiées et alléchantes

Il devrait donc y avoir incitation à devenir actionnaire. Mais à la différence de la participation dans les entreprises de plus de 50 collaborateurs, offrir un plan d’actionnariat salarié n’a rien d’obligatoire. Surtout, cela reste un dispositif complexe, qu’une faible part des effectifs maîtrise. Certaines entreprises mettent en place un dispositif d’information pointu à disposition, à l’image d’Axa, qui propose une plateforme téléphonique dédiée, ou d’Orange qui a créé un site Internet spécifique. Mais on reconnaît ailleurs, comme chez Engie, qu’il reste un bel effort de pédagogie à fournir.

Les Français sont donc encore peu connaisseurs. Mais ils peuvent se laisser convaincre par les abondements des employeurs lorsqu’ils lancent des opérations d’augmentation du capital. Actions gratuites, décotes, les gestes se multiplient en effet pour inciter les collaborateurs à investir. Et nombre d’entreprises rivalisent d’imagination pour bâtir des offres diversifiées et alléchantes.

Ainsi du plan Boost, chez Essilor, l’an dernier. Une action achetée, une offerte, dans la limite de quatre. C’était l’offre faite par l’employeur en 2017. La moyenne a été une souscription de 3,3 actions et 20 000 nouveaux actionnaires salariés à travers le monde ont rejoint les 15 000 premiers. Aujourd’hui, 55 % des collaborateurs sont aussi des actionnaires, les salariés représentent donc le premier actionnaire du groupe, du moins avant l’union qui se profile avec Luxottica. Ils détiennent 8 % du capital.

Engie, elle aussi, a innové pour son opération de 2018. Pas moins de trois offres étaient proposées aux collaborateurs. Un investissement à dix ans, de 100 euros maximum, que l’entreprise abondait à hauteur de 300 euros. Ou deux offres à cinq ans. D’abord un investissement libre dans la limite de 25 % de la rémunération annuelle, en échange de quoi le groupe offrait une garantie du capital et un rendement minimum de 2 %. Enfin, une plus classique décote de 20 % avec un abondement de l’entreprise allant jusqu’à 450 euros. Un franc succès là encore. 40 000 personnes ont souscrit à l’une de ces offres, dont les trois quarts en investissant sur la première, à dix ans. Les salariés devraient pouvoir accroître leur part dans le capital d’Engie, aujourd’hui établi à 4 %, si, comme le lui permettra la loi Pacte, l’État peut passer sous le tiers de sa participation après une privatisation partielle. Il devra faire des propositions de rachat aux salariés.

Retour sur investissement

Mais qu’est-ce qui pousse les entreprises à faire de tels cadeaux à leurs salariés ? Le Medef, favorable à ces dispositifs, y voit un « partage de la valeur, et une association des salariés à la performance », comme l’explique Michel Guilbaud, son directeur général. Mais on peut aussi y voir une forme de retour sur investissement : « Cela coûte à l’entreprise, mais c’est un investissement rentable, puisqu’il crée de la valeur, précise Frédéric Mathieu, DRH d’Essilor. Cela engendre un alignement total entre son intérêt et celui de ses collaborateurs, qui développent un fort sentiment d’appartenance, et même de propriété. Leur engagement s’en trouve renforcé. » Et l’entreprise se dote d’investisseurs à long terme : « Les actionnaires salariés investissent dans la durée, connaissent l’entreprise et soutiennent sa stratégie », complète Sophie Bourlanges, d’Axa.

Ce qui est bon pour l’entreprise l’est-il aussi pour les salariés ? D’aucuns estiment que le développement de l’actionnariat salarié, et de l’épargne salariale en général, se fait au détriment des rémunérations. À l’instar de Vincent Gautron, secrétaire national de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT, qui opine que cela présente des « conséquences néfastes sur le pouvoir d’achat, mais aussi sur la solidarité, parce que ça ne génère pas de cotisations sociales pour le financement des retraites, par exemple ». Même si elle est plus favorable à l’actionnariat salarié, la CGC met aussi en garde contre le risque que de tels plans se négocient en lieu et place d’augmentations de salaires. Pas de crainte à avoir, selon Michel Guilbaud, directeur général du Medef, qui souligne : « On ne discute pas sur le même plan. Les salaires sont une rémunération beaucoup plus garantie et c’est l’essentiel de ce qui doit revenir au collaborateur. Mais il est bien que s’y ajoute un partage du risque et de la valeur créée. Cela doit être un plus et non s’y substituer. »

Il existe un autre risque, pointé par la secrétaire nationale CFDT en charge des questions de rémunération, Inès Minin. Celui, pour le salarié dont l’entreprise fait faillite, de subir une double peine : la perte de son emploi et celle de son épargne. Autant dire que les salariés actionnaires ont intérêt à s’impliquer dans la stratégie de leur entreprise. Résultat, à ses yeux, l’épargne salariale est « un levier du dialogue social », même si elle précise que, selon les branches et entreprises, celui-ci est plus ou moins mature.

Une gouvernance modifiée à la marge

De façon générale, la présence d’actionnaires salariés change-t-elle quoi que ce soit à la gouvernance des entreprises ? S’ils sont 3 % au moins, ils ont droit à un administrateur salarié au sein du conseil d’administration. Mais que pèse-t-il ? Et que pèsent les salariés dans la gestion des FCPE (fonds communs de placement en entreprise), dès lors que dans leurs conseils de surveillance, pour l’heure, la direction possède la moitié des droits de vote généralement ?

Le pouvoir d’influence des salariés devrait se voir renforcé : la loi Pacte devrait empêcher la direction de conserver la majorité au sein des conseils de surveillance. Les syndicats en appellent à ce qu’à terme, le nombre des voix soit fonction du nombre d’actionnaires salariés, et non plus du prix des actions.

Avant même que ces réformes ne soient mises en place, certains estiment que la gouvernance se voit déjà modifiée par la présence d’actionnaires salariés. « On ressent beaucoup, depuis trois ou quatre ans, le renforcement de la présence et du poids des parties prenantes dans la gouvernance, observe Loïc Degras, responsable des actionnaires individuels et salariés d’Engie. Leurs agences de conseil en vote, extérieures aux entreprises et indépendantes, conduisent à des politiques très précises, par exemple autour des questions de rémunération des dirigeants ou de composition des conseils d’administration. » Même sentiment chez Sébastien Crozier, président CFE-CGC d’Orange : « Lorsque, comme chez Orange, vous représentez 10 % des droits de vote, les fonds d’investissement vous écoutent ! »

Modeste, peut-être, mais a priori tout de même existant. Le rôle des actionnaires salariés dans la gouvernance des entreprises prend des formes assez différentes, plus ou moins apaisées, selon les groupes.

Chez Essilor, il est comme institutionnalisé. L’association qui regroupe les actionnaires salariés, Valoptec, procède, chaque année, lors de son assemblée générale, à deux votes de confiance : l’un sur la politique générale du groupe, l’autre sur sa politique humaine. Et l’association n’occupe pas moins de 3 sièges (sur 15) au conseil d’administration de l’entreprise.

Faire bouger les lignes

Atmosphère moins feutrée à Carrefour. L’Arasc (Association pour la représentation des actionnaires salariés) a été créée en 2016, après que de plus en plus de délégués CFDT avaient acheté une action afin d’assister aux assemblées générales depuis 2003. « Le conseil de surveillance était verrouillé, indique Sylvain Macé, délégué CFDT à Carrefour France. On a donc créé notre propre structure et si, lorsqu’un magasin est en grève, on ne m’appelle jamais et on laisse pourrir la situation, je peux vous assurer que la semaine qui précède l’assemblée générale, la direction m’appelle ! » Un signe ! Ceux qui pourtant possèdent seulement 1 % du capital font entendre leur voix.

Orange aussi a su faire bouger les lignes. Le 27 mars dernier, un accord d’entreprise a été signé, qui retire à la direction tout droit de vote au sein du fonds Orange actions. Rien de moins. Une première pour une entreprise du CAC 40.

Pas sûr que d’autres entreprises aillent si loin. Mais si les représentants des actionnaires salariés parviennent à monter en compétences, il est bien possible que leur présence modifie la gouvernance des entreprises. L’occasion de lutter contre une financiarisation et un court-termisme de l’économie ? Celle, probablement, de la redéfinition du rôle des partenaires sociaux, qui pourraient se voir davantage impliqués, et porter une co-détermination plus conséquente. Tous, semble-t-il, n’y sont pas, ou pas encore, favorables ; mais c’est peut-être le plus grand changement à attendre du poids de l’actionnariat salarié pour les années à venir.

Un record en 2017

Le montant des investissements dans l’actionnariat salarié dans les entreprises du SBF 120 a atteint 2,7 milliards d’euros en 2017, contre 2 milliards en moyenne les années précédentes. C’est le résultat d’une étude annuelle publiée par le cabinet de conseil Eres. 28 des entreprises membres de l’indice ont mené des opérations de ce type, et le montant investi par salarié (par lui-même et l’employeur) a bondi de 4 714 euros en 2016 à 6 097 euros en 2017. L’année 2018 devrait se poursuivre sur cette lancée puisqu’au 30 juin, 26 opérations collectives avaient été annoncées par les entreprises du SBF 120, un chiffre en hausse de 37 % par rapport à la même période l’an dernier. S.M.

Auteur

  • Sophie Massieu